Il y a 60 ans, juste avant la vague yéyé (contraction de yeah, yeah, soit oui-oui), c’est-à-dire l’américanisation (destructrice) de notre culture populaire, la chanson française trônait sur le toit du monde. Nos artistes de variétés cartonnaient partout, sauf en Angleterre et aux États-Unis, où le rock bousculait déjà tout. Nos Français de talent étaient acclamés du Japon au Canada en passant par l’Union soviétique, eh oui, grands connaisseurs et consommateurs de chanson française.
1966 : Jacques Brel fait une tournée en URSS et aux USA. L’INA, financé par nos soins, a bloqué la vidéo, pour la vendre évidemment sur son site. Que cet institut aux mille salariés (916 exactement) grassement payés par nos soins aille se faire voir. L’INA, c’est comme les autoroutes : on en finance la construction, et on paye une deuxième fois pour pouvoir les utiliser. Donc poubelle. On se rabat sur Montand et Bécaud chez les popov :
La chanson française proprement dite existe toujours, mais elle s’est réfugiée dans les cabarets, qui disparaissent les uns après les autres. Face à l’armada et à la promotion massive des artistes préfabriqués par les majors, la chanson à texte ne fait pas le poids. Mais elle ne disparaît pas : à l’instar de la peinture, il y a la sous-peinture de l’art contemporain, et la vraie qui survit en parallèle, sous terre, loin du regard des médias qui de toute façon lui crachent dessus.
Revenons à la chanson : chaque année, les Victoires sacrent théoriquement les meilleurs artistes, en réalité surtout les meilleurs vendeurs. Tout est donc formaté, on ne vous apprendra rien : l’investissement sur ces chanteurs est tel que les producteurs ne peuvent se permettre le moindre écart – on appelle ça cliver – par rapport à la norme du moment. Ce sont donc les Victoires du commerce, et en février 2023 ce sont Stromae, Angèle, Orelsan et de Maere qui ont été primés.
Stromae, c’est le sous-Brel venu de Belgique. On le connaît, il a fait, après une phase dépressive, la promo du suicide en direct au 20 Heures de TF1. Orelsan, c’est le rappeur blanc bien-pensant, qui commence à philosopher dangereusement. Prime Video d’Amazon lui a consacré un documentaire, réalisé par le frère d’Orelsan. On hésite entre la blague de fratrie et la branlette de vanité.
À côté de ces garçons, l’autre Belge Angèle se taille une part des Victoires. Ceux qui ne connaissent pas pourront se demander comment on peut devenir chanteuse sans avoir de voix.
Angèle, la voix des sans-voix, milite « pour que les femmes puissent rayonner, puissent s’exprimer dans la musique » :
"Je vous mentirais si je vous disais que je n'avais pas rêvé de ce prix".
Le doublé pour @angele_vl : elle remporte la Victoire féminine de l'année. #Victoires2023 pic.twitter.com/YG1DrSIoiX
— France 2 (@France2tv) February 10, 2023
Après la révélation féministe, la révélation masculine (?) de l’année, le jeune Pierre, de Maere de son état. « Mi-matelot, mi-rugbyman », il est belge lui aussi, et c’est le buzz musical du moment. Même Booba en parle avec bienveillance (ou alors au 3e degré) :
Moi j'aime bien franchement c'est original mi matelot mi rugbyman les R un peu roulés à la Brel bon les mocassins me perturbent un peu mais c'est un détail, Sylvie au synthé en totale détente short col V le guitariste aux couleurs de la Russie nan bon del force à lui pic.twitter.com/gq7Upu7RGC
— Booba (@booba) February 14, 2023
On a l’air de critiquer, comme ça, mais au moins on a échappé à Yseult, réfugiée politique en Belgique à cause d’attaques grossophobes en France. Comme quoi, y a pas que des mauvaises nouvelles. Malheureusement, elle a été remplacée par Aya Nakamura, la chanteuse capable de faire 40 chansons différentes avec 40 mots seulement.