L’exemple de l’Asie
Les Asiatiques ne montrent aucun signe d’un désir de mort collectif. Ils sont généralement fiers de leur origine ethnique et de leur nationalité. Je pense que cela a beaucoup à voir avec leur rapport aux ancêtres. Le culte des ancêtres est une partie essentielle des traditions asiatiques, et, bien qu’il ait reculé dans les grandes villes, il est encore largement pratiqué. Les anthropologues préfèrent parler de « vénération des ancêtres » ; les morts ne sont pas divinisés, mais on leur exprime respect, gratitude et fidélité, et l’on attend d’eux qu’ils guident et protègent les vivants – ou les réprimandent quand ils agissent mal. Les ancêtres ne sont pas tous bons, mais il vaut mieux vivre en paix avec tous. Honorer les ancêtres n’est pas seulement une coutume religieuse ; c’est une obligation morale, car c’est un prolongement de la piété filiale, qui est considérée unanimement en Orient comme le fondement de la morale : de par votre piété filiale, vous participez à la piété filiale de vos parents, etc.
En Chine, malgré des décennies d’endoctrinement communiste, la vénération des ancêtres est encore très répandue. Elle trouve un soutien dans le confucianisme, aujourd’hui remis à l’honneur. Bien que Confucius ait peu à dire sur l’existence des esprits, il met l’accent sur la piété filiale et le respect dû aux ancêtres. Beaucoup de Chinois participent à des offrandes rituelles aux morts, indépendamment de leur appartenance religieuse. Les catholiques restent réticents, malgré le fait qu’en 1939 l’Église est revenue sur son interdiction formelle prononcée en 1707, estimant que le culte des ancêtres n’était finalement pas une cérémonie religieuse et était donc tolérable.
La vénération des ancêtres est, lit-on ici [1], « l’un des éléments qui composent l’identité culturelle du Vietnam ». Aujourd’hui encore, peu importe qu’ils s’identifient comme bouddhistes, chrétiens ou autre chose, presque toutes les familles vietnamiennes, riches ou pauvres, ont un autel dédié aux ancêtres dans la maison. Partout en Orient, mais au Vietnam plus qu’ailleurs, la loyauté envers les ancêtres et l’amour de la nation sont organiquement liés, car les ancêtres sont ceux qui ont construit la nation et protégé son intégrité territoriale à travers les siècles.
Le culte des ancêtres a une longue et riche histoire en Corée, et constitue toujours une part importante de la vie traditionnelle dans les villages. Les rites sont pratiqués tout au long de l’année, pour les ancêtres jusqu’à la cinquième génération. Certains catholiques se joignent à ces rites ancestraux, mais pas les protestants évangéliques. De nombreux Coréens font occasionnellement appel au chamanisme, qui traite principalement des conflits entre les vivants et les morts (les bons comme les mauvais). Même en Corée du Nord, selon une estimation récente, 16 % de la population totale croit au chamanisme.
Au Japon, malgré la criminalisation des traditions nationales après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des gens conservent un reliquat de vénération envers leurs morts, même s’ils prétendent n’avoir aucune religion. Nobushige Hozumi, qui a écrit pour les Occidentaux un livre intitulé Ancestor-Worship and Japanese Law en 1901, a mis en garde contre le préjugé occidental selon lequel les ancêtres inspirent la peur. C’est l’amour, et non la peur, qui constitue le fondement anthropologique du culte des ancêtres. Il s’agit simplement d’une continuation des liens familiaux.
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il y avait trois niveaux de culte des ancêtres au Japon, explique Hozumi : la famille, le clan et la nation. Chaque famille honore ses propres ancêtres, ceux dont on se souvient directement ou indirectement, sur trois, quatre générations ou parfois plus. Les morts sont honorés individuellement aux anniversaires de leur décès, mais aussi collectivement à certaines dates, qui sont l’occasion de retrouvailles familiales. Des moines bouddhistes ou des prêtres shintoïstes peuvent intervenir dans certains rites, selon les familles.
Traditionnellement, « chaque clan a un dieu de clan ou "Uji-gami" qui est l’éponyme de cette communauté particulière. » Parce que chaque clan occupait un certain territoire, les ancêtres du clan avaient tendance à fusionner avec les divinités tutélaires. Le sanctuaire principal du clan était également le sanctuaire de la divinité protectrice du territoire. Le culte des ancêtres claniques était le plus important jusqu’au XIXe siècle, car l’unité originelle de la société japonaise n’était pas la famille mais le clan, chaque clan étant légalement représenté par son chef. « Le culte des ancêtres communs, et les cérémonies qui s’y rattachent, maintenaient l’apparence d’une descendance commune parmi un grand nombre de parents très dispersés qui étaient si éloignés les uns des autres qu’ils se seraient, sans ce lien, éloignés des interactions familiales. »
Au niveau national, il y avait le culte de la lignée impériale. Ce n’était pas un culte de l’empereur, mais plutôt la participation de la nation au culte des ancêtres de la famille impériale, sur la base de l’hypothèse mythologique qu’ils sont les premiers ancêtres de tous les Japonais. Ce culte national était aussi associé à une forme de monothéisme, puisque Amaterasu O-Mikami, « la Grande Déesse de la Lumière Suprême », était considérée comme la mère du premier empereur. Elle était représentée par le soleil qui rayonnait autrefois sur le drapeau japonais.
Je n’ai pas d’expertise particulière en anthropologie asiatique, mais il me semble qu’il n’y a pas de débat sur le fait que la vénération des ancêtres est une tradition qui a persisté à ce jour dans tout l’Orient, malgré les assauts de la modernité et l’influence de l’individualisme occidental. D’après mon expérience, même les Japonais urbains occidentalisés maintiennent un sentiment de loyauté et de dette envers leurs parents et ancêtres beaucoup plus intense que l’Européen moyen. Cela fait partie de leur constitution mentale. Il va de soi que cela affecte les normes éthiques qu’ils respectent généralement au sein de leur famille, de leur communauté et de leur nation. Il n’est pas difficile de comprendre que ce sentiment a aussi un effet fort sur la stabilité des familles : lorsque l’être humain se ressent comme un élément d’une chaîne générationnelle plutôt que comme un électron libre, lorsqu’il se situe existentiellement entre ses parents et ses enfants, il se sent davantage responsable de la stabilité de son propre foyer : celui-ci n’a pas pour vocation principale son bonheur personnel, mais la transmission. On ne peut être responsable que devant quelqu’un, et c’est là toute la vertu sociale du culte des ancêtres.
Enfin, il est aisément compréhensible que le culte des ancêtres participe au sentiment patriotique, l’enracine dans le cœur de chaque enfant, tout au moins dans une nation ethniquement homogène, qui corresponde à l’idée que s’en fait Peter Brimelow lorsqu’il dit : « essentiellement, une nation est une sorte de famille étendue » (Alien Nation, 1991). [2]
Pour toute personne soucieuse de restaurer une fibre nationale en Occident, il y a là matière à réflexion. Sommes-nous, Européens, fondamentalement différents ? Notre cerveau, pour une raison évolutive, est-il câblé différemment et tout simplement incapable de fonctionner sur ce mode holistique et transgénérationnel ? L’histoire nous apprend clairement qu’il n’en est rien.
Que sont nos ancêtres devenus ?
Un excellent livre d’anthropologie historique sur les Aryens – les Indo-européens, si vous préférez – a été écrit en 1879 par William Hearn sous le titre The Aryan Household, its Structure and its Development. « Dans le monde archaïque, écrit-il, toute unité sociale impliquait une union religieuse. […] La communauté de culte était, en effet, le seul mode par lequel, dans les premiers temps, les hommes étaient réunis et maintenus ensemble. […] Le repas commun préparé sur l’autel était le signe extérieur visible de la communion spirituelle entre la divinité et ses adorateurs. » [3]
L’association religieuse la plus fondamentale pour les Aryens a toujours été la famille, réunie autour du culte de ses morts. Le culte des ancêtres n’était pas seulement une religion domestique, car il s’étendait aux cultes publics des grands hommes, ceux que les Grecs appelaient des héros. Il n’y a pas de séparation claire entre les morts domestiques et les héros vénérés publiquement [4], et l’anthropologie historique nous apprend qu’il n’y a pas non plus de frontière nette entre le royaume des dieux et le monde des morts. L’historien islandais médiéval Snorri Sturluson (1179-1241) documente plusieurs cas de rois morts transformés en dieux ; le grand dieu nordique Freyr, par exemple, était à l’origine un roi suédois vénéré après sa mort en raison des bienfaits qu’il continuait de prodiguer à son peuple (Histoire des rois de Norvège, I, 10).
La théorie selon laquelle le culte des morts est la racine primordiale du religieux avait été défendue par Numa Denis Fustel de Coulanges dans son ouvrage magistral La Cité antique, publié en 1864 : « Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu’il y ait eu dans cette race d’hommes. Avant de concevoir et d’adorer Indra et Zeus, l’homme adora les morts […]. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. » [5] Chez les Grecs et les Romains de l’Antiquité lointaine, le « foyer » (étymologiquement, « l’âtre » ou le « feu ») était le lieu de culte le plus important, souligne Fustel de Coulanges :
« La génération établissait un lien mystérieux entre l’enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la famille. Ces dieux étaient sa famille même, theoi eggeneis ; c’était son sang, theoi sunaimoi. L’enfant apportait donc en naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices ; comme aussi, plus tard, quand la mort l’aurait divinisé lui-même, il devait être compté à son tour parmi ces dieux de la famille. Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne se propageait que de mâle en mâle. »
« Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C’est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs générations d’ancêtres ; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble. Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n’y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. À certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d’une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection ; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospère, les cœurs vertueux. »
Il existe un lien évident entre le culte des ancêtres et l’espoir d’une vie heureuse après la mort, car chacun espère être, son heure venue, bien accueilli par ses ancêtres reconnaissants. Ceci est symbolisé dans les processions funéraires romaines, où il était de coutume de porter l’image du nouveau défunt en tête de cortège, tandis que les représentations de ses propres parents étaient portées à sa rencontre depuis le mausolée familial, pour l’accueillir à mi-chemin et l’accompagner jusqu’à la tombe familiale.
Parce que chaque homme s’attendait à ce que ses descendants mâles assurent à ses mânes paix et bonheur, « il en a découlé d’abord cette règle que chaque famille dut se perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne s’éteignît pas. Chacun avait donc un intérêt puissant à laisser un fils après soi, convaincu qu’il y allait de son immortalité heureuse. C’était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne devait durer qu’autant que durait la famille. » Une autre conséquence était l’horreur de l’adultère : « Car la première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils ; or l’adultère trouble l’ordre de la naissance. » Si le fils de l’adultère participe au culte ancestral, et s’il est finalement inhumé dans le tombeau familial, « tous les principes de la religion sont violés ; le culte est souillé, le foyer devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété […] et il n’y a plus de bonheur divin pour les ancêtres. »
En revanche, parce que « la famille antique est une association religieuse plus encore qu’une association de nature », il était possible de s’intégrer à la famille par le rituel religieux. C’est pourquoi « la femme n’y sera vraiment comptée qu’autant que la cérémonie sacrée du mariage l’aura initiée au culte ». De même, « l’adopté y sera au contraire un véritable fils, parce que, s’il n’a pas le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte » ; « le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit d’adoption chez les anciens. » Même l’esclave (servus) devient membre de la famille à travers une cérémonie qui « avait de l’analogie avec celle du mariage et celle de l’adoption. Elle signifiait sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion. […] C’est pour cela que l’esclave devait être enseveli dans le lieu de la sépulture de la famille. »
En conclusion, il est indiscutable que le culte des ancêtres était central dans les traditions grecque et romaine, ainsi que dans les traditions germaniques et celtiques.
Pourquoi alors nous est-il si étranger, à nous qui sommes leurs descendants ? Pourquoi notre sacralisation de l’individu apparaît-elle comme une image inversée des valeurs holistiques de nos lointains ancêtres ? Ayant établi que les Indo-Européens étaient autrefois des adorateurs de leurs ancêtres au même titre que les Asiatiques, nous devons comprendre pourquoi et comment, contrairement aux Asiatiques, nous avons complètement abandonné ce qui constituait autrefois la trame de notre tissu social. Que s’est-il passé ?
Le christianisme contre le culte des ancêtres
Radbod était roi des Frisons de 680 jusqu’à sa mort en 719. Il est considéré comme le dernier souverain indépendant de la Frise avant la domination franque. Selon une légende rapportée pour la première fois dans l’hagiographie du missionnaire franc Wulfram, Radbod avait été persuadé d’accepter le baptême et avait déjà mis un pied dans les fonts baptismaux, lorsqu’il fut saisi d’un doute et demanda à Wulfram : « Vais-je rejoindre mes ancêtres dans l’au-delà, après ma mort ? » Wulfram lui dit sans ambages que c’était hors de question, puisque ses ancêtres, n’ayant pas été baptisés, étaient tous en enfer, tandis que Radbod rejoindrait les bienheureux au paradis. Radbod a alors retiré son pied en déclarant qu’il préférait vivre en enfer avec ses ancêtres que de passer l’éternité au paradis avec une bande de saints mendiants. Peu de temps après la mort de Radbod, cependant, les Frisons ont été battus et baptisés, et l’on n’a plus entendu parler de leur indépendance nationale.
Cette histoire illustre le choc culturel que le christianisme signifiait pour nos ancêtres païens. Le problème n’était pas l’apparition d’une nouvelle religion, d’autant que le repas eucharistique en l’honneur d’un mort déifié n’avait rien de très exotique en soi. Tout aurait été différent si les missionnaires s’en étaient tenus aux paroles de Jésus déclarant « il y a de nombreuses demeures dans la maison de mon Père », et qu’il allait en préparer une pour ses disciples (Jean 14,2-4). Mais un rédacteur a ajouté dans la bouche de Jésus cette parole contradictoire, érigé en dogme par l’Église : « Nul ne vient au Père que par moi ! » Le christianisme est le culte d’un dieu jaloux [6], et cela signifiait en ce temps-là la diabolisation et la destruction de tous les cultes ancestraux, et de ce fait la rupture du lien qui unissait les Indo-Européens à leurs ancêtres.
Le choc était venu aux Romains au début des années 390, lorsque Théodose, le fils d’un propriétaire terrien établi en Hispania Carthaginensis et mort à Carthage (et donc très probablement d’origine phénicienne), après avoir accédé dans des circonstances mystérieuses au trône impérial d’Orient, prit le contrôle de l’Occident et imposa l’interdiction de tous les cultes non chrétiens, à l’exception de celui des juifs. Il fut d’abord interdit aux fonctionnaires d’honorer leurs Lares ou leurs Pénates. Il est difficile d’imaginer une politique plus agressive contre la vie organique des Gentils, et il est difficile de comprendre pourquoi et comment les élites romaines se sont soumises à l’injonction, avant de les imposer progressivement au peuple.
Certes, les gens ordinaires ont continué à prier leurs ancêtres à la maison, surtout hors des villes : l’Église les qualifiaient de pagani, c’est-à-dire « gens de la campagne ». Païens et paysans, c’était une seule et même chose. Néanmoins, « le christianisme opéra une rupture très nette par rapport aux croyances et aux usages qui avaient prévalu dans la société antique concernant les défunts », explique le médiéviste Michel Lauwers dans La Mémoire des ancêtres. Le Carthaginois Augustin composa vers 422 un traité sur « les soins dus aux morts », pour affirmer que les rites funéraires traditionnels sont inutiles, et que même le lieu et la manière dont les morts sont enterrés sont sans importance : « Les fidèles ne perdent rien à être privés de la sépulture comme les infidèles ne gagnent rien à la recevoir. » Dans un autre traité, l’Enchiridion, Augustin regrettait la persistance des chrétiens à vénérer leurs morts, parfois avec des banquets ostentatoires, tout en concédant que les funérailles chrétiennes, si elles ne sont d’aucune utilité pour les morts, sont néanmoins une consolation pour les vivants. [7]
Plutôt que d’essayer d’éradiquer le culte des ancêtres, l’Église s’est imposée comme le seul médiateur entre les vivants et les morts : les chrétiens pouvaient contribuer au salut des défunts en achetant des messes, ou par des aumônes que l’Église utiliserait pour nourrir et vêtir les pauvres. L’idée que les vivants pouvaient aider à soulager les souffrances des morts ordinaires a donné naissance à la doctrine du purgatoire, et à une source majeure de revenus pour l’Église. [8]
Si les vivants pouvaient, par l’intercession exclusive de l’Église, venir en aide à leurs morts souffrants, l’inverse n’était pas vrai. Seuls les saints qui avaient été officiellement admis au Ciel pouvaient conférer des bénédictions aux vivants (mais pas à leurs descendants, car, étant chastes, ils n’en avaient pas). [9] Les morts ordinaires, consumés par leurs peines purgatoires, ne pouvaient rien faire pour leurs parents mortels, et tous les signes que l’on croyait parfois recevoir d’eux n’étaient que des ruses du diable. Tous les rites, histoires ou croyances qui ne s’intégraient pas à la doxa cléricale furent interdits et entrèrent dans la clandestinité, se fondant lentement dans le folklore féerique, d’une manière que j’ai documentée dans mon livre La Mort féerique. [10] En érodant considérablement les liens de solidarité entre les morts et les vivants, le catholicisme a progressivement transformé la « mort solidaire » en « mort solitaire », selon l’expression de Philippe Ariès. [11]
De plus, la doctrine du péché originel, pierre angulaire du christianisme, implique que notre généalogie est spirituellement toxique, et que nous devons en être purifiés en naissant de nouveau « par le sang du Christ » dans le baptême (Éphésiens 2:11-13). De plus, « il est bon pour un homme de ne pas se marier », sauf pour celui qui ne peut s’empêcher de forniquer (1 Corinthiens 7). L’insistance de Jésus lui-même sur le salut personnel s’accompagne d’une forte hostilité aux liens du sang : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Luc 14 :26). Appliquant ce commandement à la lettre, les saints offerts comme modèles aux fidèles étaient réputés avoir rompu leurs liens familiaux et renoncé à toute possession mondaine. L’une des vies de saint les plus connues au Moyen Âge était celle de saint Antoine, le père du monachisme. Après avoir entendu pendant la messe Matthieu 19 :21 (« Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi »), Antoine, issu d’une famille riche, « sortit aussitôt de l’église, donna les biens de ses ancêtres aux villageois », vendit le reste et donna l’argent aux pauvres, et enferma sa sœur dans un couvent. Puis il se retira dans le désert et vécut seul jusqu’à la fin de ses jours.
Bien sûr, on trouve des hommes saints vivant des existences solitaires et ascétiques dans des pays non chrétiens. L’Inde est un bon exemple. Mais Louis Dumont, un indianiste, a montré que le christianisme diffère des traditions indiennes d’une manière fondamentale. Les Indiens admettent que certains individus délaissent leur existence sociale pour rechercher l’illumination, tant que ces individus ne remettent pas en question l’ordre social et sa dynamique holistique, mais restent les exceptions qui confirment la règle. Le christianisme, selon Dumont, a bouleversé cet équilibre civilisationnel en déclarant que la sainteté est la seule vie parfaite et le seul chemin direct vers le Ciel, et que le salut hors de ce monde est la vocation de tout chrétien. En faisant du salut une affaire personnelle pour tous, le christianisme a centré l’individu sur lui-même et jeté les bases de l’individualisme occidental moderne, en passant par la démocratie (de « une âme par personne » à « un vote par personne »). [12]
La théorie atomique de l’âme, qui ne varie pas d’Augustin à Thomas d’Aquin, peut être considérée comme la source métaphysique de l’atomisation de la société occidentale. Chaque homme a une âme et une seule, qui ne lui vient pas de ses parents, mais de Dieu, lequel égrène les âmes comme les perles d’un chapelet. Seul le péché originel est transmis génétiquement.
Le pouvoir débilitant du christianisme n’échappait pas aux Romains qui, après le sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric en 410, reprochèrent aux chrétiens d’avoir porté malheur à Rome en interdisant le culte immémorial des dieux pénates. Augustin a écrit La Cité de Dieu en réponse à cette accusation. Il argue que les souffrances endurées par Romains sont une bénédiction qui les a rapprochés de Dieu. Quant aux vierges violées, elles n’ont pas péché et donc leur âme est restée sans tache (sauf si elles ont éprouvé du plaisir). Dans sa fameuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1819), Edward Gibbon a fait écho à l’opinion des païens romains selon laquelle les chrétiens, avec les yeux fixés sur la Cité de Dieu, ont causé la chute de l’Empire romain :
« Cette indifférence indolente ou même criminelle pour le bien public les exposait au mépris et aux reproches des païens. On demandait aux partisans de la nouvelle secte quel serait le destin de l’empire, assailli par les Barbares, si tous les sujets adoptaient des sentiments si pusillanimes. À cette question insultante les apologistes du christianisme répondaient en mots obscurs et équivoques. Tranquilles dans l’attente qu’avant la conversion totale du genre humain, la guerre, le gouvernement, l’Empire romain, le monde lui-même, ne seraient plus, ils ne voulaient pas révéler aux idolâtres cette cause secrète de leur sécurité. On peut encore observer ici que la situation des premiers chrétiens se rapportait fort heureusement à leurs scrupules religieux, et que leur aversion pour une vie active, contribua plutôt à les détourner de servir l’État ou l’armée, qu’à les exclure des honneurs civils et militaires. » [13]
La fin du paganisme catholique
Il se peut que l’histoire de Radbod soit aujourd’hui hors de propos, puisque le christianisme est désormais la religion de nos ancêtres européens depuis, paraît-il, vingt générations ou plus. Et il est vrai que l’Église catholique a incarné l’identité européenne pendant plus d’un millénaire. En 1920, on pouvait encore déclarer, avec Hilaire Belloc : « l’Église est l’Europe, et l’Europe est l’Église » (Europe and the Faith, 1920). Mais le catholicisme de mes grands-parents n’avait pas grand-chose en commun avec le catholicisme d’aujourd’hui. Le premier différait du second comme un corps vivant de chair et de sang diffère d’un transi en décomposition.
Or la dimension charnelle du catholicisme était en grande partie constituée de paganisme. En effet, la thèse selon laquelle l’exclusivisme chrétien a détruit les traditions cultuelles européennes doit être tempérée par une antithèse : en pratique, cet exclusivisme était un inclusivisme dans une large mesure. Pour s’enraciner, l’Église a dû embrasser les traditions qu’elle ne pouvait étouffer. C’est ce que montre James Russel dans son ouvrage sur The Germanization of Early Medieval Christianity. [14] La vénération des ancêtres, en l’occurrence, semble avoir été peu affectée par la christianisation jusqu’à la réforme grégorienne : l’archéologie mortuaire en Gaule montre que, du Ve au VIIIe siècle, les morts étaient enterrés avec des vêtements, des bijoux, des animaux, des céramiques, des pièces de monnaie et des armes. [15] Triin Laidoner montre quant à lui dans Ancestor Worship and the Elite in Late Iron Age Scandinavia que le culte des morts persista dans la chrétienté nordique jusqu’à la fin du Moyen Âge :
« Le fait que les lois des XIIIe et XIVe siècles mentionnent souvent les sacrifices et les offrandes aux tumulus et que les ancêtres étaient clairement l’épine dorsale de l’ordre social et des normes économiques et juridiques montre que les traditions relatives aux ancêtres étaient si profondément établies en Scandinavie qu’elles ont survécu longtemps après la conversion au christianisme, et même jusqu’à l’ère moderne. » [16]
Malheureusement, tout ce qui restait du paganisme christianisé, le Concile de Vatican II l’a balayé. L’effondrement de la pratique religieuse commence alors, et avec lui la dissolution de la communauté villageoise, dont l’église était le point de ralliement. Ce processus est bien décrit par Patrick Buisson dans son récent ouvrage, La Fin d’un monde. Buisson reconnaît que Vatican II n’était pas pas le seul facteur : les tracteurs ont dévalorisé la solidarité rurale, et les pesticides se sont avérés plus efficaces que l’eau bénite. Néanmoins, avec Vatican II, l’Église, au lieu d’apporter au peuple un contre-poids à la modernité, lui a emboité le pas. « Le choix de l’Église en faveur d’une lutte implacable contre les superstitions favorisa à terme la déchristianisation en désincarnant la vie religieuse, en la privant de ce qui faisait d’elle une expression du sensible et du sentimental ; une rémanence des structures mentales archaïques. » Buisson dresse un portrait nostalgique de ce catholicisme, et fait sienne l’opinion du médiéviste Emmanuel Le Roy Ladurie selon laquelle la meilleure part du catholicisme était son paganisme :
« Polyphonie plus que syncrétisme entre Dieu, les hommes et la nature, la religion populaire affichait une sorte de piété dionysiaque faite de sincérité et de truculence, de pulsion et de trépidation. Vers la fin des années soixante, le jeune clergé, de plus en plus d’origine urbaine, n’était plus culturellement disposé à tolérer semblables accommodements. »
« L’effervescence de la fête surtout, cette exubérante dépense de forces physiques qui délivrait le “corps-outil” des fatigues du travail de la terre, qui libérait les hommes d’une vie quotidienne austère et répétitive, apparut comme la plus déroutante des énigmes pour ces intellectuels petits-bourgeois mal préparés au choc des cultures et qui, de surcroît, n’avaient jamais travaillé de leurs mains. Beaucoup, retrouvant les accents du jansénisme, s’insurgèrent dans leurs sermons contre ce qu’ils appelaient les “vestiges du paganisme” et prirent pour cible les usages populaires. » [17]
La foi de ceux qui « demandent la pluie et le beau temps » a été bannie : fini les rites agraires de bénédiction des semences et des moissons ! Le catholicisme a cessé d’être « la religion des saints », « une religion de médiation, une longue supplique ininterrompue à l’adresse de ces intercesseurs si proches et si bienveillants. » De nombreuses statues ont été retirées des absides où elles nichaient. Le miraculeux a été discrédité, et les processions, occasions de fêtes où se mêlaient eau de vie et eau bénite, ont été abandonnées comme autant de reliquats païens indignes de la nouvelle Église des Lumières.
Le culte de Marie, si enraciné que Notre-Dame d’Ici n’était jamais confondue avec Notre-Dame d’Ailleurs, est devenu suspect. Paul VI fronça les sourcils en novembre 1964 : « Que les fidèles se souviennent qu’une véritable dévotion ne consiste nullement dans un mouvement stérile et éphémère de la sensibilité, pas plus que dans une vaine crédulité. » Pendant des siècles, rappelle Buisson, l’icône de la mère de Dieu avait été « la figure hypostasiée de toute maternité », et les politiques natalistes avaient toujours pu compter sur Marie comme une alliée sûre. La chute de la natalité a suivi de très près celle de la fréquentation religieuse, même si, là encore, ce n’était pas le seul facteur.
Le sentiment religieux a été rationalisé. Le catholicisme populaire festif d’autrefois avait peu de contenu dogmatique. Mais maintenant que les volutes mystérieuses du latin s’étaient dissipées, les générations qui avaient été éduquées dans des écoles laïques étaient sommées de déclarer chaque dimanche qu’elles croyaient littéralement que Jésus était né d’une vierge et ressuscité d’entre les morts. La récitation du credo en français a été, je pense, l’un des pires coups portés au catholicisme : les gens d’honneur n’aiment pas mentir, surtout devant Dieu.
Il est cependant illogique de voir Vatican II comme une trahison du christianisme originel : c’est au contraire sa victoire ultime. Les clercs qui ont dirigé le Concile étaient les dignes héritiers des pères de l’Église, ces intellectuels urbains entichés de la dernière imposture juive et déterminés à détruire, à la manière biblique, tous les faux dieux des Gentils. Vatican II fut simplement le dernier coup porté par le christianisme contre le paganisme européen.
On ne peut, bien sûr, faire porter à Vatican II l’entière responsabilité de la rapide érosion de ce que le catholicisme traditionnel avait préservé du culte des ancêtres – ce qui n’était pas grand-chose, mais mieux que rien. Mai 68 est aussi passé par là, traînant dans la boue la piété filiale et les reliquats du patriarcat. Ajoutant l’insulte à l’injure, Halloween, cette parodie satanique de l’ancienne fête celtique des morts, profane maintenant notre jour des morts catholique.
Maintenant que les Européens ont totalement abandonné tout sentiment de dette envers leurs morts, les jeunes se soucient peu de la bénédiction de leurs parents, le mariage a cessé d’être une alliance de familles, engendrer ne répond qu’au « désir d’enfant », et les anciens, n’attendant rien au-delà, ne veulent plus mourir, préférant prolonger leur solitude en se faisant injecter du sang frais. Quant à la solidarité ethnique, elle n’est qu’une nostalgie impuissante si elle n’est pas enracinée dans la solidarité familiale et clanique. Or, seul un peuple dont l’esprit a été façonné par le christianisme depuis de nombreuses générations peut s’être laissé convaincre que « les races n’existent pas », et s’être rendu vulnérable à l’accusation de racisme au point d’accueillir des envahisseurs hostiles au nom de principes moraux universalistes, et de tout leur pardonner. La hiérarchie catholique approuve cette évolution. On ne peut l’en blâmer, car il n’y a rien dans le christianisme d’intrinsèquement favorable à la solidarité raciale ou ethnique. Le Dieu de l’Évangile qui ne connaît et n’aime que les individus – contrairement au Dieu de la Torah, qui ne connaît que les tribus et les nations – sera de peu d’aide dans les luttes à venir.
Je ne veux pas suggérer que, si suffisamment de foyers construisaient un autel pour leurs ancêtres, nos nations seraient sauvées. La « Danse des Esprits » n’a pas sauvé les Sioux en 1890. Mais je prévois le monde à venir comme un chaos social et moral où la capacité de survie, de résistance, de santé, de joie et d’épanouissement, dépendra de la construction de familles enracinées généalogiquement et géographiquement, et structurés par une sacralisation religieuse des liens de sang.
Nous voulons refonder une société organique. Or un organisme, depuis le niveau cellulaire, se caractérise par ses frontières. Lorsque les frontières de la nation ont été détruites – frontières physiques, mais aussi culturelles – lorsque le contrat social devient ouvertement hostile à la famille, alors s’impose la nécessité de rebâtir la forteresse du clan. L’avenir civilisationnel passe par une conscience de clan.
Il est peut-être souhaitable que les familles résistantes puissent, si elles en éprouvent le besoin, trouver un soutien dans le catholicisme, mais ce ne pourra être que dans un catholicisme émancipé de sa hiérarchie vaticane, qui assume à nouveau son héritage romano-barbare et renoue avec les valeurs anthropologiques fondamentales de celui-ci, y compris le patriarcat et la piété filiale. Car telle était la religion de nos pères.