Les grands cabinets de conseil jouissent toujours d’une haute estime de la part du grand public : rentables, gagnants, employant des collaborateurs brillants capables de traiter avec sourire et enthousiasme des dossiers complexes. Accompagnateurs indispensables de la mondialisation des affaires, ils bénéficient d’un traitement de faveur de la part des acteurs économiques mondiaux. Tant de louanges doivent naturellement rendre suspicieux !
Si le secteur tertiaire emploie la majorité de nos concitoyens (la proportion d’agriculteurs est embryonnaire, l’industrie en recul…), la constitution de groupes énormes conduit à élargir nettement la notion de « travailleur du tertiaire » : un comptable travaillant pour Nestlé exerce une activité tertiaire mais est salarié d’une entreprise du secteur secondaire, l’agroalimentaire constituant une branche de l’industrie.
Cependant, les services représentent, pour d’autres sociétés, leur unique objet. En toute logique, la tertiarisation des conditions de travail y est poussée au maximum : anglicismes de bas niveau, bureaux ouverts, tutoiement à-la-cool et abrutissement collectif.
Quatre cabinets sont les figures de proue du conseil et de l’audit mondial. Leur activité se compose de conseil juridique et fiscal, de tenue et certification de comptes (passée une certaine taille, une entreprise doit faire certifier tous les ans ses comptes par un tiers assermenté) et d’une bonne dose de conseil financier, même si cette dernière activité a un chouïa moins le vent en poupe depuis quelques mois... Plus quelques services additionnels comme le marketing ou les conseils en ressources humaines et autres licenciements collectifs. Il faut bien vivre.
Puisqu’il faut bien désigner cette catégorie d’entreprises par un petit nom (les juristes sont des maniaques de la classification et des coupeurs de cheveux en quatre) ils s’appellent des "big 4" puisque naturellement le "français" (du moins celui qui devrait être parlé entre francophones de bonne compagnie) qui a cours dans ce petit monde ressemble en fait à un sabir on ne peut moins littéraire. Au passage : "Big" car la taille de ces entreprises est gigantesque, "4" parce qu’il y a historiquement 4 firmes de cette taille, bâties à grands coups d’opérations de croissance externe : KPMG, Deloitte, Ernst and Young et PriceWaterhouseCoopers.
Pour être persifleur, avant on parlait de « big 5 ». Le cinquième larron était Arthur Andersen, mais la fâcheuse manie de ces derniers qui a consisté à certifier rubis sur l’ongle les comptes odieusement truqués de la société de courtage d’énergie sur internet Enron a entraîné leur perte. D’ailleurs si les énormes scandales comme celui d’Enron sont rares, les fraudes d’ampleur moyenne le sont visiblement moins puisque l’actualité récente a révélé que PriceWaterhouseCoopers a certifié les comptes totalement bidonnés d’une société indienne n°1 de l’informatique dans son pays. Mais bon pour un petit milliard (certes fictif) en plus ou en moins, il n’y a visiblement pas de quoi en faire une terrine.
Gageons qu’à ce rythme, on parlera de « big 3 » dans 10 ans.
Une fois passé la porte de l’entreprise, les habitudes linguistiques changent. Imprimer devient "printer", un brouillon un "draft", l’équipe le "team", on donne des grands coups de "corporate", "compliant" (littéralement cela signifie « soumis » ou « docile », et c’est une valeur cardinale…) un courrier électronique ou pas devient un "mail" le tout prononcé soit à la française soit avec une tentative d’imitation de l’accent d’Oxford pour les plus fayots. Bienvenue dans l’ambiance multinationale, gage de bonheur et de réussite.
Petit exercice pratique : "hey tu pourrais me mailer la review sur le corporate tax de la semaine dernière ? le draft est sur le server". Mieux encore, on organise des formations pour apprendre à décrypter le dialecte « maison » dont la phraséologie fait passer l’apprentissage du finnois ancien pour une distraction de jardin d’enfants.
Comme au cours de ses parties de tir au pigeon dans nos vertes campagnes, la direction se refuse à reconnaître l’échec de la fusion Molière–Shakespeare : lorsque le volatile s’échappe, il est de bon ton de tirer une dernière fois au petit bonheur la chance... miraculeusement et une fois sur 10 000, on a une chance d’atteindre la bestiole. Ici, c’est exactement pareil ! Ultime possibilité de faire jargonner les équipes, diverses sessions-bourre-mou sont organisées.
Ça dépasse incontestablement les limites du grotesque fixées jusqu’ici par les standards de l’art contemporain et de la movida.
Morceaux choisis : « Est-ce qu’il est permis d’inviter un FROR de votre client chez vous à la maison ? », « Connaissez-vous la distinction entre un Referral-In, un Prime-/Sub-Relationship et un Cross-Border Engagement ? ».
Pourtant, ces cabinets font quand même assez largement appel à la main d’œuvre du cru, au moins française et francophone.
En guise de suite logique, l’environnement professionnel correspond au micropoil à la réputation de ces combinats du conseil et aux analyses de certains sociologues. Vox populi, vox dei :
le taylorisme est parfaitement assimilé puisque les collaborateurs (on vous désigne donc sincèrement et avec le sourire comme un collabo et vous êtes prié de faire de même) ne traitent pour ainsi dire jamais un dossier dans son ensemble mais sont assignés à une tâche très précise : contrôler une partie de la liasse fiscale, faire une recherche juridique. Un point de détail qui peut être ensuite répété sur une valise de dossiers différents. Pour prendre l’exemple des métiers du droit, si ces derniers embrassent pas mal d’activités (droit fiscal, droit social, droit des sociétés, droit de la famille ou droit rural…), l’organisation interne de ces cabinets est faite de telle manière que les salariés ne traiteront qu’une toute petite partie du droit au sein même de leur domaine. C’est à leur avantage puisque les salariés deviennent pointus dans cette discipline, mais ne savent faire que ça : spécialistes et bons à rien.
Or, le droit prend vraiment sa dimension lorsqu’il s’exprime, c’est-à-dire sous la plume du législateur et surtout devant des cours de justice. Le contentieux reste la dernière des issues dans 99% des cas et les conseils doivent en plus composer avec une dimension humaine. Balzac disait « instruit comme un avoué retiré » au motif que les membres de cette profession (laquelle n’est plus suite à une réforme Dati/Sarkozy), rompus aux plus terribles confidences, en avaient retiré sagesse et connaissance de leurs contemporains. Bref le contentieux est le contraire du compte en Suisse qui est lui l’apanage des grands cabinets.
il faut surveiller son cul à longueur de journée puisque la pratique et la coutume veulent qu’un avenant tacite au contrat de travail exige cordialement de "renseigner" la direction sur les collègues. De façon plus ou moins formelle, mais il faut bien reconnaître que les déjeuners le midi ou les petits voyages en train permettent de dénoncer aux autorités d’occupation à tour de bras.
je passe sur l’ultra féminisation ambiante, tendance accrue par la mise en place de politiques délibérées de promotion des femmes vers les postes d’encadrement. Les hommes peuvent se dire que la situation est toujours meilleure que si elle était pire, et néanmoins être certains que les politiques d’entreprise les plus ridicules (se référer à l’exemple plus haut) seront déployées avec le meilleur des zèles par les nouvelles manageuses dont la servilité et la faculté à accepter l’ordre établi doivent bien arranger les gamelles de la grande direction. Le tout sur fond de revanche sexiste : oppressées pendant des années par le patriarcat tyrannique, l’heure de la revanche a sonné !
Si les cabinets tentaculaires de cet acabit se prévalent d’une excellente réputation dans leurs oripeaux de vertu, ils représentent en fait une véritable arnaque, et l’escroquerie est admirablement préparée à partir, grosso modo, de la troisième année d’études. Ces entreprises sont connues très tôt dans le petit monde des facs de droit et des écoles de commerce. Leurs clients sont des multinationales aux enseignes clinquantes qui souhaitent s’adresser à des prestataires de services à leurs dimensions pour des raisons pratiques : en cas de souci dans un établissement indien ou chinois appartenant à une multinationale américaine, le bureau de conseil français peut directement s’adresser à son homologue indien ou chinois, ce que ne peut pas faire un avocat indépendant et traditionnel.
Le gigantisme est le corollaire du prestige dans notre monde capitaliste. En toute logique, ce sont des aimants à candidatures ; à cela s’ajoute une communication agressive (dans les écoles et les facs). Ce qui fait que tous les étudiants de l’enseignement supérieur connaissent au moins quelqu’un qui s’est fait bananer au recrutement. L’orgueil personnel pousse évidemment à postuler ; une fois rentré, les candidats se disent que ce serait pure folie d’aller voir ailleurs. Et surtout, il faudrait se justifier auprès des copains/copines/papa-maman qui eux considèrent que foutre les arpions dans une boite du genre est une chance unique. A cela s’ajoute une rémunération alléchante et la mise en place de stratégie carriéristes plus ou moins chiasseuses qui consistent à se dire que c’est pertinent de passer une paire d’années dans un « big 4 » pour ensuite aller pantoufler dans d’autres multinationales où la pression est moindre. Mais n’oublions pas la pression délibérée de la hiérarchie pour faire consommer à outrance : une fois que la moitié du salaire s’évapore en remboursement de crédits idiots sur un canapé, une TV et une auto neuve il devient plus délicat d’envoyer tout ce petit monde se faire dorer !
Justice Immanente ? De telles stratégies tiendront-elles sur le long terme ? Les professionnels du droit en particulier, les salariés et les clients en général seront-ils dupes si longtemps ?
Car la grande spécialité de ces Big 4 n’est surtout pas de plaider, mais de dispenser des conseils facturés la peau du cul. Et quand je dis « conseil » c’est vraiment pour ne pas dire « secrétariat amélioré ». Ainsi, les départements qui ont connu parmi les plus belles courbes de croissance ces dernières années sont ceux qui gèrent les problèmes de fiscalité liés à l’expatriation de salariés détachés par leurs multinationales d’employeurs. Dans ce cas précis, le gros du boulot consiste à remplir leurs déclarations d’impôts ou de faire deux-trois trucs administratifs, le tout aboutissant à des factures aux montants insensés pour un travail de quelques heures. Le véritable conseil ne représente lui qu’une part très résiduelle du volume de boulot.
Pour résumer l’arnaque au niveau du travail : ces cabinets happent les hauts diplômes à qui on beurre la raie pendant leurs études à dire que c’est la crème de la crème qui y rentre, parce que ces entreprises traitent les dossiers les plus intéressants. En fait, certains le sont vraiment mais ne représentent qu’une infime partie de l’activité ; le reste est consacré à des merdes sans nom.
Pour résumer l’arnaque du point de vue strictement pognonesque :
les honoraires (les fees comme ils disent, et ça n’a rien à voir avec les contes pour enfants) sont tout simplement monstrueux.
le volume d’activité, la sectorisation des tâches doublées de la monotonie du travail font que les problèmes qui surviennent sont régulièrement les mêmes. Un « conseil » prétendument fourni n’est souvent qu’un copier/coller de ce qui a été fait avant. Les travailleurs de ces compagnies ont pour première qualité d’être des virtuoses du Ctrl C/Ctrl V.
Naturellement, une telle organisation et un portefeuille de clients pareil fait que ces boites sont très sûres d’elles ; autosatisfaction, suffisance, mépris abyssal pour les professions traditionnelles. Service public ou PME pour faire simple.
Et puis socialement : l’ambiance « on-est-tous-potes », les sorties entre collègues (week-ends au skis, à la plage, séminaires d’intégration..), les repas/sorties en ville plongent les collaborateurs dans le microcosme de l’entreprise qui tend à devenir une référence unanimement acceptée ; d’ailleurs chacune de ces multinationales a ses « valeurs », qui elles aussi sont naturellement prétexte pour organiser des séminaires autour. Et surtout, il n’est possible de s’insérer dans une collectivité, une société humaine que si l’on a conscience de l’utilité et de l’effectivité de sa fonction. Or, les réorganisations internes conduisent immanquablement à réduire le champ d’activité du travailleur, dont la tâche se borne en l’espèce à se concentrer sur des points de droit ou de réglementation embryonnaires (par exemple : dans un service de fiscalité personnelle, certains ne peuvent traiter QUE des problématiques d’impôt sur le revenu, d’autres QUE des problématiques de stock-options). Il devient alors très difficile de ne pas se couper du monde et de ne pas accumuler diverses frustrations à l’encontre de ceux qui peuvent se féliciter (eux…) de vivre dans le réel.
De plus, les clients fonctionnent sur le même modèle, les certitudes des employés sont confortées par le fait que d’autres personnes, d’autres entreprises ont la même vision des choses. Et les médias présentent les gros laboratoires pharmaceutiques, les grands groupes financiers, les cabinets d’audit et plus généralement n’importe quelle multinationale de grande taille comme un modèle de réussite. Pour résumer, je suis un gagnant parce que je bosse chez eux, les autres sont des perdants parce que leurs boites fonctionnent autrement, ne sont pas "ouvertes à l’international". D’ailleurs leur l’environnement n’est pas assez "challenging" n’est-ce pas ?
Et quelle est l’antithèse de ce modèle ? La PME, assurément : elle sert une clientèle répartie sur une zone géographique moins étendue, ne se finance pas sur les marchés, se lance rarement dans des opérations complexes de croissance externe comme les fusions-acquisitions. La nature de son activité ne nécessite pas de mettre en place des stratégies mondiales de conseil juridique, comptable et fiscal qui sont l’apanage des gros cabinets ; en réponse, ces derniers se montrent dédaigneux et agressifs, notamment en accompagnant certaines reprises agressives (basées sur des techniques purement spéculatives et financières donc) d’entreprises locales bien implantées. Le service public également : non marchand, créateur de distorsions de concurrence (au profit de la collectivité, mais ce dernier point n’entre pas en ligne de compte), il se trouve aussi dans le collimateur des clubs de lobbying mondial largement financés par les multinationales.
César - E&R