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Depuis la crise financière des années 1990 qui a conduit à la misère généralisée et au chaos civil, les jeunes Albanais sont pris au piège de la pauvreté et de la corruption. Pour certains, le trafic de drogue offre une échappatoire aux bidonvilles qui s’étendent autour de Tirana. Mais ici, la cocaïne n’a rien de nouveau. C’est même un commerce profondément établi. Bien qu’elle soit membre de l’OTAN et sur le point d’adhérer à l’Union européenne, l’Albanie est devenue le premier narco-État européen.
Selon la définition du Fonds monétaire international, un narco-État est un État dont « toutes les institutions légitimes ont été pénétrées par le pouvoir et la richesse issus du trafic illicite de drogue », comme le Venezuela, la Guinée-Bissau et l’Afghanistan. En 2018, un rapport du Département d’État américain décrivait l’Albanie comme « le foyer d’une corruption endémique, d’institutions juridiques et gouvernementales faibles et d’absence de contrôles frontaliers », le trafic de drogue, l’évasion fiscale, la contrebande et la traite des êtres humains étant les crimes les plus lucratifs du pays.
Ce petit pays montagneux de la côte Adriatique, autrefois communiste, est le plus grand producteur de cannabis illégal en Europe. En 2017, la police albanaise a saisi 68 tonnes d’herbe, d’une valeur marchande d’environ 600 millions d’euros. Mais c’est la cocaïne qui élève l’Albanie au rang de narco-État. Au cours de la dernière décennie, des gangs albanais comme Hellbanianz sont devenus de grands acteurs dans le commerce lucratif de la cocaïne au Royaume-Uni et dans le reste de l’Europe. Ils se sont déjà fait un nom en vendant de la cocaïne très pure à des prix compétitifs et ont contribué à la demande croissante d’accessibilité et de pureté de la cocaïne en Europe depuis 2012. Les trafiquants albanais ont établi des réseaux d’approvisionnement depuis l’Amérique du Sud vers les grands ports européens, notamment en Belgique et aux Pays-Bas.
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L’Albanie est un cas unique en Europe parce que ses barons de la drogue ne sont pas des hors-la-loi ou des renégats. Ils sont au contraire très proches des membres du gouvernement et sont souvent de mèche avec les mêmes autorités qui devraient les inquiéter.
L’argent de la drogue est un élément essentiel du système démocratique albanais, car le meilleur moyen d’obtenir les voix des citoyens est de les payer en liquide, et le meilleur moyen de générer de l’argent est le trafic. […] Afrim Krasniqi, directeur de l’Institut albanais d’études politiques, affirme même que le rôle des groupes criminels dans la campagne électorale de 2017 était plus important que celui des partis politiques. « Aujourd’hui, on a l’impression générale que personne ne peut gagner des élections sans le soutien de ces groupes mafieux », dit-il.
Le commerce de la drogue étant étroitement lié au pouvoir, des unités de renseignement britanniques ont été déployées à Tirana pour surveiller les trafiquants. Un membre de l’équipe a révélé qu’il dispose de preuves selon lesquelles la police albanaise fournit des renseignements directement aux trafiquants. Les Britanniques ont été rejoints par les États-Unis, les Pays-Bas et l’Italie, qui ont décidé d’intervenir après avoir découvert que les informations communiquées aux autorités albanaises étaient tombées entre de mauvaises mains.
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Personne n’illustre mieux la proximité entre l’élite albanaise et ses grands narcotrafiquants, ni l’histoire de l’émergence de cette nation en tant que premier narco-État d’Europe, que Klement Balili, propriétaire d’un hôtel de luxe, ancien fonctionnaire et baron de la drogue, qui est décrit sur son mandat d’arrêt grec comme le « Pablo Escobar des Balkans ». Un dossier de 10 000 pages compilé par le gouvernement grec décrit son empire transnational de stupéfiants comme un réseau méticuleusement organisé de plus d’un milliard de dollars, qui repose sur le cannabis et la cocaïne et est acheminé vers des pays comme l’Italie, la Grèce, l’Allemagne et le Royaume-Uni.
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Dans une interview accordée aux médias plus tôt cette année, Balili a expliqué que sa nomination au poste de directeur des transports de la ville de Saranda, dans le sud du pays, s’était faite en échange de dons financiers que sa famille et lui avaient versés au LSI (le Mouvement socialiste pour l’intégration). Le neveu de Balili est maire du parti LSI dans la ville de Delvina. Balili s’est montré très actif dans la campagne de son neveu.
La police grecque est sur les traces de Balili depuis une dizaine d’années. Mais chaque fois qu’elle semble faire des progrès, elle se heurte à un obstacle au sein des autorités albanaises. En mai 2016, la police grecque a arrêté douze membres du gang de Balili et saisi près de 700 kg de marijuana, le résultat d’une opération de surveillance de deux ans menée conjointement avec la DEA américaine. La police grecque a émis un mandat d’arrêt à l’encontre de Balili, mais la police albanaise a refusé d’en accuser réception. Au moment où les autorités albanaises ont finalement reconnu le mandat, Balili s’était « évaporé ».
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Selon des responsables américains et grecs, la proximité de Balili avec la politique albanaise est la clé de son succès en tant que trafiquant de drogue. Dans un discours prononcé en 2016, l’ambassadeur des États-Unis en Albanie, Donald Lu, a déclaré : « Les hommes politiques de droite et de gauche écoutent les puissants intérêts des hommes d’affaires corrompus, des criminels et même des trafiquants de drogue. Comment expliquer, sinon, le fait que l’intouchable Klement Balili soit toujours en liberté ? ». Dans un autre discours prononcé en 2018, Lu a déclaré que le plus grand échec du gouvernement albanais au cours de son mandat de quatre ans a été son incapacité à arrêter Balili, qu’il a décrit comme « un puissant dirigeant du crime organisé ayant des liens politiques forts ».
En janvier, la police albanaise a finalement arrêté Balili. Certains considèrent son arrestation et son procès comme un exercice de relations publiques plutôt que comme une punition. Le gouvernement albanais s’est vanté de sa capture comme d’un exploit pour impressionner les observateurs internationaux. Mais en réalité, Balili a dicté ses propres conditions. Le ministère de l’Intérieur et le bureau du procureur chargés des crimes graves ont été informés à l’avance de son arrivée par son équipe juridique. Il s’est rendu au directeur général de la police albanaise. En raison d’un changement constitutionnel l’année dernière, il n’a pas été extradé vers la Grèce et a été jugé en Albanie.
En février, le tribunal des crimes graves a accepté la demande de Balili d’un « procès abrégé », qui non seulement lui garantissait une réduction de peine d’un tiers, mais permettait aussi une procédure rapide sans qu’il ait à cracher le morceau sur ce qu’il savait de l’élite politique albanaise. Le 7 mai, Balili a été condamné à 10 ans de prison pour trafic de drogue, appartenance à un groupe criminel et blanchiment d’argent. Son avocat a déjà annoncé qu’il ferait appel. Plusieurs Albanais influents ont déjà vu leurs accusations ou condamnations pour des crimes de corruption disparaître mystérieusement en appel. Balili peut encore être acquitté ou se voir infliger une peine moins lourde.
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Les Albanais attendent de voir si l’UE entame les pourparlers de l’adhésion de leur pays ce mois-ci. Mais la France et les Pays-Bas considèrent maintenant les gangs albanais comme une menace si grave qu’ils tentent de contrer l’exemption de visa pour les Albanais. Les motifs invoqués par les Pays-Bas sont une « une augmentation substantielle des activités criminelles de la mafia albanaise aux Pays-Bas et des abus quant à la possibilité de voyager en Europe sans visa afin d’étendre encore davantage leur réseau de trafic. »
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Pour l’Europe, c’est là que réside toute la tension : le concept de narco-État a toujours semblé trop éloigné pour les Européens, qui ont tendance à penser que les États corrompus qui produisent leur drogue sont le problème de quelqu’un d’autre. Mais la position centrale de l’Albanie dans l’industrie de la drogue rapproche le problème, au moment même où les Albanais espèrent être davantage connectés au moteur économique de l’UE. C’est ce qu’il y a de plus tragique dans un narco-État : le fait de soutenir l’élite d’un pays qui tire sa richesse des activités criminelles a un plus grand impact non pas sur des terres lointaines, mais sur les opportunités qui s’offrent à son propre peuple.
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