Confronté à une forte opposition au sein de ce qui fut autrefois sa coalition – 39 députés ont cessé de le soutenir et plus de la moitié du comité central de Syriza a voté contre l’accord qu’il a rapporté de Bruxelles (Macropolis) – Alexis Tsipras maintient le cap sur les réformes en vue de signer un troisième mémorandum.
Devant le mécontentement de ses frères de lutte, il a proposé, sans ironie, de repousser le dialogue au mois de septembre après que les mesures auront été prises (Macropolis). Ceux-ci ont dû sourire, malgré l’amertume qui doit régner dans leurs rangs, devant un message aussi maladroit qui signifiait ni plus ni moins :
« Je vous rendrai à tous la parole, une fois que le troisième plan de sauvetage aura été bouclé et que nous ne pourrons plus revenir en arrière. »
Un plan d’ailleurs voué à l’échec, selon Romaric Godin, car « répétant les erreurs du passé ». Les privatisations, notamment, ne rapporteront rien – elles représentent en tout 5,4 milliards d’euros pour la période 2010-2015 – et ne permettront pas de renflouer une dette correspondant à 177% de l’actuel PIB. Pour le journaliste de La Tribune, cette obstination de Tsipras est à mettre sur le compte « au mieux d’œillères idéologiques, au pire d’une inconscience coupable. »
Alors Tsipras, borné ? C’est ce que pense Frédéric Lordon, qui parle de servitude volontaire devant son adhésion aveugle aux concepts de la puissance dominante allemande. « Tsipras est mentalement prisonnier de l’euro » écrit-il, « il est incapable de s’extraire de la croyance en l’euro, à laquelle, l’expérience le prouve maintenant, il aura été disposé à tout sacrifier, la souveraineté de son pays, l’état de son économie et (…) sa grandeur politique. »
Nick Malkoutzis, quant à lui, penche plutôt pour un Tsipras incompétent. Selon lui, Tsipras a en effet ajouté, ces derniers mois, sa « folie diplomatique » à « des années d’erreurs. » Il considère qu’il a fait montre d’une « inexplicable naïveté » face à ses interlocuteurs. Yanis Varoufakis ne l’avait-il pas déjà averti, en avril dernier, du fait que Schaüble avait sorti de sa poche la carte du Grexit, comme il l’avait déjà fait, en 2011, face à Evangelios Venizelos ?
Il aurait dû savoir qu’« il ne fait aucun doute (…), que l’Allemagne de Shaüble et de Merkel ne veut plus de l’eurozone sous sa forme actuelle », comme l’a expliqué Joschka Fischer, l’ex-ministre des affaires étrangères allemand pour qui « le temps des idées « euro-romantiques » est révolu » car « l’Allemagne va poursuivre maintenant ses intérêts nationaux et pas ceux de l’Europe. » La preuve en est, selon lui, que, « dans la nuit du 12 au 13 juillet, [elle] a annoncé son désir de transformer la zone euro en une sphère d’influence ».
Pour Frédéric Lordon, cette tendance ne date pas du mois de juillet mais de bien avant, elle est ancrée dans la tradition et présente dans l’ADN de la puissance allemande. L’Allemagne a juste remplacé la domination militaire par une domination monétaire et, dans ce domaine, ne tolère pas de partage des responsabilités. Et, à ce titre, il fait observer que la banque centrale européenne n’est ni centrale ni européenne car, primo, la BCE, n’est pas une banque centrale, « l’hegemon » allemand refusant d’être « le fournisseur de liquidité en dernier ressort. » Venir en aide aux États en difficultés lui ferait, en effet, perdre « le contrôle de sa propre monnaie (quand bien même il s’agit de l’euro). » Et secundo, la BCE n’est pas vraiment une banque européenne car ce que veut l’Allemagne, « ce n’est pas que la BCE soit indépendante en soi, mais c’est qu’elle soit, d’abord, substantiellement une banque allemande puis, mais secondairement, indépendante s’il y a lieu de protéger sa germanité. » (Lordon)
À la question d’une idiosyncrasie peu portée au partage, viennent s’ajouter des arguments plus conjoncturels. Pour Romaric Godin, les créanciers – qui sont « de grands menteurs » – n’ont pas hésité à placer la Grèce dans une « position sociale, économique et politique désastreuse » plutôt que d’avouer qu’ils avaient fait des « promesses impossibles » aux Allemands, en leur disant que l’argent prêté par le contribuable serait un jour remboursé. Aujourd’hui, Angela Merkel a choisi la fuite en avant et dissimule sa responsabilité « derrière une diabolisation de la Grèce et un discours moral. »
C’est pour cette raison que l’Allemagne a contraint le FMI à durcir sa position, c’est pour cette raison qu’elle enferme la Grèce dans le cercle vicieux d’un « système de Ponzi » (Godin) qui va ruiner le pays dans une interminable succession de plans de sauvetages qui ne le sauveront pas.
Que Tsipras ait, depuis le début, ignoré tout cela laisse soupçonner un haut degré d’incompétence politique, l’incompétence étant d’ailleurs généralement, chacun l’aura observé, le révélateur infaillible de l’arrivisme, qui est une maladie difficile à combattre, à droite comme à gauche.
Thucydide raconte que durant les guerres du Péloponnèse, Athènes voulut rallier à sa cause et faire entrer dans sa ligue l’île de Mélos, une ancienne colonie de Sparte, qui souhaitait rester neutre dans le conflit. Les forces athéniennes ravagèrent son territoire et installèrent un camp sur l’île. Mais devant la résistance des habitants, et avant de prolonger les hostilités, les Athéniens envoyèrent une députation afin d’obtenir la soumission par le dialogue de ces adversaires trop déterminés. Les magistrats méliens les rencontrèrent en privé et, lors des négociations qui s’ensuivirent, les Athéniens leur expliquèrent qu’ils n’emploieraient pas « de belles phrases » mais le langage de la Realpolitik qui est celui de la force à l’état brut.
« Nous ne soutiendrons pas que notre domination est juste, parce que nous avons défait les Mèdes ; que notre expédition contre vous a pour but de venger les torts que vous nous avez fait subir. Fi de ces longs discours qui n’éveillent que la méfiance ! »
Puis ils ajoutèrent :
« Il nous faut, de part et d’autre, ne pas sortir des limites des choses positives ; nous le savons et vous le savez aussi bien que nous, la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre ; dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. »
Si pendant ses études troublées, il est vrai, par un militantisme un peu envahissant, il avait lu les Guerres du Péloponnèse, l’Athénien Tsipras aurait su que « la justice n’entre en ligne de compte dans le raisonnement des hommes que si les forces sont égales de part et d’autre » et que, « dans le cas contraire, les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent leur céder. »
Aujourd’hui, à défaut peut-être d’avoir appris cette vérité politique dans l’œuvre de l’éminent Athénien, il en aura au moins senti passer le souffle, dans l’écume des jours et le tourbillon des circonstances.
L’histoire rapportée par Thucydide finit mal pour les Méliens car, quelque temps plus tard, « arriva d’Athènes une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas. Dès lors, le siège fut mené avec vigueur ; la trahison s’en mêlant, les Méliens se rendirent, à discrétion, aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes adultes et réduisirent en esclavage les femmes et les enfants. Dès lors, ils occupèrent l’île où ils envoyèrent ensuite cinq cents colons. »
Le prix de cet apprentissage tardif, Tsipras le paiera peut-être – mais est-ce certain ? – par la dépréciation de son image politique. Les Grecs, eux, le paieront plus douloureusement, au milieu d’une misère aggravée par la soumission à l’Europe d’un premier ministre élu il y a six mois, sur la promesse de soulager leurs peines.
La trahison s’en mêlant…