Depuis 1974, le code rural français exige qu’avant d’être saigné, un animal soit plongé dans un état d’inconscience entraînant une perte de sensibilité. Cependant, sous la pression du Consistoire israélite de Paris, une dérogation fut accordée au rite juif, laquelle a prévalu également pour le rite musulman. En effet, ces deux cultes maintiennent des coutumes d’abattage qui s’opposent à l’étourdissement des animaux en préalable à leur mise à mort. À l’époque où ces rituels très codifiés ont été instaurés, ces méthodes, qui requièrent des sacrificateurs juifs et musulmans un geste sûr et un instrument au tranchant irréprochable, devaient être un réel progrès quant à la souffrance des animaux, il n’est que de constater cette prise en compte dans les textes religieux. Mais pourquoi ne pas admettre maintenant qu’une telle manière d’administrer la mort ne se justifie plus par le respect de l’animal dont témoignent ces textes mais relève d’un conformisme coutumier et communautaire ?
Position qui peut pourtant s’assouplir car rien dans les textes sacrés ne s’oppose à ce que l’animal soit étourdi avant sa saignée (et c’est logique vu que cette option n’existait pas encore à cette époque ancienne). M. Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris et ex président du Conseil Français du Culte Musulman l’avait reconnu en 2004 et la Grande Mosquée d’Evry avait même publié un cahier des charges « halal » qui autorisait le recours à l’électronarcose dans la mesure où celle-ci est réversible [1], ce qui a été démontré. Mais si la communauté musulmane accepte, dans certains pays l’étourdissement préalable (en Angleterre par exemple on estime à 90% la part de viande halal provenant d’animaux étourdis avant saignée), la communauté juive rejette pour sa part catégoriquement toute méthode d’insensibilisation.
Avant d’aller plus loin, il m’importe de souligner qu’il ne s’agit pas ici de se positionner en défenseurs des animaux et de prétendre comme eux que l’abattage conventionnel serait moins cruel que l’abattage rituel, d’autant plus que la mécanisation des chaînes d’abattage en augmente tous les inconvénients. Quelles que soient les précautions prises, sa mise à mort sera toujours un mauvais moment à passer pour l’animal et le véritable problème dans l’abattage, rituel ou conventionnel, réside dans les libertés prises avec les procédures établies.
Non, il s’agit de dénoncer que ce qui ne devait être qu’une pratique marginale, une exception répondant à un besoin minoritaire, est en passe de devenir la règle dans nos abattoirs et cela à l’insu des consommateurs français. La raison de cette généralisation de l’abattage sans étourdissement préalable est essentiellement économique, tous les acteurs de ces marchés y trouvant un bénéfice : les abattoirs par exemple n’utilisent ainsi qu’une chaîne de production pour l’ensemble des commandes. Autre paramètre d’importance : les musulmans dédaignant certaines pièces de viande, et pour les juifs, les parties arrière de la carcasse d’une bête étant impropres à la consommation, une proportion importante des bêtes abattues selon les rites religieux n’est pas consommable par les personnes auxquelles elles étaient destinées.
Ainsi jusqu’à parfois 60 % de la production halal et même plus de 70 % de la production casher - des bêtes entières sont, après examen post mortem, rejetées par les rabbins s’il révèle la présence d’une lésion ou maladie - reviennent dans le circuit classique de vente. In fine, les invendus de ces marchés spécifiques se retrouvent sur les étals de nos magasins sans mention particulière. Alors que certains se sont scandalisés que les restaurants Quick proposent uniquement de la nourriture halal, il semble que les consommateurs lambda mangent tous déjà de la viande casher ou halal sans le savoir ! Et cet état de fait dépasse le cadre français puisque : « Le nombre d’animaux abattus selon un rituel religieux dépasse très largement les besoins intérieurs des minorités religieuses concernées », a conclu une enquête de la Commission européenne.
Pour répondre à un besoin de transparence en la matière, légitime pour l’ensemble des consommateurs qu’ils soient pratiquants ou non, les députés européens ont donc proposé d’imposer un étiquetage mentionnant la méthode d’abattage afin que tous les consommateurs choisissent en connaissance de cause et donc en accord avec leur conscience leur produit carné. Si cette loi était votée, elle aurait pour résultat inéluctable de voir les prix de la viande casher augmenter car écouler les parties « impropres » est une question d’amortissement pour la filière casher - son volume est moindre que la filière halal - voire de survie. « On voudrait nous étrangler économiquement que l’on ne s’y prendrait pas autrement », s’indigne le président du Bureau européen de la shehita. [2]
Outre cette mesure, la commission européenne envisage également d’imposer l’abattage debout – le rituel juif préconise de basculer l’animal sur le dos - ainsi que d’obliger le shohet à obtenir un agrément. Craignant donc que ce projet n’entrave considérablement la shehita, les autorités juives mettent toute leur capacité d’influence dans la balance afin d’empêcher ce vote. [3]
Avec résultat en France puisque Brice Hortefeux leur a assuré que :
« […]Je pense, enfin, aux avancées obtenues en matière d’abattage rituel. Je me réjouis, d’abord, que ces avancées aient été obtenues en partenariat avec les représentants du culte musulman. […] Comme vous le savez, nous avions obtenu ensemble, à l’automne 2009, la publication d’un nouveau règlement européen relatif à l’abattage rituel qui assurait une stabilité pour la shehita. Aujourd’hui, alors qu’un vote au Parlement européen pourrait remettre ce travail en question en imposant un étiquetage discriminant pour l’abattage rituel, nous restons particulièrement vigilants. Vous pouvez compter sur ma mobilisation et celle des députés français au Parlement européen pour que le projet n’aboutisse pas. » [4]
Ses services travaillent aussi à un référentiel halal qui interdirait toute forme d’insensibilisation des animaux alors que la communauté musulmane n’en demandait pas tant, elle qui avait assoupli ses positions sur la question ces dernières années comme nous l’avons vu. De fait, les autorités juives ont toujours été conscientes qu’elles avaient besoin du halal pour maintenir le casher.
La mobilisation reste grande dans la communauté juive [5] car au mois de septembre, un sénateur français a déposé une loi visant « à limiter la production de viande provenant d’animaux abattus sans étourdissement aux strictes nécessités de consommation à des fins religieuses. » Cette loi imposerait également l’étiquetage systématique pour indiquer le mode d’abattage. [6]
Il est regrettable de constater que l’intransigeance et l’organisation des uns permettant la radicalisation des autres, le réalignement des positions des musulmans sur celles des juifs a eu pour conséquence d’éloigner la possibilité de voir à brève échéance leurs pratiques respectives se conformer à la loi française.