Dmitry Suslov est maître de conférences à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou, directeur adjoint pour la recherche au Conseil sur la politique étrangère et la politique de défense russe, directeur des programmes à la Fondation pour le soutien et le développement du Club Valdaï, et consultant auprès d’entreprises et d’institutions gouvernementales russes.
Cet entretien, daté du 1er décembre 2016, est réalisé par ThinkTanks+ et reproduit en exclusivité pour Égalité & Réconciliation. Il fait suite à la publication du rapport Ordre mondial : quo Vadis ? À la recherche d’une Westphalie mondiale de Dmitry Suslov pour le Club de discussion Valdaï.
Si je vous dis « la mondialisation a réduit à zéro le risque de guerre », êtes-vous d’accord ?
Autrefois présentée comme une garantie de paix et de stabilité, et louée pour avoir créé une nouvelle logique de relations entre États qui faciliterait une transition de la rivalité vers le progrès et la prospérité partagés, la nature interdépendante et ouverte de l’économie mondiale a été tournée en une arme de guerre. En fait, les sanctions unilatérales sont devenues un outil universel de politique étrangère destiné à exploiter l’interdépendance et l’interconnexion économiques à des fins politiques. Les restrictions imposées à la Russie par les États-Unis et l’UE montrent que l’objectif des sanctions consiste moins à forcer un opposant à repenser sa politique étrangère, qu’à affaiblir un concurrent. Au lieu de nous débarrasser des guerres, la mondialisation a transformé l’économie mondiale en un champ de bataille.
Le développement d’Internet a-t-il réussi à créer un Homo Globalicus ?
Si l’on entend par Homo Globalicus un nouveau type de personne s’identifiant comme un citoyen du monde avec des valeurs universelles et un sentiment de propriété et de responsabilité à l’égard de tout ce qui se produit au travers le monde, alors la réponse est non : l’espace mondial de l’information et sa nature ouverte, Internet et les récents progrès dans les Technologies de l’Information et de la Communication ont échoué à créer un Homo Globalicus. Tout comme l’économie mondiale, ce sont maintenant des armes de guerre. Ces dernières années les avertissements à propos d’une guerre informatique n’ont pas empêché l’explosion d’une cyberguerre entre les puissances nucléaires mondiales. Les cyberattaques ont épargné les infrastructures militaires et civiles en Russie et aux États-Unis, du moins pour le moment. L’espace informationnel est devenu la scène de la guerre médiatique la plus sale depuis les années quarante – sans précédent en matière de mensonge et de haine.
Sergei Karaganov, le doyen de la faculté des Sciences économiques internationales et des Affaires étrangères à l’Université de recherche nationale – Haute école des sciences économiques, a dit que l’environnement mondial actuel peut être vu comme d’ « avant-guerre »...
Je trouve difficile de ne pas être d’accord avec lui : les conflits croissants, et plus important encore, le ressentiment universel à travers tous les centres clés du pouvoir, au niveau de leurs élites et de leurs populations, sont caractéristiques des périodes d’avant-guerre. Il n’est pas rare que la solution vienne d’une guerre majeure.
Sommes-nous dans une situation similaire à celle qui mena à la Première Guerre mondiale ?
Récemment, un certain nombre d’experts russes et occidentaux ont comparé la situation actuelle aux prodromes de la Première Guerre mondiale : les intérêts antagonistes des grandes puissances, l’incapacité à résoudre pacifiquement les désaccords, le chaos à l’échelle régionale, et le fait que tous ces problèmes sont entremêlés. Cependant les conflits d’aujourd’hui sont beaucoup plus profonds.
En quoi ?
Au début du vingtième siècle, il y avait une grande similarité entre les combattants. Bien que les Empires russes, allemands, austro-hongrois, britanniques et ottomans, ainsi que la France et l’Italie, eussent peu en commun quant à leurs systèmes politiques, en termes de politique étrangère ils respectaient les mêmes règles du jeu et partageaient la même idée de ce que l’ordre du monde, ses règles, ses normes et ses caractéristiques-clés devaient être. Personne ne remettait en cause les principes de base du système westphalien, c’est-à-dire la souveraineté, la non-interférence dans les affaires internes des autres nations, et le maintien de l’équilibre des puissances. Jamais un seul belligérant n’a essayé d’empiéter sur la légitimité du système politique d’un de ses opposants. Autrement dit, la guerre mondiale fut le résultat d’une collision des intérêts des grandes puissances à l’intérieur de l’ordre mondial existant. La confrontation ne visait ni à refondre les fondations de base de l’ordre du monde d’alors, ni à conférer à cette refonte une légitimité politique.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui la discorde entre les régions et entre les centres clés de pouvoir est alimentée moins par des intérêts nationaux incompatibles que par des désaccords fondamentaux quant aux normes, valeurs et règles de base qui devraient former la légitimité de l’ordre mondial, et permettre d’atteindre l’équilibre des pouvoirs nécessaire au maintien de cet ordre.
Depuis la fin de la guerre froide, les relations entre les États-Unis et la Russie sont au plus bas ; comment l’expliquez-vous ?
Qu’est-ce que la souveraineté étatique et quand peut-elle être restreinte ? Qu’est-ce que le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures signifie et en avons-nous besoin dans la période actuelle ? Quelles sont les règles concernant l’utilisation de la force militaire ? Quels régimes politiques sont légitimes et lesquels ne le sont pas ? Un État ou un groupe d’États peuvent-ils désigner unilatéralement des régimes comme légitimes ou illégitimes, en interchangeant les étiquettes comme bon leur semble ? Qu’est-ce que le terme « intérêts vitaux » veut dire pour une grande puissance, et comment les autres puissances devraient-elles les respecter ? Les grandes puissances ont-elles le droit de promouvoir leur propre programme économique et sécuritaire régional ? Qu’est-ce qui devrait être au cœur de l’ordre international en Europe, en Asie et en Eurasie ? Le monde a-t-il besoin que les États-Unis se comportent comme le « leader mondial », et les États-Unis ont-ils le droit d’assumer le rôle de policier du monde ? Le monde est-il en train de se diriger vers un équilibre des puissances, ou est-ce que l’ordre mondial unipolaire peut durer et être bénéfique ? Le fait que les réponses de la Russie et des États-Unis à ces questions sont opposées a engendré, entre ces puissances mondiales, l’impasse la plus tendue depuis la fin de la guerre froide et a finalement provoqué une nouvelle confrontation systémique. Des différends de nature similaire existent dans la relation États-Unis–Chine, ce qui exacerbe aussi leur rivalité. En général, cela s’applique à toutes les relations entre les États-Unis et les centres de pouvoir non-occidentaux.
Pour la discorde actuelle entre les grandes puissances, à qui la faute ?
Cette discorde parmi les principales puissances est ancrée dans le refus délibéré des États-Unis et de ses alliés européens de respecter, depuis la fin de la guerre froide, les règles et les principes westphaliens classiques, et dans l’inacceptation des autres centres de pouvoir et, en général, des régions non-occidentales, de ce qui leur est imposé. L’Ouest triomphant a choisi de construire un ordre mondial universel basé sur de nouveaux principes dérivant d’une croyance selon laquelle la version occidentale de la démocratie et des droits de l’homme est universelle, la souveraineté nationale est relative, et l’Ouest – en tant que principal promoteur des valeurs universelles – a le droit d’agir comme une sorte d’autorité suprême pour décider si un État est légitime ou non, et le droit à un monopole sur les décisions de guerre et de paix.
Comme vous le relevez – déjà pendant la guerre froide les principes westphaliens n’étaient plus honorés à l’intérieur du système occidental ...
En effet : les États-Unis ne pouvaient plus se référer à ces principes pour des raisons idéologiques, et dans les années quarante ils les laissèrent tomber en passant de l’isolationnisme à une politique internationaliste. Les pays européens suivirent en engageant l’intégration européenne. Aussi bien les États-Unis que les pays de l’Union européenne présupposèrent que l’ordre politique qu’il promouvaient finirait par triompher en tant que modèle politique dominant pour l’humanité.
Avons-nous fait une erreur ? Avons-nous manqué quelque chose ? La situation actuelle était-elle évitable ?
La plus grande erreur des dirigeants américains, soviétiques, et européens fut de ne pas réussir à s’accorder sur les principes de base pour un nouvel ordre mondial alors que la guerre froide s’apaisait à la fin des années quatre-vingt et au tout début des années quatre-vingt-dix, en particulier au sujet de la définition de la légitimité et de la distribution du pouvoir. Pendant un certain temps, il a semblé inévitable que tous les pays non-occidentaux rejoindraient le système occidental qui existait depuis les années quarante. Beaucoup aux États-Unis croient encore à cette illusion.
En somme, les post-westphaliens et les westphaliens sont en guerre ?
Dans les faits la Russie et la Chine, suivis par d’autres pouvoirs non-occidentaux, ont rejeté le modèle post-westphalien de l’Ouest, en faveur des règles et des principes westphaliens classiques. Ce sont ces règles et principes qui prévalent actuellement dans la plus grande part de l’Eurasie et de l’Asie. Les alliés des États-Unis en Asie restent eux aussi attachés aux principes westphaliens. Ces pays choisissent de rester dans le giron politique ( mais pas idéologique ) et militaire américain essentiellement car ils craignent la Chine et ne veulent pas vivre dans une région sous hégémonie chinoise.
Vous disiez que les différends actuels sont encore plus profonds qu’à la veille de la Première Guerre mondiale...
La situation dont nous sommes témoins rappelle moins le début du vingtième siècle que le dix-septième siècle, à la veille de la guerre de Trente Ans. À cette époque, chaque pays déniait aux autres leur légitimité, insistait sur sa propre conception de l’ordre, et voulait pouvoir décider quels États devaient être jugés légitimes. Tout comme aujourd’hui, certains pays aspiraient même ( à l’échelle européenne ) à une hégémonie systémique.
Où en sommes-nous ?
Après la fin de la confrontation idéologique mondiale du vingtième siècle, le monde a pris un quart de siècle pour se retrouver au bord d’une deuxième guerre de Trente Ans, qui cette fois-ci sera mondiale. Elle a déjà commencé au Proche-Orient.
Une pénultième question : quelle est la raison d’être du TPP et du TTIP ?
La logique de l’establishment états-unien (qui jouera inévitablement un rôle crucial dans la politique étrangère de Trump) est la suivante. Confronté au challenge systémique de la Russie, de la Chine et d’autres pouvoirs révisionnistes, l’Occident doit se consolider, adopter une attitude ferme, rester fidèle à ses principes, et plus important encore, défaire ses rivaux sur tous les fronts en prouvant une fois de plus, tout comme pendant la guerre froide, la suprématie de son système politique et économique. Ce raisonnement a suscité des efforts de la part des États-Unis et de ses plus proches alliés pour étançonner et renforcer les alliances politiques et militaires à travers l’Europe et l’Asie, et pour créer des blocs économiques mégarégionaux (le Partenariat transpacifique et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement). Les autres pays, y compris la Russie et la Chine, ne peuvent se joindre à ces communautés mégarégionales qu’à condition qu’ils acceptent leurs règles en vigueur.
Le président élu Donald Trump a déclaré que dès le premier jour de sa présidence il jettera au rebut le projet de TPP ; qu’en pensez-vous ?
L’administration Trump, du moins au début, va probablement prétendre qu’elle renonce aux blocs commerciaux méga-régionaux et en général embrassera une politique plus critique et égoïste à l’égard de ses alliés. Le mercantilisme et le protectionnisme vont croître sur le champ économique. Sur le terrain de la politique et de la sécurité elle poursuivra une approche davantage utilitariste et unilatéraliste. Cela réduira l’unité à l’intérieur de la partie du monde que l’administration Obama n’a cessé de rassembler sous le parapluie de Washington, et par conséquent, entravera l’influence mondiale et le leadership des États-Unis. Ainsi, Washington regagnera vraisemblablement sa trajectoire actuelle, à peu de chose près.