Spécialiste en intelligence économique, Pierre-Yves Rougeyron est l’auteur d’une Enquête sur la loi du 3 Janvier 1973 aux éditions Le Jardin des Livres.
Rébellion : Pour vous, la loi du 3 Janvier 1973, est une rupture dans les fondements même du fonctionnement de l’État français. Quelle est la nature de cette loi ?
Le processus dont elle fait partie commence dans les années 1940 et se concrétise à partir de 1960 et surtout 1970 avant d’avoir son acmé dans les années 1990 avec Maastricht.
C’est une loi relative au statut de la Banque de France. Elle constitue le premier fait légal d’un processus jusque là maintenu dans le clair-obscur de l’administration qui est l’indépendance de la Banque de France par rapport à l’État.
Pour bien comprendre l’implication de ces faits, il faut revenir sur l’anthropologie des banques centrales telle que l’a faite Jean-Claude Werrebrouck. Une banque centrale c’est une frontière entre l’État et le l’argent, et selon l’orientation, la porosité et la résistance de cette frontière, vous avez à une époque donnée le rapport de force ou de consanguinité entre ces deux mondes. Quand les banques centrales sont dans la main de l’État, l’État domine la finance, sinon c’est la finance qui domine.
Avant cette loi, la Banque de France avait un contrôle direct sur la masse monétaire et un rôle important dans le développement économique via un système de prêt à taux zéro que vous expliquez très bien dans votre livre. Pourquoi avoir voulu casser cette institution ?
Car la dette de l’État est un placement pour la classe rentière (grandes familles, banques, assurances). Si l’État émet à taux zéro, pas de placement. De même, l’open market, l’adjudication de bons du Trésor aux banques était pratiqué à titre résiduel dans les années 1930 mais au taux que l’État voulait. La dette d’État est le placement le plus sûr car un État peut répudier sa dette mais un État meurt rarement. Pouvoir mettre la main sur la dette de l’État était nécessaire pour que l’industrie financière puisse se refaire après son « épuration » de l’après-Roosevelt.
La « modernisation financière de la France » voulue par une poignée de technocrates est l’expression d’un changement d’époque radicale. Cette cassure est-elle un choc entre deux générations aux idées et aux valeurs très différentes ?
La génération qui avait pensé le Circuit du Trésor était la génération de la Résistance, elle accusait l’hubris financière d’avoir causé la guerre. La génération qui va suivra sera très américanisée. Elle voudra laisser sa marque dans l’histoire et donc défaire ce que la génération de la Résistance a fait. Pour avoir une idée de cette rupture de transmission, lisez François Denord sur l’histoire du néolibéralisme en France.
À l’origine de cette loi, on trouve des personnalités importantes pour l’avenir de la politique et de l’économie française. Qui furent les vrais concepteurs de ce modèle financier ?
Je pense que cette loi est vraiment la loi Monnet-Giscard. Le processus est pensé par Monnet dès 1943. Giscard le mettra en œuvre avec la complicité d’un homme important mais oublié qui est Robert Marjolin. Robert Marjolin fut très proche des services américains, c’est l’intellectuel de l’équipe Monnet. Il sera un des grands concepteurs de ce processus en tant que chargé des affaires financières de la Commission où il écrira les mémorandums Marjolin (1962-1966) qui servent de base à la loi. Puis il rédigera le rapport Marjolin-Sardin-Wormser sur la modernisation économique de la France qui préconise de faire du Trésor un client des Banques pour les faire grossir (la plupart étant nationalisées depuis 1945). Il sera Directeur du Trésor pendant le vote de la loi. En 1979, il quittera l’européisme en donnant une raison qui mérite d’être entendue. Il se définit comme libéral et juge que les gens ne voulant pas échanger leur pays avec la future Union européenne, celle-ci sera contrainte à l’emploi d’une violence qu’il refuse. Sinon l’autre grand responsable est Valéry Giscard d’Estaing.
Pouvez-vous revenir sur le parcours de Valery Giscard d’Estaing, emblématique de la logique libérale et atlantiste des « élites françaises » ? VGE fut-il un des fossoyeurs de notre nation ?
Le bilan de VGE parle pour lui : construction européenne, regroupement familial, stratégie libérale, alignement atlantiste.
Il faut voir que le secret des Giscard n’est pas le fils mais le père, Edmond Giscard d’Estaing, européiste convaincu et donc collaborateur de l’Allemagne. Il parviendra à faire oublier son rôle grâce à son fiston qui sera résistant de la 11ème heure. Une mémoire particulièrement développée et un talent pour les chiffres ont fait de lui un ministre du Budget efficace. Il participe à la chute du général de Gaulle lors du référendum de 1969. Lors de la succession de Pompidou, il arrive à voir les gaullistes conservateurs se rallier à lui contre Chaban Delmas vu comme gaulliste social. Ensuite il mettra son programme en marche avec le même tropisme que son père : abaisser la France pour qu’elle finisse par avoir – je cite – : « un strapontin à la Bundesbank ».
Vous avez la dent dure envers Jean Monnet. Quel fut son rôle réel dans l’alignement de la France dans la mondialisation naissante ?
Jean Monnet est une des pierres angulaires de ce que l’on peut appeler les « planificateurs américains » de la mondialisation comme les appelle le professeur Henry Laurens dans le dernier numéro de Perspectives Libres. Il faut comprendre que la stratégie américaine va se penser pendant la guerre avec des hommes comme Robert Strauss-Hupé, les frères Dulles (le premier Secrétaire d’Etat, le second deviendra patron de la CIA quand elle succèdera à l’OSS en 1953). Cette stratégie consiste en la fédéralisation de l’Europe déjà tentée pendant la SDN via… Jean Monnet et par la préparation d’une mondialisation des échanges via le libre échangisme. Il sera au confluent des deux. La stratégie sera terminée sous Truman par la doctrine du développement proposée comme alternative au communisme.
Son rôle pour la France sera de la faire entrer dans le bloc euro-atlantique via le plan Marshall qui l’impose comme l’homme des américains. Il sera de tous les grands programmes communautaires sauf sous le gaullisme. Le général de Gaulle ayant parfaitement compris son rôle lui donnait d’ailleurs le surnom du « Grand inspirateur ».
Vous remarquez le rôle ambigu du patronat français dans cette affaire. Pour reprendre l’analyse de l’historienne Annie Lacroix-Ritz, pensez-vous que la classe bourgeoise dominante cultive un art consommé de la trahison nationale ?
Je pense qu’il faut faire une nuance. La bourgeoisie n’a jamais su en France imposer ses modes de vie dans l’imaginaire national. Or, le petit bourgeois porte avec lui la moyennisation de la société et la démocratie, c’est en ce sens que l’on peut dire avec Jacques de Saint Victor qu’il faut sauver le petit bourgeois.
Il n’en reste pas moins vrai que n’ayant pas d’identité propre, cette bourgeoisie va se piquer de passion étrangère : anglomanie sous Voltaire, germanophilie délirante, américanisme triomphant. Je pense que cette classe a pris le parti de la trahison proprement dite après 1815 et que depuis elle ne croit plus au projet français. Le reste ne fera que le confirmer.
Facilitant l’endettement de l’État, cette loi a t-elle enchaîné la France aux mécanismes de la mondialisation ?
La mondialisation financière peut être résumée à grand traits comme le grand retour de la rente. Pour ce faire, il fallait un socle et le meilleur socle comme nous l’avons dit, ce sont les dettes d’État. En les mondialisant, nous avons préparé le terrain pour les fraudes aux taux de changes d’abord puis les produits financiers de dernière génération (les fameux CDO/CDS). Le mécanisme de 73, la marche à l’indépendance des banques centrales est une histoire mondiale dont je n’ai fait qu’esquisser l’histoire pour la France.
Au sujet de la question de la dette, comment pensez-vous possible d’échapper à son emprise pour une nation ?
Il ne s’agit pas en soi d’échapper à la dette. La dette est un fait anthropologique structurant. Nous sommes tous des endettés vis-à-vis des générations qui nous précèdent et de celles qui vont nous suivre, une Nation est aussi une masse de dette. Pour un État les vraies questions de la dette sont : qui la possède et peut-on l’honorer. Dans ce cadre normal, il y a trois buts stratégiques à avoir : que la dette de la France soit aux mains des français, que la France ait un appareil productif souverain et un tissu d’entreprise apte, et que personne ne puisse jouer contre nous à travers notre dette. Pour ce faire il ne faut pas faire du zéro déficit comme le préconise certains qui ne réussiront qu’à détruire leur pays. Si l’État ne fait pas de déficit d’investissement, c’est toute l’activité économique qui finit par en pâtir. Il ne s’agit pas d’interdire la dette mais de la contrôler, dans ce dossier comme dans d’autres, le mot clef est souveraineté.
Pour vous, une sortie de l’euro et de l’Union européenne est possible et souhaitable pour la France. Mais comment ?
Il y a deux manières de sortir de l’euro : soit par un abandon concerté, soit de manière unilatérale.
Les modalités techniques d’une sortie concertée ou unilatérale sont à vrai dire assez simples. Le chef de l’État annonce qu’à partir, par exemple du 1er janvier 2015 à minuit, le franc a cours légal, ensuite il faut réussir la dévaluation qui aura mécaniquement lieu. Pour ce faire, il faut reprendre et repenser les mécanismes de contrôle des changes et des prix. Jacques Sapir a déjà anticipé tout cela et les notes qu’il a produites, dont la dernière avec Philippe Murer sont des guides irremplaçables.
Aujourd’hui je pense qu’une sortie concertée est inenvisageable à cause de l’Allemagne et de la crainte qu’elle inspire aux autres États. Ce sera donc une sortie désordonnée où il y aura des dévaluations compétitives qui pourront s’avérer dangereuses mais infiniment moins que de rester dans l’euro où la mort pour tous est promise.
Vous insistez dans votre dernière conférence sur le retour des impérialismes. Quelles formes prennent ces volontés de contrôle géopolitique ?
Il y a les faits permanents de l’impérialisme : l’appropriation des ressources et la sécurisation des voies d’approvisionnement. Aujourd’hui l’impérialisme ancien comme ce que fait la Chine via la prise de terres arables côtoie un impérialisme qui a renouvelé ses procédures logistiques via l’Empire du Bien, comme en Ukraine où l’Union européenne fait faire un coup d’État « démocratique » au nom des « valeurs » occidentales. Ce sont les théories de Gene Sharp.
Les tensions sociales et les enjeux internationaux rendent l’avenir imprécis. Dans cette « zone des tempêtes », pour vous, une alternative au système est-elle possible ?
Ce n’est pas parce qu’elle est complexe qu’elle n’aura pas lieu. Nous quittons un monde unipolaire et à l’énergie bon marché. Nous pouvons nous accrocher à ce monde qui meurt comme nous le faisons en Ukraine ou ailleurs. Nos modes de production et de vie arrivent à une impasse énergétique et stratégique. Si un alter-système n’est pas pensé, il se mettra en place de manière chaotique avec de graves déconvenues à la clef et des drames humains à la serrure.