En taxant de « sectaire » et « partial » le dernier discours de Bachar al-Assad, l’émissaire onusien Lakhdar Brahimi fait, nous semble-t-il, preuve de partialité. Le président syrien a quand même proposé un plan dont les termes et dispositions rappellent globalement celui défendu par la communauté internationale à Genève et ailleurs. À ceci près qu’il pose comme préalable à tout cessez-le-feu que les insurgés arrêtent leurs attaques – et que leur « sponsors » étrangers cessent leur aide – l’Onu et les Occidentaux ayant toujours exigé que les forces gouvernementales fassent le premier pas.
Les gens, quels gens ?
En plus, Brahimi reconnait que Bachar a suscité en 2012 « un nouveau Parlement, une nouvelle constitution, un nouveau gouvernement », mais dit que toutes ces réformes (accompagnées d’élections et d’un référendum au passage) n’« ont clairement pas marché ». À qui la faute ? Brahimi peut-il ignorer que le CNS, puis la Coalition nationale de Doha ont rejeté systématiquement le principe d’un dialogue avec un pouvoir dont ils exigent la dissolution avant tout dialogue (avec qui ?). N’a-t-il pas eu connaissance des propos de Monzer Makhous vrai-faux ambassadeur syrien à Paris (celui de l’opposition radicale reconnue par François Hollande) qui a déclaré le 9 janvier au Nouvel Obs qu’il n’y avait en Syrie « pas d’autre solution que l’option militaire » ?
Mais, dans la suite de ces propos, Lakhdar Brahimi fait plus que montrer le bout de son nez : « En Syrie, comme ailleurs, nos peuples dans la région réclament un véritable changement, pas un changement cosmétique. »
Les gens ? Quels gens, quels Syriens ? Il nous semble que M. Brahimi a intégré le fond de la propagande de l’opposition et de l’Occident – et de la Ligue arabe – selon laquelle tout un peuple se dresse contre un pouvoir dictatorial et sans soutien populaire. C’est évidemment une fable : la durée de la résistance du régime, le fait qu’à Damas et Alep il n’y ait jamais eu la moindre insurrection populaire venant au secours des bandes armées, que des régions entières n’aient jamais vu d’autres manifestations que celles de soutien au gouvernement, tout cela devrait suggérer à l’émissaire de l’ONU que la réalité est ailleurs que dans l’imagerie pieuse des médias pro-opposition. Et que le mouvement de contestation en Syrie, qui a toujours été, à son zénith en 2011, minoritaire, l’est plus encore aujourd’hui vu la militarisation, l’internationalisation, la dérive extrémiste et criminelle de l’essentiel de l’insurrection !
Au fait, puisque Lakhdar Brahimi se préoccupe tant que ça de « ses peuples » (arabes ou musulmans), pourquoi ne dit-il rien du Bahreïn, des Kurdes de Turquie, des chiites d’Arabie séoudite, des laïcs et des minorités d’Égypte – ou de Tunisie ? Pourquoi n’établit-il pas un parallèle, pourtant assez évident, entre ce qui se passe actuellement en Syrie, et ce qui se passe depuis dix ans dans l’Irak voisin, où le même terrorisme djihadiste multiplie les morts ? Au fait, une insurrection islamique entretenant pendant des années une sanglante guérilla, ça devrait éveiller d’autres souvenirs chez l’Algérien Brahimi, ex-ministre des Affaires étrangères de son pays…
Tout ça pour ça !
Brahimi cite encore « les gens » qui disent « qu’une famille qui règne pendant 40 ans, c’est un peu trop long ». C’est long en effet, mais outre que Bachar n’est pas Hafez al-Assad, pourquoi Brahimi ne dit-il rien des dynastes de droit divin du Golfe, qui n’envisagent pas de rendre leur trône, et qui répriment toute opposition et traitent leurs minorités, leurs étrangers, voire leurs femmes, comme on ne l’a jamais fait en Syrie baasiste ?
« Je pense que le président Assad pourrait prendre l’initiative de répondre aux aspirations de son peuple, plutôt que d’y résister » dit encore l’émissaire international. Bachar al-Assad et la majorité de son peuple résistent surtout depuis près de deux à une tentative de subversion qui bénéficie de puissants soutiens extérieurs, et dont les motivations n’ont rien d’humaniste et de démocratique. Les uns veulent chasser un pouvoir « impie » et le remplacer par une théocratie, les autres veulent détruire un ennemi d’Israël et un allié de l’Iran, tous se fichent de la liberté et du bien être du peuple syrien dans sa diversité.
Comme à l’ONU faisons une traduction simultanée des propos de Lakhdar Brahimi : il veut que Bachar al-Assad quitte le pouvoir. En pensant à ses nombreux déplacements et colloques – y compris avec Bachar – on a envie de dire : « Tout ça pour ça ! ». Tant de démarches pour en arriver à cette vieille revendication des Américains et de leurs alliés ou suiveurs européens, arabes et turcs : le départ de Bachar !
Là encore, Lakhdar Brahimi a pourtant dû entendre parler de l’accord de Genève du 30 juin 2012 qui sert de base à toutes les tentatives de négociation sur la Syrie : il a été signé sous les auspices de l’ONU, et il ne demande pas le départ du président syrien comme préalable à toute négociation inter-syrienne. Mais peut-être que M. Brahimi est à présent en désaccord avec l’ONU…
Cette évolution de Brahimi est d’autant plus regrettable qu’il avait donné des signes d’indépendance et d’honnêteté intellectuelle au début de sa mission : sa volonté d’intégrer le gouvernement syrien – et l’Iran, et la Russie et la Chine – aux discussions lui avait valu de bruyant grincements de dents de la part des États-Unis, des monarchies arabes et de l’opposition radicale syrienne exilée. Mais, lassitude, ou hostilité de départ et de principe envers le pouvoir syrien, force est de constater qu’il a changé de discours.
Un ou deux faits nouveaux, importants, positifs et peut-être décisifs
C’est regrettable, mais ce n’est pas si important. Pas aussi important que le fait que la Russie ait fait savoir, à la veille d’entretiens diplomatiques avec les Américains, vendredi 11 janvier, qu’il fallait « tenir compte de certaines idées avancées » par le président syrien. Une telle déclaration est un signe supplémentaire que pour Moscou, il n’est pas question de traiter Bachar et son gouvernement comme des sortes de « variables d’ajustement » diplomatiques.
L’important, c’est aussi, d’ailleurs, que l’administration Obama a semble-t-il, « changé de braquet » sur la Syrie. Non seulement Hillary Clinton a été remplacée au Département d’État par John Kerry – qui a rencontré plusieurs fois, par le passé, Bachar al-Assad – mais le sénateur Chuck Hagel a été désigné comme nouveau responsable du Pentagone. Or, Hagel, tout républicain qu’il soit, n’est pas vraiment sur les positions, ultrasionistes et violemment antisyriennes, de John McCain. Pas vraiment aligné non plus sur le bellicisme de son prédécesseur au secrétariat à la Défense, Leon Panetta : Chuck Hagel a été très critique envers son parti et George Bush Jr à propos de l’Irak.
Mais surtout Hagel a sur le Proche-Orient des positions et des analyses qui viennent de lui valoir de la part de l’influent sénateur républicain Lindsey Graham cette appréciation : « Chuck Hagel sera le le secrétaire à la défense le plus hostile à Israël de toute l’histoire des États-Unis. » Hagel a d’ailleurs eu des mots par le passé pour dénoncer l’influence excessive du « lobby juif » sur la politique étrangère des États-Unis. La nomination de Hagel doit encore être ratifiée par le Sénat mais ne devrait en principe pas poser de problèmes…
Il est évident que le choix par Obama d’un tel homme pour un tel poste fait sens. Visiblement, Washington, qui conservera une hostilité de principe et de médias à Bachar al-Assad, se désengage du dossier syrien et se rapproche de la position russe. On peut s’interroger sur la coïncidence des ennuis de santé de Hillary Clinton avec ce tournant peut-être historique de la diplomatie américaine.
Dans un pareil contexte, les récriminations d’un Brahimi semblent à contre-temps. On ne doit pas oublier qu’il parle aussi pour la Ligue arabe, dont on sait qu’elle est devenue une « propriété » du Qatar, au même titre que le PSG. Et, avec ce qui semble se passer du côté de Washington, on craint que la famille al-Thani ait fait décidément, avec la « révolution syrienne », un mauvais investissement…