Nié ou minimisé par les uns, exagéré par les autres, l’enrôlement de jeunes filles pour satisfaire les besoins sexuels des combattants syriens est désormais avéré. Enquête en Tunisie sur un scandale qui déchaîne les passions.
Depuis janvier 2012, ils seraient près d’une dizaine de milliers de Tunisiens, dont 3 000 officiellement recensés par l’ONU, à avoir combattu aux côtés des insurgés syriens, notamment les jihadistes de la Jabhat al-Nosra ("front du soutien").
S’il est sûr que 1 900 d’entre eux ont péri, il est tout aussi certain pour plusieurs associations que de très jeunes Tunisiennes, dont le nombre est à ce jour indéterminé, les ont rejoints pour un autre type de combat, celui du jihad al-nikah, qui consiste à satisfaire les besoins sexuels des guerriers à la faveur d’une multiplication de mariages "temporaires". Aujourd’hui, une centaine seraient revenues au pays, enceintes ou malades pour la plupart.
"Épiphénomène : seules treize jeunes filles sont concernées", ont répliqué certains. "Il n’y a aucune preuve, les femmes jihadistes portent les armes comme les hommes. En revanche, les exactions dans les camps de réfugiés sont avérées", assure Lauren Wolfe, directrice du site d’investigation Women Under Siege (WUS), tandis que pour la reporter Ruth Michaelson, basée à Damas, il s’agit d’une campagne destinée à discréditer les combattants salafistes. Le 29 septembre, Ignace Leverrier, ancien diplomate français, abondait dans le même sens sur son blog.
6 000 tunisiens empêchés de partir en Syrie
Qui croire ? Deux certitudes. D’abord, la pratique du jihad du sexe est avérée en Tunisie même, dans le Jebel Chaambi, comme l’atteste l’arrestation de plusieurs mineures impliquées. Ensuite, le Réseau tunisien pour les droits, les libertés et la dignité a, le 1er octobre, saisi l’ONU sur la foi des témoignages de quinze jeunes femmes revenues de Syrie et des rapports médicaux établis par des médecins assermentés. Alerté par des familles, Badis Koubakji, président de l’Association de secours aux Tunisiens à l’étranger, confirme l’existence de filières d’embrigadement à destination de la Syrie auxquelles les Ligues de protection de la révolution (LPR), milices pro-islamistes, et des associations "humanitaires" avaient participé de manière active. Noureddine Khadmi, ministre des Affaires religieuses, en aurait été informé.
La controverse est montée d’un cran quand le ministre de l’Intérieur en personne, Lotfi Ben Jeddou, a reconnu, le 19 septembre, lors d’une plénière à la Constituante, que le jihad al-nikah était une réalité, ajoutant que les autorités avaient, en six mois, empêché 6 000 nationaux - hommes et femmes - de partir en Syrie. Quelques jours plus tard, il tentait de minimiser le phénomène : "Ce n’est pas un fléau, il y a seulement quelques cas isolés, et tous les pays arabes sont touchés." Les parents dont les jeunes filles ont disparu ne sont pas de cet avis.
Depuis fin mai, Zina cherche sa fille, Basma. "Elle suivait une formation en pâtisserie organisée par une association caritative à Ettadhamen (quartier populaire de Tunis). Elle a commencé à se renfermer et à tenir des propos très tranchés. Elle a troqué son foulard contre le niqab et, un mois plus tard, elle est partie sans rien dire. Pendant qu’elle apprenait à faire des gâteaux, son enseignante, d’origine libanaise, lui remplissait aussi la tête. Depuis un texto reçu de Turquie en juin, nous n’avons plus aucune nouvelle. Même si elle est revenue, elle doit se cacher par peur de son père, qui l’a déjà reniée." "Il n’y a aucune gloire à participer au jihad al-nikah. C’est se moquer des préceptes d’Allah et un déshonneur pour les familles", tempête Mouldi, l’oncle de Basma.
Pourtant, la pratique aurait été avalisée par une fatwa attribuée au célèbre prédicateur saoudien Mohamed al-Arifi, qui aurait encouragé "les musulmanes âgées d’au moins 14 ans, veuves ou répudiées", à participer à la guerre sainte en s’offrant aux combattants par le biais de mariages temporaires. En compensation, elles s’assureraient une place au paradis. Problème : Arifi, qui n’est pas homme à se dédire, a nié catégoriquement être l’auteur de cette fatwa, dont on ne trouve nulle trace orale ou écrite.
Toujours est-il que des jeunes filles ont été enrôlées, sans doute par des salafistes tunisiens locaux eux-mêmes influencés par des imams radicaux prônant le jihad al-nikah. C’est le cas d’Ines, 17 ans, qui est revenue porteuse du virus du sida. "Tu seras absoute de tous tes péchés", lui avait promis celui qui l’a séduite et épousée selon les règles du mariage coutumier (zawaj orfi), puis conduite à Jebel al-Arbaïne, en Syrie. Là, il la répudie. Ines passera ensuite entre les bras de certains chefs rebelles avant d’être donnée à la troupe. "152", murmure-t-elle, c’est le nombre de conjoints qu’elle a connus en six mois. "Chaque semaine, nous contractions au minimum cinq nouvelles unions, témoigne-t-elle. Tous les rituels étaient respectés ; il n’y avait rien de haram, selon nos compagnons. Au contraire. En cas de grossesse, on devenait encombrante et on était renvoyée au pays."
Une forme de prostitution
Face à cette lecture, totalement étrangère à l’islam, du licite et de l’illicite, notamment en matière de sexualité, les autorités religieuses se devaient de réagir. Ce qu’elles ont fait à travers l’ancien mufti de la République, Othman Battikh, qui a fermement condamné, en juin, le jihad en Syrie, ainsi que la pratique du jihad du sexe, qu’il assimile à une exploitation des femmes et à une forme de prostitution. Pourtant, le président Moncef Marzouki n’a pas trouvé mieux que de le limoger, le 6 juillet, pour le remplacer par Hamda Saïed, considéré comme proche d’Ennahdha, le parti islamiste au pouvoir.
Autre réaction remarquée, celle du cheikh Férid el-Béji, président de l’association Dar al-Hadith Ezzeitounia, qui s’inscrit en faux contre des interprétations que n’agrée aucune des quatre écoles juridiques sunnites et qui aboutissent à de graves dérives. Enfin, le Syndicat national des cadres religieux a annoncé son intention de porter plainte contre le ministre des Affaires religieuses, accusé de protéger les prédicateurs appelant au jihad al-nikah, et menacé de faire grève le jour de l’Aïd, le 14 ou le 15 octobre.
Issues pour la plupart de milieux défavorisés, fragiles, crédules, sans instruction ni formation religieuse, les victimes sont des proies faciles. Ces laissées-pour-compte ont cru que c’était la chance de leur vie, celle qui leur conférerait enfin un statut, avec en prime une absolution éternelle. Mais c’est plutôt l’enfer ici-bas qu’elles ont récolté. Ines, par exemple, rejetée par sa famille, en a été réduite à squatter une cage d’escalier. Une cellule d’assistance a été mise en place à la hâte par le ministère des Affaires de la femme, mais la réinsertion des "jihadettes", comme on les surnomme à Tunis, est tout à fait aléatoire. "Il aurait fallu prévenir, informer sur les maladies, la violence. Pour ces filles, c’est trop tard, elles ne s’en remettront pas", estime une assistante sociale travaillant avec les mères célibataires. "Il s’agit aussi de prendre en charge ces femmes. Rejetées par la société, elles iront vers la délinquance et la toxicomanie" s’alarme le psychiatre sexologue Zine Ennaifer. Implicitement consentantes, elles pourraient même être poursuivies pour prostitution, alors que leurs recruteurs, payés "à la pièce" selon plusieurs témoignages, ne sont à ce jour pas inquiétés.