Dans son avant-propos, Michéa nous prévient que le livre est composé par agencement arborescent de textes et de remarques (références, approfondissements, exemples, précisions...). Cela semble bizarrement organisé mais les multiples points de vue (historique, philosophique, sociologique, politique...) desquels Michéa cerne « notre ennemi le capital » forment une architecture rhétorique tridimensionnelle. Ce qui permet, nous dit-il, un mode d’expression plus « dialectique ».
Le discours ne se déroule pas de manière linéaire mais se déploie en figure fractale, à partir de quatre questions renvoyant à seize notes (scolies) renvoyant elles-mêmes à un troisième niveau de notes complémentaires. Néanmoins, une lecture linéaire reste possible (et profitable) mais on a souvent l’impression de revenir à des thèmes déjà évoqués. Les phrases mêmes sont longues, constellées de subordonnées (entre virgules, tirets – voire tirets entre tirets (le tout entre parenthèses) –, parenthèses...).
Ceci dit, l’accès à la pensée de Michéa mérite l’effort et l’attention. Il reste un des rares « penseurs politiques » intéressants de notre pays.
Voilà pour la forme.
Quant au fond, voici.
L’auteur conduit sa réflexion à partir de Marx bien compris c’est-à-dire comme un penseur de la société moderne dans sa réalité dynamique étant, par nature progressiste, changeante, innovante. Il s’agit donc de constamment remettre à jour la critique socialiste pour comprendre au plus près les mutations idéologiques et structurelles du capitalisme. C’est ce à quoi il s’emploie en prenant acte de sa totale dilution au sein de la « gauche » (fût-elle « extrême »). En bon dialecticien, Michéa revient donc à l’origine du socialisme pour en tirer une formulation qui convienne à notre temps. Il convoque d’autres grands penseurs socialistes (Proudhon, Luxemburg, Gramsci, Orwell, Debord...) et d’autres encore, moins fondamentaux, mais qui témoignent d’une culture universitaire solide ; peut-être un peu trop solide. Il rappelle la constante opposition, interne au socialisme, entre les « pôles » libertaire et autoritaire-centralisateur (typiquement, le Français Proudhon et l’Allemand Marx). Il montre comment la société socialiste autoritaire est en somme une continuation et même la réalisation intégrale du projet moderne.
L’actuelle (fausse) opposition gauche/droite est dénoncée comme une parodie bourgeoise de l’opposition politique entre socialisme et capitalisme et un détournement « spectaculaire » de la guerre sociale réelle que « ceux d’en haut » mènent à « ceux d’en bas ». Michéa a le mérite de la clarté sur la mission de Tartuffe des mouvements gauchistes et de leur mystique particulière opportunément compatible avec le projet capitaliste. Il identifie le piège qui annihile presque instantanément toute constitution politique anticapitaliste dans la glue « sociétale » et les psaumes antifascistes. Il propose non seulement de revenir au socialisme originel mais aussi de revenir au peuple non plus comme classe révolutionnaire mais comme étant dépositaire d’une common decency, d’une morale commune, d’un bon sens commun, d’évidences communes, et qui conserve une capacité de résistance interne à la transformation des gens en individus quantifiés, hommes nouveaux de l’utopie révolutionnaire capitaliste.
La première question posée par le site Le Comptoir porte sur la pertinence des notions de peuple et de common decency après cinquante ans d’uniformisation consumériste qui ont imprimé sur les gens une marque indélébile.
Michéa rappelle la contradiction logique entre la réalité d’un monde fini et le projet d’une croissance indéfinie (inhérent au libéralisme). La « guerre quotidienne de tous contre tous » n’en est pas seulement la traduction sociale (ou plutôt antisociale) mais « constitue l’essence même du libéralisme économique ». Malgré cela, il note la persistance de « valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité » entre les « gens ordinaires », sans toutefois penser le peuple après sa transformation par le monde moderne, c’est-à-dire comme masse dépourvue des liens organiques qui font une société mais branchée au « système » par mille tuyaux autour desquelles la chair s’est déjà refermée.
La deuxième question est de savoir si la phase « libertaire » du libéralisme est derrière nous.
Ce à quoi il répond que l’idée même d’une sortie de crise est devenue illusoire puisque la crise (ou l’enchaînement sans cesse accéléré de crises) est en réalité le fonctionnement même du libéralisme, qu’il appelle ironiquement « siliconiste ». L’utopie révolutionnaire libérale-libertaire s’actualise dans l’abolition de toutes les limites, pensées comme essentiellement fascistes (frontières, interdits moraux...).
La troisième question s’interroge sur les raisons de l’échec de la gauche. Michéa redit l’essence progressiste de l’idéologie de la croissance. Les classes populaires « ont déjà souvent compris que le libéralisme culturel ne constituait que le corollaire “sociétal” logique du libéralisme économique ». Dès lors, la stratégie de la gauche consiste à « changer de peuple », le point de départ étant le vote des étrangers.
La quatrième question concerne la possibilité de surmonter cet échec. Réponse : « L’économie capitaliste mondiale est clairement entrée dans la phase terminale de sa crise structurelle. » Nous sommes déjà dans l’ère des catastrophes. Il ne s’agit plus tant de combattre le capitalisme que de « se soustraire à l’emprise destructrice du marché capitaliste mondial et de la bureaucratie européenne ».
La nouvelle critique du capitalisme doit prendre appui sur l’expérience des gens ordinaires, à savoir le clivage immédiatement saisissable entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ». Il réhabilite ainsi le populisme et voit dans le mouvement Podemos une intéressante tentative de construire cette alliance des gens ordinaires hors du clivage illusoire gauche/droite.
Critique impeccable du capitalisme, de la gauche républicaine, du socialisme autoritaire, de la collusion fatale entre ces variantes du progressisme et surtout de leur fusion dans l’idéologie libérale-libertaire, Michéa butte néanmoins sur leur principe commun : la modernité.
Il semble qu’il ne comprenne la modernité que dans son sens « axiologiquement neutre » de contemporanéité, d’histoire récente et non comme une idéologie s’opposant essentiellement à la tradition. Forcément, cette dernière notion lui échappe aussi à peu près entièrement ; c’est ce que révèle son emploi répété comme synonyme de coutume, d’usage, voire de simple habitude (jusqu’à parler de tradition libérale, alors même qu’il identifie bien son caractère moderne). Ce sont surtout les « valeurs traditionnelles » qui l’intéressent et on ne voit pas bien ce qu’il entend par là, si ce n’est ce bon sens commun qui est le concept sur lequel il s’appuie principalement. C’est aussi ce que signale l’usage fautif qu’il fait du terme de métaphysique pour parler simplement d’abstraction, voire de théologie. Symptomatique de cette incompréhension est sa vision du patriarcat et de la théocratie comme ennemis avérés des femmes et du peuple, et dont il célèbre l’abolition, sans se demander s’il n’y aurait pas un rapport avec l’augmentation des incivilités, l’explosion des « nouvelles sexualités », la mode narcissique du « développement personnel », l’inquiétant succès du « New Age » et ses billevesées occultistes... De la tradition, il ne veut que les fruits (l’entraide et la solidarité) sans l’arbre. Et s’il faut se résoudre à garder l’arbre, ce sera sans ses racines. Dommage pour une pensée radicale...
Au point où il est arrivé (une critique radicale du monde moderne), les notions floues d’Ancien Régime, de monde ancien... ne sont-elles pas insuffisantes pour comprendre vraiment ce à quoi s’oppose la modernité, à savoir justement, la transcendance, la métaphysique, la spiritualité, la hiérarchie, la société, l’homme... bref, la Tradition ?
Notre ennemi est bien le capital, mais quel est son principe idéologique ? Si le gauchisme est un masque du capital, capitalisme et socialisme ne sont-ils pas les deux faces d’un même projet moderne ? Le socialisme sans la modernité : n’est-ce pas la société traditionnelle ?
Michéa a un problème : il est féministe. Avec toutefois un argument de poids : le féminisme, dit-il, ne rentre pas dans le cadre de la défense d’une minorité du fait qu’il concerne une moitié de l’humanité. Cependant, cette lubie l’empêche de comprendre que la guerre des femmes contre les hommes n’est qu’une modalité de la guerre de tous contre tous et non la saine exigence de respect qui leur est dû (qui passe par de tout autres canaux que les performances vulgaires de quelques viragos hystériques, à poil ou en tailleur).
Il sacrifie à la coutume habituelle de la petite pique contre l’islam, au nom du droit des femmes donc, mais sans jamais le mettre en perspective en tant qu’épouvantail destiné à terroriser toute critique de la modernité ; une version « verte » du péril « jaune » et de la menace « rouge » contre « le monde libre ». Un obscur nabot forgea même le délicieux néologisme de « nazislamiste » qui est bien mieux hybridé que le trop allusif « rouge-brun ». Au lieu de cet approfondissement (politique s’entend ; on a bien compris que le domaine spirituel n’a pour lui aucune espèce d’intérêt et c’est bien son droit), Michéa renoue avec le politiquement correct en fustigeant « le retour aux formes les plus archaïques de l’asservissement des femmes (voile intégral, refus de la mixité, rejet de l’homosexualité féminine, assignation au foyer, virginité obligatoire avant le mariage, interdiction de montrer son corps à la plage, etc.) ».
D’abord, on ne voit pas ce qu’il y a d’archaïque (dans le sens où il l’entend dans ce contexte c’est-à-dire dans le sens progressiste-canal habituel) à ne pas aimer se dénuder en public (même à la plage). Cette pudeur corporelle n’est pas exclusive aux musulmanes et ne constitue aucune menace réelle pour quoi que ce soit. C’est une forme de respect singulière que de postuler que les femmes musulmanes ne sont que les femmes d’hommes musulmans et subissent forcément l’interdiction morale sans y participer. Il est indubitable que c’est le cas pour certaines d’entre elles mais il est certain aussi que d’autres ne le pensent pas ainsi. Où est le problème ? La common decency inclut-elle le nudisme obligatoire ? Les gens, en général, sont pudiques ; les musulmans aussi.
Quant au refus de la mixité, la question ne relève pas tant de l’archaïsme que des codes culturels. Comme le plus jeune frère du conte d’Andersen, Michéa a gardé quelques plumes progressistes et civilisatrices.
L’assignation des femmes au foyer est l’autre face de l’assignation des hommes au travail productif. Qu’on remette en cause ce quasi-invariant dans les sociétés traditionnelles, c’est toujours possible, mais qu’on en fasse un signe d’asservissement, au nom de l’égalité sexuelle bafouée, c’est méconnaître la nécessaire complémentarité des sexes, y compris dans l’ordre social. De plus, ce sont les bourgeoises oisives qui veulent travailler, les femmes des « gens ordinaires » (les « femmes ordinaires » ?) ont bien assez à faire chez elles (qui d’autre ? salariée ? esclave ? robot ?). Ce ne sont pas les Chiennes de gardes qui apprendront aux femmes du peuple à travailler ! Mais qu’on institue un salaire sanctionnant le travail domestique indispensable à la société et ces Chiennes crieront au pétainisme.
Il faut s’aveugler avec obstination pour ne pas voir l’évident projet capitaliste : d’abord les paysans savamment ruinés par la mécanisation, puis les femmes au nom du « droit au travail » (un comble), puis les Maghrébins ramenés à coups de pompes, puis les migrants au nom du « devoir de compassion » et du « droit d’asile »...
Pour ce qui est de l’homosexualité féminine, on ne voit pas en quoi elle constituerait une catégorie distincte de l’homosexualité en général. Or la condamnation de l’homosexualité est une autre constante non seulement de toute morale religieuse mais aussi de cette fameuse common decency dans les classes populaires. Si l’homosexualité en tant que pratique n’est pas exclusive d’une classe, la volonté de normalisation fait encore partie du projet moderne, porté par la classe bourgeoise et son hybris moral caractéristique. Une société traditionnelle peut (et devrait) s’abstenir de criminaliser ou même de tourmenter les homosexuels (les gens) mais une doctrine traditionnelle ne pourra jamais normaliser l’homosexualité. Nous sommes plutôt dans un renversement : c’est le discours normatif qui est criminalisé (et pas seulement les actes « homophobes »), tombant dans la grande marmite de « la haine » et la « phobie ».
Décidément, le féminisme de Michéa le fait butter sur une difficulté logique. Ce qu’il reproche ici aux musulmans (mais en fait à tous les tenants d’une morale traditionnelle) c’est de n’être pas assez modernes. Aporie.
D’autre part, mais c’est l’autre face de la même médaille, il néglige avec insistance le rôle de l’épouvantail antisémite dans la culpabilisation et la répression du peuple, rôle au moins aussi important que le racisme ordinaire (celui, moins grave, qui concerne les goys entre eux – sinon pourquoi distinguer racisme et antisémitisme ?). D’autant qu’il consacre tout une scolie (la n°K) à l’affaire Dreyfus comme point de départ de la fusion-acquisition du socialisme par la gauche républicaine ; le point d’arrivée se faisant « dans le cadre de la montée du fascisme des années 1930 »... On se demande d’ailleurs quel est le sens réel du « trouble » de Michéa lorsqu’il signale un obscur fonctionnaire de police vaguement anthropologue et « résolument moderne » (comme on dit sur France Culture pour dire « sans queue ni tête »). Citons Michéa citant Amselle (une « mise en abyme » comme on dit sur France Culture) :
« “Davantage que l’antisémitisme et l’islamophobie, me paraissent donc plus néfastes encore leurs figures symétriques et inverses : le philosémitisme et l’islamophilie.” Le fait que pour Jean-Loup Amselle l’antisémitisme soit ainsi moins “néfaste” que le souci de protéger les communautés juives ou l’intérêt de leur culture spécifique explique sans doute, au passage, l’incroyable popularité dont il jouit désormais dans une grande partie de l’extrême gauche française. »
Serait-ce à insinuer que l’extrême gauche française est minée par un antisémitisme latent (parfois dénommé antisionisme) n’attendant que M. Amselle pour s’exprimer ? Et peut-être donner quelques gages de conformité dans sa pensée non conformiste ? Sûrement afin qu’elle reste audible... Dans cette merveilleuse novlangue que pratique l’homme nouveau (le Charlie), on dit d’une pensée qu’elle n’est pas « audible » pour dire qu’elle n’est pas « autorisée ». On notera au passage que Michéa ne reproche à Amselle (qui, lui, prend bien garde d’évoquer ensemble juifs et musulmans) que la partie concernant les seuls juifs. L’étonnante absence de « la question juive » dans tout discours sur le capitalisme est ici renforcée par la non moins étonnante présence des musulmans, sauf quand il s’agit de proclamer son évident anti-antisémitisme et éventuellement détourner « l’œil de Sauron »...
Il ne faut pas prendre les enfants de Yahweh pour des canards sauvages !
Mais nous ne lui ferons certes pas reproche de cette élémentaire prudence en ces temps d’« état d’urgence », dans tous les sens du terme, où la pensée songe de plus en plus à se faire discrète (« Vouloir comprendre c’est déjà commencer à justifier », nous enseigna le giflé).
On se demande parfois si c’est par habileté psychologique ou par amour de la tranquillité qu’il ne mentionne jamais Soral et le mouvement pour la réconciliation nationale. Non pas que Soral doive être considéré comme le « pôle » de toute critique du gauchisme et il n’est certes pas le premier à la produire mais il est, dans les faits, aujourd’hui, la grande voix de cette critique (ne serait-ce qu’en terme d’audience et de résistance à l’oppression, sans parler de la cohérence synthétique de son discours). Il faut même saluer l’exploit de ne jamais signaler le slogan d’Égalité & Réconciliation (« gauche du travail et droite des valeurs » – on pourrait dire aussi « socialisme et tradition »), alors qu’il aurait pu être le sous-titre même de l’ouvrage. Pour une fois, il y a vraiment congruence.
Michéa serait-il alors, sur le chemin de la « malpensance », une sorte de moyen terme entre Onfray et Soral ; un passage souterrain ?
Les trois partagent une critique populiste du capitalisme, une dénonciation de l’imposture gauchiste et de son ultime réduction à l’antifascisme obsessionnel. Onfray s’arrête bien avant la ligne rouge (la question interdite...) en revendiquant à peu près toutes les sottises du discours sociétal (féminisme, anticléricalisme forcené, défense du droit des minorités les plus improbables...) en réservant à l’islam son encre la plus fielleuse et la plus mensongère et au sionisme sa plume la plus douce et la plus servile. Michéa s’arrête un peu avant.
Pour l’instant.