Né en 1957, Francis Cousin anime un cabinet de philo-analyse : « En tant qu’approfondissement du se rechercher dans l’amour de l’être, elle propose de comprendre les racines de l’humain en faisant ressortir la vérité historique des expériences conscientes et inconscientes qui font le réel du vécu quotidien. »
Il a par ailleurs contribué à l’ouvrage collectif Critique de la société de l’indistinction – Commentaires sur le fétichisme marchand et la dictature démocratique de son spectacle, aux éditions Révolution Sociale. On y retrouve les accents situationnistes de Guy Debord, débarrassés de la dimension soixante-huitarde, ce « pitoyable carnaval estudiantin de révolution capitaliste des mœurs qui permit la modernisation marchande de l’oppression sociale ».
Son dernier ouvrage, L’être contre l’avoir – Pour une critique radicale et définitive du faux omniprésent, qui approfondit toute sa pensée, est paru aux éditions Le Retour aux Sources.
E&R Aquitaine : Quels sont les traits caractéristiques de la communauté de l’être et ceux de la civilisation de l’avoir ? Comment est-on passé de l’une à l’autre ?
Francis Cousin : Durant des millénaires pré et anti-civilisationnels, l’humanité a vécu en la forme cosmique des communautés de l’être. Ces communautés de l’être doivent principiellement se définir comme des communautés organiques contre l’argent et contre l’État qui n’apparaissent, eux, qu’au déclin de celles-ci lorsque les sociétés de l’avoir (qui n’ont, elles, que quelques siècles !) supplantent justement les premières à mesure que se développent les effets historiques ravageurs de la révolution néo-lithique des stocks à compter et des comptes à stocker. Dans la communauté de l’être, le Tout est la sacralité du vivre puisque la totalité du vivre est sacrale, c’est-à-dire, selon la vieille racine indo-européenne SC, radicalement in-appropriable et non-monnayable en un univers de primordialité indivisable et indivisée où la tri-fonctionalité aliénatoire des cristallisations sociales séparées (prêtres, guerriers, producteurs…) est encore ignorée puisque le travail monétaire du dissociant pour l’échange et le profit hétérogénéisant ne s’est pas encore substitué au produire anti-mercantile pour la vie homogène.
Le sacral des communautés premières, qu’elles soient sioux, germaniques ou d’ailleurs…, dit tout simplement mais très fortement que la totalité des vibrations d’existence est un dia-logue avec la transcendance divine de l’immanence cosmique qui ne connaît aucun temple ou lieu spécifique puisqu’elle est le parcours de joie de la totalité de l’espace-temps où chaque geste, chaque émotion et chaque parole viennent dire partout et toujours le nécessaire rapport d’humanité au divin et du divin à l’humain… En la tradition primordiale du communisme, le sacral qui dit l’omni-présence de l’être en tant que jouissance infinie de la communauté de l’anti-avoir exprime l’absolue contradiction avec ce qui lui fera suite, c’est-à-dire le monde en devenir de mercantilisation, sans cesse poursuivie à partir du couple aliénatoire sacré/profane qui en élargissant indéfiniment le second terme jusqu’à définitivement absorber le premier révèlera ainsi que le sacré de la tradition falsifiée avait bien pour fonction de simplement permettre la liquidation judiciaire de l’authentique tradition archaïque du communisme primitif et de cet insupportable sacral subversif qui rendait impossible l’achat et la vente, la domination et la servitude.
E&R Aquitaine : Qu’est-ce qui distingue la tradition primordiale tel que vous l’entendez, et la tradition primordiale tel que l’entendaient notamment René Guénon et Julius Evola ?
Francis Cousin : Entre la tradition primordiale telle que l’a élucidée méthodiquement et génériquement Marx et la tradition primordiale telle que l’entendaient fabulatoirement et légendairement notamment René Guénon et Julius Evola, il y a, d’abord, toute la différence entre la compréhension révolutionnaire de l’immanence sacrale de toutes les vraies jouissances humaines radicales en refus de toutes les médiations et pathologies cheffistes et les rêves de papier et d’impuissance mal compensée propres à toutes les mictions de domination ésotérico-exotérique du fétichisme initiatique.
Puis ensuite, il existe surtout cette grave erreur consistant à croire qu’il y aurait opposition entre la modernité du spectacle marchand et la tradition des anciens ordres religieux antiques alors même que les politiques et les religions initiales n’ont jamais été autre chose que les dépeceurs du cosmos unitaire ancestral qui, lui, ignorait le séparant et le séparé. C’est en le colonisant par le biais des pathologies monétaristes, guerrières et théologiques que ces dernières l’ont finalement transformé en matière possible de despotisation, de quantification, de calcul et de vente. Au paléo-lithique ancestral des chasseurs-cueilleurs, la brisure hiérarchiste et les structures de coercition propres au stockage agraire des surplus liés aux civilisations de l’épargne et de l’étatisme, sont inexistantes et l’intégralité de la vie est alors exclusivement ouverte au produire humain pour la reproduction des voluptés humaines.
Comme à Lascaux, Il n’y a ni art, ni religion, ni politique, ni économie puisque l’on y rencontre uniquement cette unité fondamentale des temps originaires où l’homme n’est point encore perdu hors de l’homme dans ces vastes errances où la dialectique d’unification des contradictions de la vie a éclaté pour aller se perdre dans le travail de la division et la division du travail adéquate au procès de long surgissement de la dictature démocratique contemporaine de la modernité des richesses du marché. En la grotte ornée magdalénienne de notre sacral cosmique primordial, il n’existe ni aliénation artistique ni aliénation religieuse et les hommes qui surent produire un tel lieu d’ouvrages de vraie sensation n’y mirent aucun jeu de miroir narcissique propre à l’égotisme du désarroi solipciste. Chasseurs un matin, pêcheurs le lendemain, ils étaient tous entre-deux, producteurs communautaires et anti-spécialistes d’une dynamique de groupe cosmique qui venait là peindre sur la paroi rocheuse les saines et spontanées allégresses de l’essentiel.
L’ancestral DiVus (Theos) indo-européen s’il dit bien la richesse de l’anti-avoir propre au ciel lumineux des éternités cosmiques de la sacralité communiste première indique d’abord que l’unité organique des origines qui ne saurait admettre la séparation aliénatoire en fonctions cristallisées ne connaît ni guerrier ni producteur puisque tout homme est un producteur armé de la sacralité immanente qui ne reconnaît aucun Dieu extérieur et État supérieur… Le divin communautaire premier à l’encontre de tous les polythéismes des rentes foncières de l’allégeance puis des monothéismes des rentes commerciales de l’inféodation qui suivront, spécifie que le sacral de l’épanouir réel n’est pas comme l’opium du sacré, l’autre du monde, mais le devenir historique de la phusis ici présente dont la conscience est totalement antinomique aux puissances théologico-politiques de la financiarisation de la terre profanée.
E&R Aquitaine : En quoi Karl Marx est-il un penseur de cette tradition primordiale ?
Francis Cousin :Karl Marx est le penseur le plus authentique et le plus abouti de la tradition primordiale car il est celui qui, en confirmation des textes les plus reculés ( César, Tacite…) et des fouilles archéologiques les plus récentes, nous parle – en expression théorico-pratique des luttes de classe les plus radicales de l’histoire, d’un temps anté-domesticatoire où les hommes vivaient en la communauté de l’être, un chemin de satisfaction humaine où le produire pour l’argent était inconnu car l’argent alors inexistant, n’avait pas alors asservi les humains au produire pour la soumission au marché et à la plus-value.
Les Communaux de la terre charnelle qui s’articulaient alors aux Communaux du souffle ontologique se reproduisaient alors au rythme cosmique de l’anti-argent et de l’anti-État en une communauté humaine non clivée qui ignorait tout à la fois l’aliénation, l’angoisse, la tristesse, le suicide et la solitude. Dès lors, toute l’histoire de l’humanité depuis que l’économie politique du produire solvable a arraisonné la vie, n’est plus qu’une longue série de luttes de classes entre les appropriateurs de la temporalité historique asservie et les hommes dépossédés d’eux-mêmes qui ne cessent d’aspirer à une communauté humaine retrouvée enfin émancipée de la servitude économique et de l’oppression politique. À l’heure actuelle de la crise accélérée des cinématographies du fétichisme de la marchandise, en ce temps où le mensonge du crédit va faire s’écrouler tous les crédits du mensonge, l’alternative est claire : imposture poursuivie des manipulations monétaires et terroristes du gouvernement du spectacle mondial ou émergence révolutionnaire de l’auto-émancipation humaine.
Marx qui ne cessa de récuser le marxisme à travers les idéologisations social-démocrates puis bolchéviques de sa pensée ainsi retournée en son contraire, n’a jamais abandonné le fil du temps insurrectionnaire pour faire ressortir, contre toutes les fractions capitalistes, de l’extrême droite à l’extrême gauche du Capital, que l’auto-émancipation humaine implique l’éradication définitive de l’argent, du salariat et de l’État. Et à ce titre, Marx sut toujours faire la différence entre le temps ouvert et révolutionnaire du continent européen qui put faire naître la conscience infiniment réfractaire du refus de toute domestication et la temporalité immobile des espaces africano-orientaux où le Capital va puiser son intarissable armée de réserve docile et prosternée devant les mirages de l’égarement consommatoire.
E&R Aquitaine : Pensez-vous qu’il soit possible, en cette époque de marchandisation et de tertiarisation, de renouer avec une ancestralité combattante européenne, dans la lignée de la Commune de 1871 ? Le prolétaire est-il la figure essentielle de cette insurrection ?
Francis Cousin :Pour Marx, en expression adéquate du mouvement réel, le prolétariat n’est pas une catégorie sociologique de mains noires et de blouses bleues et toutes les sciences sociales modernes à la remorque des sciences mathématiques et physiques de l’âge classique du capitalisme constituent des foutaises obscurantistes simplement adéquates à la dictature des mesures expérimentalement reproductibles qui sont nécessaires à la valorisation des chiffrages et combinaisons de l’ordre de la marchandise.
Le prolétariat est une dynamique historique, celle de cette classe désormais universelle qui regroupe tous les hommes privés de tout pouvoir sur leur existence et qui - contre la classe capitaliste du mondialisme de la marchandise - doivent pour re-devenir pleinement humains s’insurger contre la dictature démocratique de l’argent afin de s’auto-abolir en tant que prolétaires pour se faire re-naître en tant que communauté humaine du vrai vivre humain.
E&R Aquitaine : Dans notre postmodernité, ce « monde contradictoire, où les codes s’évanouissent, où le social implose, où la pluralité des ruptures se substitue à la continuité linéaire, où l’appartenance de classe n’est plus un critère significatif » (Alain de Benoist, édito d’Éléments n° 60, automne 1986), l’idée d’insurrection populaire ne relève-t-elle pas également d’un spectacle, d’une joyeuse rêverie ? Accessoirement, que pensez-vous de l’initiative de la « Manif pour tous » qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes dans les rues ces derniers mois ?
Francis Cousin :Je ne pense pas que les concepts aliénatoires du spectacle de la domestication sociologique, s’ils peuvent être opérants du point de vue de la bonne gestion universitaire des chronologies de la domination, puissent avoir une pertinence révolutionnaire au regard de l’émancipation humaine. C’est pourquoi, dans la tradition radicale des groupes maximalistes de l’extrémisme insurrectionnaire et par-delà toutes les errances novatrices de l’insipidité des sciences humaines présentes, il convient toujours de revenir à Marx en tant qu’il est l’expression la plus radicale de la lutte de classe réellement existante entre l’ère du vide capitalistique et l’épanouissement subversif du plein de l’être qui se cherche.
Au-delà de tous les égarements de surface et des fourvoiements empiriques, il faut retourner à l’essentiel et récusant les amulettes analytiques du faux savoir officiel (post-modernité, sur-modernité, hyper-modernité…) et se souvenir des deux concepts clefs que Marx fait surgir tout au long de l’élaboration de la critique de l’économie politique : la domination formelle et la domination réelle du fétichisme de la marchandise.
La caractéristique principale de la phase de domination formelle du capitalisme sur la vie des hommes qui s’étend de la révolution capitaliste médiévale jusqu’à la guerre de 1914 est que le procès social général du travail de l’aliénation reste identique à ce qu’il était dans les formes de production antérieures, mais qu’il est désormais soumis au procès de la valorisation capitaliste. Durant cette longue période de plusieurs siècles, le Capital vit dans et à partir de l’avant-Capital mais pour progressivement le liquider et devenir enfin lui-même lorsqu’il est enfin parvenu à balayer tout ce qui lui préexistait.
Avec l’apparition d’un procès historique de travail social spécifiquement capitaliste, tel qu’il se forge dans la phase de soumission réelle du travail au capital issue de la première boucherie impérialiste mondiale, le phénomène selon lequel c’est le capital qui apparaît productif et non plus le travail, va trouver une base matérielle adéquate, capable de démultiplier indéfiniment sa puissance de représentation aliénatoire. Le processus d’asservissement qui prend nécessairement - et ceci aussi bien dans l’une que dans l’autre phase de la production capitaliste - la forme de la réification des personnes et de la personnification des choses va avec la phase réelle se développer de façon paroxystique sur un terrain matériel et symbolique propre à renforcer à l’infini le spectacle de la réification/personnification pour aboutir à la schizophrénie mégapolitaine et concentrationnaire totale d’aujourd’hui.
La phénoménologie du fétichisme de la marchandise est ainsi poussée jusqu’à une exacerbation totalitaire absolue car les formes sociales du travail apparaissent dorénavant comme formes de développement du capital, forces productives du monothéisme accompli de l’argent. Tous les caractères sociaux que le développement historique capitaliste accomplit en tant que pure dictature démocratique des échanges narcissiques de la réification planétaire s’impriment universellement au travail de l’abêtissement des échanges (coopération, division du travail, ouvrier collectif, machinisme, sciences, arts, etc…) et apparaissent de la sorte comme des qualités inhérentes à la dynamique commerciale de l’avoir, et de ce fait, se retournent contre tout ce qu’est l’être de l’homme…
Par conséquent, avec le procès de circulation du capital adéquat à la phase de soumission réelle de l’humanité au système de la liberté autocratique des objets enfin réalisée aujourd’hui, la mystification se renforce jusqu’à ce point où le spectacle mondial du cosmopolitisme de la marchandise trouve dans la base totalement mystifiée de la réalité sociale, la justification de l’éternisation de l’intégralité de ses rapports de domination. Désormais, le règne arbitraire du suffrage universel de la liberté du profit est devenu l’autonomisation de toutes les forces vitales de l’espèce humaine sous la forme du capital. L’abondance partout présente des marchandises, c’est-à-dire du rapport marchand jusque dans l’intimité la plus profonde de chacun, ne peut plus produire autre chose que la non-vie sans cesse augmentée dans le morcellement, la division et la séparation des êtres humains constamment jetés et soumis sur le marché du paraître et de la quantité, de l’angoisse et de la désespérance. Le triomphe contemporain de la domination pleinement réalisée du fétichisme de la marchandise se définit ainsi par la logique dictatoriale du hors-sol démocratique de l’homme totalement détraqué qui arrache définitivement toute la vie humaine à ce qui demeurait encore de naturalité cosmique pour en faire un simple produit circulatoire emporté par le flux illimité de la liberté infinie du commerce de la chosification.
Tant que la crise n’a pas atteint le moment où l’auto-présupposition du Capital cesse de pouvoir reconduire ce qui pose les conditions objectives de sa possible reproduction, l’appartenance de classe, démontre Marx, demeure floue, flottante et brumeuse puisque tout le percevoir est historiquement égaré, troublé et inféodé au spectacle dictatorial du mensonge démocratique de la marchandise encore réalisable.
Les insurrections populaires sont toujours des mouvements confus et indistincts où l’inter-classisme qui les traverse permet toujours que les drapeaux de fausse subversion qui les identifient aboutissent immanquablement à simplement changer et donc perpétuer les conditions gestionnaires de la misère quotidienne de la chosification. L’insurrection prolétarienne qui s’annonce en tant que mouvement général de tous les humains dépossédés de toute vie humaine par le capitalisme mondial, sera pour être elle-même le mouvement d’auto-abolition universel de la condition prolétarienne quand l’universalité de la capitalisation cessera de pouvoir se capitaliser justement en tant qu’universel. Dans ces conditions, il est normal que tout ce qui était encore auparavant, inaccessible, impensable et infaisable devienne par le saut qualitatif de la dia-lectique de la crise historique de la valeur, un faire enfin accessible et donc justement pensable.
E&R Aquitaine : Dans sa préface à Chevaucher le tigre, Philippe Baillet établit un rapprochement nuancé entre situationnistes et traditionnalistes qui, les uns comme les autres, sont parvenus à se libérer de certains mythes fallacieux de la modernité. René Alleau voyait également, malgré d’évidentes oppositions, une complémentarité dans les approches guénonienne et marxiste. Finalement, n’est-ce pas une erreur d’opposer l’outil technique et économique et l’outil métaphysique, tant que l’un et l’autre n’outrepassent pas leur cadre propre ?
Francis Cousin :Les auteurs qui regardent vers les sociétés traditionnelles à la suite notamment des cheminements guénoniens ou évoliens commettent deux impairs historiques fondamentaux.
Le premier consiste dans le fait qu’ils confondent la tradition primordiale de la communauté sacrale originelle avec la version falsifiée, initiatique, névrotique et hiérarchiste qu’en donnent à voir – de manière tronquée – les aliénations premières issues des diverses fonctionnalités d’asservissement sorties de la phase néolithique.
Le second, lié évidemment organiquement au premier, résulte du fait que pour cette tradition falsifiée, l’histoire millénaire de l’humanité devrait être regardée comme un processus progressif de décadence marqué par l’involution de plus en plus accélérée du mouvement de l’histoire aboutissant à la modernité en raison de la loi de régression des castes qui aurait fini par sanctifier les valeurs marchandes alors même que c’est justement comme l’ont définitivement démontré Marx et Engels, du cœur même des rentes foncières de l’aristocratisme le plus ancien et de ses divagations alchimiques, ésotériques et magiques que le règne de la quantité a positivement surgi du cœur profond des antiques cheffismes militaro-agraires, de la division du travail, de leurs voies initiatiques et précisément de la mystification métaphysique à partir de laquelle ces derniers habillèrent leur imposture.
La métaphysique est la symphonie mythologique et religieuse du procès de confiscation de l’Être par l’Avoir, elle rend compte de cette histoire anti-humaine de l’« oubli de l’être » en tant que totalité organique communiste indivise et sa reconversion graduelle en l’illusion de la calculabilité universelle du fétichisme de la marchandise. Si la pensée du logos radical des philosophes Grecs anté- (anti-) socratiques désigne la véritable nature de l’Être, regardé au temps du surgissement des sociétés de l’avoir et de son voilement civilisationnel consommé, toute l’histoire de la métaphysique a été marquée au contraire par son oubli progressif au profit du seul système de la gestion des objets dont l’outil technique n’est que l’une des médiations terminales par lequel l’humain est pris dans l’engrenage de l’arraisonnement de la vie par la liberté despotique du profit.
Pour être lui-même, l’humain doit habiter dans le loger de la tradition primordiale de la communauté de l’Être. Le communisme y est l’être générique de l’homme universel qui se déploie en la sacralité unitaire et totale de la vraie vie qui ignore la séparation sacré/profane née des traditions falsifiées propres aux pouvoirs de la valeur spatiale du territoire pré-marchand qui firent dialectiquement et ultérieurement naître la valeur des espaces du temps mercantile. Le seul habitement propre à l’être véridique de l’être de l’homme identifie l’authentique séjournement de l’existence humaine à l’espace du vivre communiste qui relie la terre au ciel, la nature à l’humain, le divin aux mortels sans qu’aucune fallacieuse transcendance de domestication extérieure ne vienne briser le lien premier et fondamental (primordium) de l’essentialité véritable du transcendant immanent propre à l’Être de l’Être.
En général, le culte guerrier des élites masculines et viriles propre à la tradition falsifiée exprime d’abord l’impuissance caractéristique de ceux qui s’y réfugient dans l’obsession d’esquiver et de recomposer à l’envers le mal et les difficultés qui les traversent mais l’histoire réelle contrairement aux divagations olympiennes des héros du désarroi rémanent qui cherchent à se positionner en posture de force n’est pas une chute accélérée parce qu’elle aurait perdu sa spiritualité héroïque et guerrière. C’est même exactement le contraire car si la réalité de l’histoire constitue une précipitation régulière vers le cosmopolitisme de la marchandise c’est bien parce que les ordres anciens nés de la division fonctionnelle de la communauté première, ont fait apparaître à partir des trois ordres aliénatoires issus du clivage néolithique (guerriers, prêtres et producteurs…), c’est fondamentalement parce que cette tri-fonctionnalité définissait une direction qui à partir de l’économie politique des stocks agraires menait inévitablement au développement monétaire de l’État et au renforcement étatique de la monnaie.
Le système des traditions falsifiées surgi de la civilisation de l’avoir n’est pas comme l’imagine naïvement la pensée courte de ses laudateurs un espace où l’argent se trouverait subordonné à des facteurs extra-économiques, à l’intérieur d’un ordre symbolique beaucoup plus vaste religieusement et politiquement.
L’économie de la domination de la rente foncière qui conduira ensuite aux rentes commerciale puis industrielle y est déjà souveraine mais par l’entremise de médiations politico-religieuses alors qu’aujourd’hui la transparence parfaitement tyrannique de l’argent enfin achevée se suffit pleinement à elle-même jusqu’à avoir absorbé et anéanti toutes les religions et les politiques dans le culte universel des droits de l’homme affairé aux transactions du marché. La fixation infantile et viriliste d’Evola pour l’Ordre des Templiers, outre qu’elle renseigne beaucoup sur ses propres malaises d’homme en la profondeur des tourments de son non-dire, fait surtout l’impasse sur le fait que banquiers des rois, des princes et des papes, les chevaliers du Temple furent de fait parmi les grands précurseurs de la modernité bancaire.
Quant au soufiste Guénon, perdu dans une autonomisation toujours plus poussée de la césure du vivant dans le travail de la division inhérente au syndrome ésotérique de l’hallucination initiatique de l’orientalisation fiévreuse, la seule explication qu’il puisse évidemment proposer du processus de dégénérescence qui a produit la modernité, c’est celui de l’éloignement des principes de la société traditionnelle alors qu’en vérité c’est à l’opposé cette dernière qui – sur la base des hiérarchies sorties de la domination politique des étendues de l’avoir – s’est substituée à l’ancestrale communauté de l’être – pour insensiblement mener à la dynamique pécuniaire qui [à l’ombre des fonctions du sacerdoce et de la royauté] conduira au surgissement du mode de production capitaliste universel.
E&R Aquitaine : Vous encensez la figure du Christ et évoquez le « renversement radical des rapports de transcendance » opéré par l’Évangile. Par ailleurs, vous expliquez que les sociétés primitives (référence aux travaux de Pierre Clastres et de Marshall Sahlins) sont des sociétés du tout sacral, où la distinction entre sacré et profane n’existe pas. Ce faisant, n’évacuez-vous pas la Chute et la dimension proprement surnaturelle de l’Incarnation du Christ et par là même le sens de la rémission des pêchés par la crucifixion, ce qui est proprement un protestantisme ?
Francis Cousin :Dans la communauté organique du communisme primitif, tout est sacral puisque le sacral est le tout d’une existence qui sait que le vivre véritable est in-monnayable et in-appropriable. Dans ces conditions, la division entre sacré et profane n’existe pas puisque le travail de la séparation n’a pas encore produit la division du vivre cosmique et que la religion comme lieu séparé de gestion des restes du sacral incarcéré n’a pu encore se révéler. Lorsque le Christ se manifeste dans une Palestine profondément hellénisée pour se placer d’emblée radicalement et tout à la fois au-delà du tribalisme vétérotestamentaire des enfermements fétichistes et des rites païens déjà en crise de représentation étatico-impériale, il vient par la dimension révolutionnaire de son incarnation rappeler que le Divin, loin d’être l’Autre du monde ou la simple âme d’un monde de possessions à bien régenter, est bien l’auto-mouvement de l’ex-ister en l’amour de l’Être.
Contre le protestantisme qui n’est finalement qu’une re-judéisation du christianisme au temps venu du capitalisme ascendant, le logos évangélique originel (par-delà les dégradations de ses institutionnalisations catholiques ou orthodoxes !) nous annonce prioritairement que la sève de l’essentiel n’est pas de ce monde en ce que la véritable richesse de l’homme se situe hors des appareils étatiques et religieux du Temple de la marchandise.
La loi juive ne supprime pas la scission entre l’éternel et le particulier, mais au contraire la révèle et l’exaspère comme le souligne fort bien Hegel car elle est religion de la négativité comme destin. Pour elle, le divin est la négation de l’homme et la foi est la simple conscience obéissante de cette négation. Au rebours, le Christ se présente comme conscience radicale de l’immanence du Divin au monde puisqu’il est le dépassement de la scission qu’est précisément le judaïsme. Avec lui, l’Esprit ne s’accomplit plus comme alliance mais comme réconciliation et l’Évangile est la parole subversive qui montre le chemin du dépassement des contrariétés en ce qu’il affirme la nécessité de l’essentielle unité vivante du tout de l’Être.
La rémission des pêchés par la crucifixion dont vous parlez, doit s’entendre à partir du fait que Jésus s’y objective en tant qu’expression de l’amour de l’Être contre toutes les lois de subordination. La cérémonie du sacrifice (en ses pitoyables orgies sanglantes animalières d’Athènes, de Rome ou de Jérusalem…) comme mode spécieux de preuve de droiture y est là définitivement sacrifiée en une auto-suppression totale et irrévocable. Déjà, dans le sermon sur la montagne, Jésus avait manifesté sa totale opposition aux lois de la scission en leur opposant l’amour. « Aime le Divin par dessus tout et ton proche comme toi-même ». Il ne s’agit pas là d’un commandement étant donné que dans l’amour vrai, toute idée de devoir est immédiatement et totalement supprimée. Ainsi, à travers l’amour, l’homme devient-il le divin qui est en lui, et il réalise de la sorte sa part de divinité dans un engagement d’unité de l’humanité elle-même. Le Christ donne à l’homme la possibilité de donner sens à son histoire, et de s’émanciper, par l’amour, de la séparation d’avec le divin. Par la résurrection, la scission entre les hommes et le Divin est soudainement supprimée, de sorte que c’est plutôt désormais un Jésus vivant qui manifeste la victoire sur la mort, et non pas seulement l’espérance de cette victoire.
Au-delà du judaïsme, alliance commerciale des comptoirs de l’échange avec la lettre de change yahviste (cf Marx ; La Question Juive) et des paganismes, alliages fonciers des espaces de la rente avec la maîtrise de leurs calendriers étatistes, le christianisme (assemblée des hommes de l’Être…) renvoie, en premier lieu ontologique et historique (et ce malgré ses ambivalences), à cette lutte de classe maximaliste qui fit que toutes les guerres paysannes ancestrales contre le fisc, la noblesse, le clergé et la bourgeoisie rythmant le temps médiéval autour de la préservation des communaux de vie, se firent au son in-disciplinable des tocsins des églises de la base rurale encore ancrée en ses vieilles pro-venances et qui ne cessèrent comme le dit Engels de rappeler la source impérissable du christianisme primitif de la communauté contre l’argent et l’État.
La Commune des prolétaires modernes qui allait voir le jour à partir de l’exil de cette rusticité expulsée d’elle-même, reprendrait alors le flambeau pour toujours redire cette invariance humaine ; l’Être ne cesse partout de se chercher pour se retrouver alors même que l’expansionnisme de l’Avoir s’emploie partout à le couper de ses attachements de nature.
E&R Aquitaine : En conclusion, pouvez-vous évoquer votre activité de philo-analyste ?
Francis Cousin :Mon activité de philo-analyste consiste à partir du penser critique radical des pré-socratiques relié au questionnement insurgé de Hegel et Marx à accueillir tous ceux qui en recherche ou peine d’eux-mêmes, ont besoin d’exprimer leur doute, leur peur et leur douleur au monde de l’in-humanisation actuelle tout en voulant trouver la voie explicative qui permet à la fois de comprendre pourquoi et comment l’économie narcissique des représentations sociales de la civilisation leur est insupportable. Dès lors contre tous les leurres et charlatanismes psychologiques, psychanalytiques ou psychiatriques qui entendent les cadenasser au sein du système des valorisations de l’image et des objets de la sur-vie marchande, nous entreprenons la mise en marche d’un dia-logue des vraies profondeurs qui permet – par la dialectique de la parole dé-liée ! – de dé-nouer les processus de conscience fausse, de refoulement, d’enfermement et de fuite par lesquels l’humain devient étranger à l’humain et ne cesse de s’éloigner de sa propre réalité. L’unité première entre l’homme et le cosmos sacral en ayant été brisée par la logique de la réification appropriative n’a pas simplement cassé le vivre commun des hommes, elle a aussi et surtout démantelé toute l’intériorité affective de chacun en l’emprisonnant dans l’accumulation sans fin des spectacles de la marchandise qui aujourd’hui a fini par chosifier chaque émotion et toute intimité…
Ainsi, le mal-être omni-présent signale, en premier lieu, l’omni-absence de l’être c’est-à-dire la totale incarcération des puissances vitales d’émerveillement sensuel à la naturalité cosmique par les vastes galeries marchandes du paraître et de la possession. Autrement dit, retrouver la voie de la réalité humaine par delà l’impérialisme de la marchandisation, c’est bel et bien (re)découvrir la véridique pulsation de plaisir en totale antinomie avec tous les fallacieux délices du chiffrer commercial et des raconter artistique, dévotieux et récréatif puisque les loisirs, l’art et la religion ne sont que l’illusoire compensation attribuée à l’homme captif à titre de lots de consolation afin de faire oublier la perte du sacral cosmique de la communauté originelle.