L’historien John Laughland s’interroge sur l’impartialité de la Cour pénale internationale dans le procès contre l’ancien président de la Côte-d’Ivoire, Laurent Gbagbo.
Le procès qui s’ouvre ce matin à la Cour pénale internationale de La Haye contre l’ancien président de la Côte-d’Ivoire, Laurent Gbagbo, est présenté par les médias comme la preuve que la justice internationale fait des grands bonds en avant en soumettant les dictateurs à la loi de l’humanité. En effet, Laurent Gbagbo est le premier chef d’État à comparaître devant cette instance qui se veut universelle, les autres chefs d’États inculpés par celles-ci, le président Bachir du Soudan et l’ancien dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi, n’ayant jamais, pour différentes raisons, été traduits devant la justice.
« La CPI a fait preuve depuis sa création en 2002 de la plus grande servilité devant les grandes puissances »
La réalité est bien moins réjouissante. Loin d’incarner une justice neutre ou au-dessus de la politique, la Cour pénale internationale, tout comme les divers tribunaux ad hoc créés pour différents pays (Yougoslavie, Rwanda, Sierra Leone...) depuis la fin de la guerre froide, et sur lesquels la CPI est calquée, a fait preuve depuis sa création en 2002 de la plus grande servilité devant les grandes puissances, notamment européennes, qui la financent. S’inspirant de la pratique des Tribunaux pénaux internationaux pour la Yougoslavie et pour le Rwanda, dont l’existence et la pratique ne sont rien d’autre que la continuation de la politique occidentale par d’autres moyens, la CPI s’est toujours empressée à courir après la politique étrangère de ses financiers.
En 2011, par exemple, lorsque la France et le Royaume-Uni, appuyés par l’OTAN, ont décidé d’en découdre avec le colonel Khadafi en lançant une campagne de bombardement aérien contre la Libye avec le but explicitement reconnu (au moins après les faits) de renverser son régime, le procureur de la CPI d’alors, Luis Moreno Ocampo, un homme d’une incompétence et d’un légèreté rares, a immédiatement annoncé l’ouverture d’une instruction contre le gouvernement libyen. Quelques semaines après le début du bombardement, il a confirmé l’inculpation pour crimes contre l’humanité du colonel Khadafi, dont Londres et Paris voulaient la peau. Ocampo a menti effrontément en affirmant qu’il disposait de nombreuses preuves contre le dirigeant libyen : secrètes, la majorité de celles-ci n’était en réalité que des coupures de presse et des « informations » fournies par CIA. Comme s’il voulait souligner son approche foncièrement politique à la question libyenne, Ocampo a ensuite reçu, tel un chef d’État, le chef du Conseil national de transition (l’opposition libyenne d’alors), pour souligner qu’il lui décernait sa reconnaissance officielle. Cette inculpation taillée sur mesure pour couvrir l’attaque aérienne de l’OTAN contre la Libye rappelait celle du président yougoslave Milosevic pendant le bombardement de son pays par l’OTAN en 1999.
Peu après son ingérence en Libye, la CPI soutenait aussi l’ingérence occidentale, et notamment française, en Côte-d’Ivoire, où le président Sarkozy, avec d’autres chefs d’États occidentaux, avait pris position pour l’un de deux candidats à l’élection présidentielle, Alassane Ouattara, un ancien du Fonds monétaire international qui est depuis 2011 le président de la Côte-d’Ivoire. Une élection contestée a été transformée en insurrection par le candidat Ouattara, que le Conseil constitutionnel avait proclamé perdant : avec le soutien politique et militaire de l’Occident, Ouattara a réussi à s’emparer de la présidence ivoirienne par la force. En effet, ce sont les forces armées françaises à Abidjan qui, le 10 avril 2011, avec une trentaine de chars et une flottille d’hélicoptères d’attaque, ont avancé sur le palais présidentiel pour en évincer le président en fonction, Laurent Gbagbo, dont le procès vient de commencer.
La décision d’inculper l’ex-président en octobre 2011 (il a été transféré à La Haye en décembre 2011) était motivée par les mêmes considérations politiques que celles qui ont poussé le Tribunal spécial pour le Sierra Leone à inculper l’ancien président libérien, Charles Taylor, en 2003, condamné en 2012 à perpétuité après un procès spectacle tenu dans les locaux de la Cour pénale internationale et dont l’un des juges dira pendant l’audience du jugement qu’il venait d’assister à une farce judiciaire. Comme l’a dit très explicitement l’ancien procureur de ce tribunal, David Crane, pendant sa comparution devant le Congrès américain le 8 février 2006, l’inculpation de Charles Taylor avait comme but de l’extraire définitivement de la dynamique politique de l’Afrique occidentale : Taylor, tout comme Gbagbo en Côte-d’Ivoire en 2011, jouissait encore d’un grand soutien dans son pays et représentait donc une menace pour la nouvelle présidente libérienne soutenue par les Américains. (Pour la petite histoire, il est à noter que le « procureur » Crane au Tribunal spécial pour la Sierra Leone était en réalité, et depuis 30 ans, un haut officier du renseignement militaire américain, recyclé en avocat pour la forme afin de continuer à faire son ancien travail pour le compte du gouvernement américain avec une nouvelle casquette.)
« Sur quelle concept d’innocence peut-on justifier l’emprisonnement d’un homme pendant 4 ans ? »
Quant à la qualité de la justice que la Cour pénale internationale dispense, il suffit de regarder la chronologie du procès Gbagbo pour éprouver une profonde révulsion. Laurent Gbagbo est en prison depuis décembre 2011, c’est-à-dire depuis plus 4 ans, et son procès ne commence que ce matin. Or, le socle fondamental de tout système judiciaire digne de ce nom, c’est la présomption d’innocence. Sur quelle concept d’innocence peut-on justifier l’emprisonnement d’un homme pendant 4 ans ?
La CPI à cet égard ne fait que suivre les précédents abondamment créés par le Tribunal international pour le Rwanda, où les inculpés, innocents au vu de la loi jusqu’à leur condamnation, peuvent rester pendant 10 ou 15 ans en prison avant que leur culpabilité ne soit démontrée. Dans certains cas, ils purgent une longue peine pour ensuite être acquittés : le chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise, Augustin Ndindiliyimana, arrêté en 2000, a été acquitté de tous les chefs d’accusation concoctés contre lui... en 2014. 14 ans de prison pour un homme innocent, c’est beaucoup.
Séances secrètes, faux témoins anonymes et payés, raisonnements juridiques bidons, et surtout inculpations politiques concoctées à l’improviste, souvent sous l’impulsion des services occidentaux – tel est le fond de commerce quotidien des tribunaux internationaux. Et j’ai oublié de mentionner quelque chose : la CPI, qui n’a conclu qu’un seul procès depuis sa création en 2002, a un budget annuel de plus 130 millions d’euros, c’est-à-dire 2,5 millions d’euros par semaine. La Cour vient de s’installer dans de nouveaux locaux dont la construction aura coûté plus de 200 millions d’euros. La justice internationale n’est pas seulement un affront aux principes élémentaires de la justice, c’est aussi une énorme arnaque au profit de ceux qui y font carrière.
Refusant le concept d’immunité judiciaire aux chefs d’État pourtant élus, les fonctionnaires de la CPI en jouissent eux-mêmes, en vertu de l’Article 48 du Statut de Rome qui rend impossible toute poursuite judiciaire contre les juges ou les procureurs. Des gens comme Gbagbo, décrié comme dictateurs ensanglantés avant même qu’ils ne soient jugés, sont des simples dommages collatéraux d’un système de pouvoir dépourvu de toute légitimité et de tout contrôle.