Le 21 février 2009 décédait Michel Clouscard. L’anniversaire de sa mort est une excellente occasion pour redécouvrir sa pensée à la fois originale et fidèle au marxisme, qui reste d’une actualité criante.
Né en 1928 à Montpinier, Clouscard est l’un des penseurs français ayant réalisé l’une des critiques du capitalisme la plus radicale et la plus aboutie de la fin du XXe siècle. Ce proche du Parti communiste français tente de définir les bases d’une société sans classe radicalement démocratique à partir de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, Hegel et Karl Marx, dont il démontre, par ailleurs, la filiation. Le penseur tarnais définit Rousseau comme un précurseur du socialisme démocratique, fondateur de la conception morale et des définitions modernes de l’égalitarisme et de la liberté, par le biais du matérialisme dialectique et historique. Il s’inspire également des pensées de Spinoza et Freud. Clouscard s’oppose au néo-kantisme, dévoyeur de l’idée de liberté, à Sartre, Lacan, Michel Foucault, Claude Lévi-Strauss ou encore Roland Barthes, qui est, selon lui, fondamentalement contre-révolutionnaire. Se revendiquant héritier de ces penseurs, il pose les bases de sa critique du nouveau visage du capitalisme de nature libérale-libertaire.
« Le capitalisme a viré à gauche au niveau politico-culturel et a viré à droite au niveau économico-social. »
Mai 68 : tout est permis, mais rien n’est possible
Si Clouscard s’illustre déjà grâce à sa thèse, L’Être et le code, soutenue en 1972 sous la direction du célèbre sociologue marxiste Henri Lefebvre, c’est l’année suivante que sa pensée se révèle au public avec Néo-fascisme et idéologie du désir. Dans ce pamphlet contre le « freudo-marxisme » (Herbert Marcuse, Gilles Deleuze, etc.), il livre une analyse – imparfaite mais révolutionnaire – de Mai 68 et ses conséquences sur la société française.
Si le PCF – tout comme la CGT – a soutenu le mouvement ouvrier – qui a été le mouvement social le plus important du XXe siècle –, il a longtemps méprisé le Mai 68 étudiant. Ce dernier menaçant l’hégémonie du Parti au sein de la gauche de la gauche a été dénoncé par la direction communiste comme « bourgeois ». L’erreur de Michel Clouscard est de reprendre cette grille d’analyse et de voir le mouvement 68 étudiant comme étant un bloc. Or celui-ci était traversé par des inspirations contraires – même si toutes marquées par le même hédonisme – et une partie non négligeable des étudiants, influencée par les idées de Cornélius Castoriadis, Henri Lefebvre et Guy Debord [1], a tenté de refaire vivre l’esprit de la Commune et de combattre la société du spectacle [2] naissante. Ce « péché originel » de Clouscard ne l’empêche cependant par de tirer les bonnes conclusions quant aux conséquences de ce qu’il nomme « le 1789 des classes moyennes ».
D’après lui, Mai 68 est avant tout la révolution des nouvelles classes moyennes éduquées qui cherchent à devenir hégémoniques au sein de la société. Il y voit le point culminant d’une ère qui s’ouvre avec le plan Marshall. En « aidant » les pays européens, les Américains permettent surtout au Vieux-Continent d’accéder à leur modèle consumériste, qui entre en conflit avec le capitalisme d’État qui a cours à l’époque. Un nouveau marché du désir voit le jour, ainsi qu’une nouvelle classe moyenne. Selon le sociologue, le mouvement étudiant marque l’avènement de cette dernière. Il explique ainsi qu’il s’agit d’une lutte opposant trois personnalités symbolisant chacune une classe dominante différente. Une sorte de jeu de rôle entre « le père sévère (de Gaulle), l’enfant terrible (Cohn-Bendit), le libéral débonnaire (Pompidou) ».
Pour Clouscard, le Mai 68 étudiant est « l’alliance sournoise du libéral et du libertaire pour liquider le vieux, qui a dû s’en aller ». En effet, si le président de la République de l’époque représente la bourgeoisie traditionnelle, dont les valeurs servent de rempart au capitalisme fou – sans pour autant représenter une alternative anticapitaliste –, il n’en va pas de même pour les deux autres protagonistes. L’ancien Premier ministre, et ex-directeur général de la banque d’affaires Rothschild, préfigure le néolibéralisme, c’est-à-dire le capitalisme inhumain qui asservit les hommes en les soumettant au désir compulsif de consommer. Mais ce basculement d’un capitalisme traditionnel à un capitalisme libéral est freiné par le conservatisme du gaullisme, qu’il faut donc liquider à tout prix. C’est là qu’intervient « Dany le rouge », le (libéral)-libertaire. La libéralisation totale des mœurs qu’il prône permet d’émanciper les Français des vieilles valeurs – certes parfois étouffantes –, pour les soumettre à l’idéologie de la consommation de masse. Ce libertarisme – qui n’a pas grand-chose à voir avec le libertarisme authentique – défend une libéralisation de la conscience de classe au profit de l’assouvissement des envies. La séduction du capitalisme peut enfin atteindre son apogée et l’illusion consumériste paraît indépassable. Mai 68 annonce alors le partage du gâteau entre les trois pouvoirs du consensus suivant : social-démocrate, libéral, libertaire. Au premier, on laisse la gestion administrative, au second la gestion économique, enfin au dernier celle des mœurs nécessaires à l’avènement d’un marché du désir. La conséquence est un asservissement sans précédent dans une société où tout semble permis, mais où en réalité rien n’est possible.