Egalité et Réconciliation
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Golems et chimères à Suez

Connaissez-vous l’histoire de la sardine qui boucha le Vieux-Port de Marseille ? Oui ? Alors une autre histoire, celle de l’arête qui se coinça dans la gorge profonde et insatiable de la mondialisation, vous régalera aussi.

 

La France de La Fontaine contre les robots d’Attali

L’histoire de l’humanité est une histoire d’animaux dont les êtres humains estiment qu’ils font semblant d’être des humains. Ils crient, chassent, copulent, mangent et créent des sociétés plus ou moins cohérentes. Ils nous font sourire, les animaux ; internet déborde de photos et vidéos adorables ; on aimerait qu’ils nous parlent. Pour quoi nous dire ? Des bêtises, bien entendu. Car au fond le règne des animaux n’est rien d’autre que le miroir dans lequel s’admire la république humaine. Cette dernière singe les animaux, parle de « lois naturelles » et de « pacte social » là où elle aspire constamment à se détacher de ce royaume de la Nature qu’au fond elle déteste et veut dominer. Les animaux, oui ! Mais seulement lorsqu’ils sont domestiqués, c’est-à-dire dûment castrés et sous sédatifs – justement, on aime que les animaux soient un peu comme on aimerait qu’on soit, nous autres les humains.

Alors, il faut reprendre en main Jean de La Fontaine, le seul qui, en un monde qui paraît chaque jour de plus vouloir ressembler à une ferme d’animaux républicains et qui conspire clairement contre toute forme d’élégance et d’harmonie, puisse nous aider à y voir un peu plus clair. Comment ? En nous montrant comment les histoires d’animaux racontent la morale humaine en faisant croire au lecteur que les animaux, au fond, seraient un peu comme nous, alors que c’est plutôt le contraire. La Fontaine le fait avec la langue la plus exquise qui soit, juste, élégante et précise, vrai baume sacré à utiliser contre les vampires wokes et leurs sortilèges à base d’écriture inclusive, réécriture des classiques, censures, cancel culture et folles panthéonisations républicaines.

Eût-il vécu aujourd’hui, La Fontaine aurait pu écrire de belles histoires. Celle d’une volée d’oiseaux d’acier qui s’envolent du Yémen et, se posant sur deux sites pétroliers en Arabie saoudite, explosent et font chuter de 6 % le commerce quotidien mondial du pétrole pendant deux semaines, déstabilisant les marchés financiers mondiaux. Une autre historiette pourrait être celle de la grenouille qui, gourmande comme elle l’était, se gava et explosa (eh oui !, ce sont toujours des histoires d’animaux qui pètent) dans le port de Beyrouth, soufflant des quartiers habités et au passage la porte méditerranéenne d’Iran, Irak, Jordanie et région de Damas, en plus du poumon économique du carcinomateux Liban. Une autre nouvelle marrante pourrait être celle de la baleine échouée pendant une semaine au canal de Suez, bloquant 12 % du trafic international et causant ainsi 10 milliards de pertes quotidiennes pour le commerce mondial, et 14 millions de dollars de pertes quotidiennes pour la seule Égypte.

Et le virus, cette rockstar que les photos des tabloïds nous montrent comme une baballe sur la surface de laquelle poussent des dreadlocks de rebelle un peu junkie ? Là, La Fontaine pourrait même en faire un blockbuster, avec, pourquoi pas ?, Omar Sy dans le rôle de Didier Raoult, Joaquin Phoenix dans celui de Xi Jinping, Jamel Debbouze dans celui d’Emmanuel Macron, Lady Gaga dans celui d’Elisabeth II et Mathieu Kassovitz dans celui de Donald Trump. Titre éventuel : Nous sommes tous des virus sans passeport.

La Fontaine, sereine force tellurique, a donné une leçon à Jacques Attali, volage et puissant thalassocrate qui fait du nomadisme le moteur de l’Histoire et des mers les plaines des civilisations respectables, avec les « hypernomades » comme forme ultime d’une humanité adaptée au monde à venir [1]. Le premier avait compris, là où le second avait raison sans pour autant comprendre : qu’il suffisait qu’une arête dans le famélique gosier de la mondialisation pour que tout s’arrête. Le modèle sur lequel se base la république de la marchandise est gagnant et fragile car il se présente davantage comme une tentative de concrétiser un fantasme que comme un processus qui s’est structuré autour d’éléments factuels. C’est une idée, et en tant que telle, elle est vouée à se confronter avec le réel, devant ainsi choisir entre son propre effacement ou au contraire optant pour un processus de renégociation. La République de la Marchandise a buté sur les autoroutes liquides dont Attali fait l’éloge. Un banc de sable, une rumeur, une entreprise qui fait faillite, un drone, et la chimère se décompose, redevenant un lion, un serpent et une chèvre. L’immense porte-conteneurs Ever Green est un produit de la chimère du déracinement le plus fou : il fut construit au Japon, bat pavillon panaméen, est utilisé par une entreprise taïwanaise, et sa gestion technique est sous la responsabilité d’une société allemande. Il était naturel qu’e cette arête finisse par se coincer quelque part ; elle aurait dû y rester.

La Fontaine avait compris beaucoup de vérités. L’une d’entre elles est que le retour à la terre, c’est-à-dire à l’essentiel, n’est que le seul salut possible, et que la mer, elle, est menteuse autant qu’elle est séductrice. Homère aussi le savait, et Odyssée en avait fait les frais. Qu’est-ce que l’essentiel ? C’est ce qui définit qui nous sommes, d’où l’on vient et où l’on va. C’est une langue pour exprimer avec justesse le sens de nos pensées ; c’est une terre qui nous rendra l’amour et le respect qu’on lui donnera ; c’est une communauté qui partage avec nous le destin qu’on conçoit en commun. Vivre en harmonie avec elle n’est pas une lubie écolo-bobo, mais un devoir, une vérité profonde, un devenir.

Déracinement, frénésie et insécurité sont autant d’avatars d’un monde où la Marchandise est souveraine, où tout se doit de devenir dissolution, à partir des valeurs qui définissent la communauté d’appartenance, qui devient marchandise à son tour ; tout y est liquidité, informité et remplacement. Les morts jetés à la mer n’ont pas de sépulture ; la mer est devenue leur tombeau, rendant impossible de se recueillir pour honorer le disparu. Tel est le monde de Jacques Attali. Dans celui de La Fontaine, en revanche, les tombes sont là, les morts sont accueillis dans le sein de la terre, et la communauté peut ainsi leur rendre visite. Le deuil y est possible, et avec lui, la promesse de l’avenir – la vie.

La patrie est la « terre des aïeux », là où gisent les os des ancêtres ; le thalassocrate, au contraire, abhorre les patries charnelles, lui préférant la fluidité des mers, l’insouciance des vols, la rapidité du numérique. Mais il se trompe, car le système sur lequel il a édifié son pouvoir est beaucoup plus fragile qu’il ne le pense. L’humain, n’est fait ni pour marcher sur l’eau, ni pour voler dans les airs.

 

Le capitalisme est mort, vive le libéralisme inclusif !

Son système est certes fragile, comme nous le montrent ses nombreux bugs qui font trembler longuement et profondément son monde, mais il a de son côté un outil puissant qui fait défaut au logiciel tellurique : la vitesse, et avec elle une fabuleuse capacité de métamorphose, ce qui lui permet de s’adapter à toutes les circonstances. C’est l’univers de la Technique. Le Capital, immense eucharistie entre l’Homme et la Marchandise, se renouvèle sans cesse grâce aux crises qu’il provoque lui-même, et dont l’objectif est de dissoudre les structures précédentes pour ainsi les remplacer par d’autres, ou tout de même les recomposer pour qu’elles s’adaptent aux nouvelles exigences. Ses cycles ne sont donc pas une fragilité mais un processus consubstantiel à son essence métamorphique – c’est sa Technique, au sens qu’Oswald Spengler lui donnait [2].

La pandémie de Covid-19 nous l’a bien montré : la cible de l’économie de marché de type libéral-libertaire est bien le vieux capitalisme. Les billets et les pièces de monnaie sont infectés par le virus ? Ça tombe bien, on prévoyait justement de dématérialiser la monnaie. Les lieux de travail deviennent des berceaux d’infection ? Le télétravail résoudra le problème (et celui du burn out en plus). Les restaurants et commerces ferment ? Ce sera l’occasion de créer des postes de travail avec Deliveroo, Amazon et Uber. Les enfants à la maison ? La prochaine fois tu y penseras un peu mieux avant d’enfanter des créatures qui polluent la planète, et tu songeras à une stérilisation pour le bien de l’Amazonie et des ours blancs.

La Covid-19 n’a pas montré les limites de la mondialisation, comme le prétendent les hurluberlus pétris de décadentisme ; il est au contraire en train d’en accélérer la mutation, légitimant ses nouvelles formes. Ces dernières seront toujours plus dématérialisées, rapides et insaisissables. Des nouveaux marchés s’ouvrent : vous, votre cerveau, votre attention, vos centres du plaisir, vos neurotransmetteurs. Tik Tok, Netflix, Amazon, Facebook, Instagram, YouTube, Pornhub, Google sont en train d’apprendre comment exploiter les nouvelles « terres rares » que sont votre dopamine, votre prolactine, votre endorphine, en pressant votre hypophyse. Et, une fois épuisés et vidés, le nouveau psychotrope prescrit et remboursé par la Sécu vous aidera à avancer dans la vie. Georges Bernanos écrivait déjà en 1945 : « La seule espèce de vie intérieure que le technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par la médecine, afin de développer l’optimisme, grâce à l’élimination, jusqu’aux racines, de tous les désirs irréalisables en ce monde. » [3]

Le capitalisme est à l’agonie. Trop paternaliste, lent, tendanciellement localiste, irrémédiablement ennuyeux. Il ne sert plus à rien, il faut le dépoussiérer, le rendre plus attractif et inclusif. Les jeunes milliardaires, bien plus cools et souriants, lui préfèrent l’Eldorado d’Internet, cette joyeuse ZAD anarcho-capitaliste. Leur logique est de vendre aux Africains des smartphones fabriqués avec le matériel que leurs compatriotes esclavagisés récoltent dans les mines du Congo, le tout en soutenant le mouvement Black Lives Matter. Ainsi tout le monde pourra équitablement participer à la grande farce et s’en réjouir. Dehors le capitalisme patriarcale, et bienvenu au libéralisme inclusif !

Chapeau bas.

Au fond, il s’agit d’une question générationnelle, presque un complexe d’Œdipe des plus bourgeois. Tout comme le postmodernisme est l’enfant de la modernité, à son tour émanation de l’humanisme et de son ambition de placer l’être humain au centre de la cosmogonie, le néolibéralisme n’est rien d’autre que le rejeton du capitalisme. Ainsi le gris Golem en costard du capitalisme a engendré le Golem arc-en-ciel cosy, décontracté, libéral et hédoniste : le libéralisme libertaire, comme l’a très bien défini Michel Clouscard [4].

 

Une religion aux valeurs inversées

C’est lui, le Golem arc-en-ciel, qui a achevé l’œuvre de son terne père. Il l’a fait en plaçant l’économique au-dessus du réel, façonnant ce dernier afin qu’il se conforme à la marchandise qu’il est pourtant sensé soumettre, mais qui, tel un fragment de folie, lui échappe. Ce Golem peut se rénover à l’infini parce que la technique est avec lui, il la domine. Tout est devenu technique et machinerie ; l’Homme est aliéné à lui-même car dans son délire faustien il a créé un univers, celui de la technique, qu’il s’est progressivement émancipé de son créateur pour devenir autonome et pervasif. Les développements de l’IA donneront bientôt un substitut d’âme à ces artefacts de la technique, complétant davantage le rêve prométhéen. Nous sommes en effet devenus ce que nos aïeux craignaient le plus et que n’importe quel navet de science-fiction avait prévu : les esclaves des machines et de leurs incessantes mises à jour. Désormais, on raisonne en termes de technique. Nous sommes une « culture faustienne », comme le disait Oswald Spengler, une culture où les individus ne sont plus capables de regarder le monde sans y voir du profit ou sans songer à comment le modifier pour le rendre plus agréable pour les êtres humains, c’est-à-dire pour leur confort. La Nature se doit de se conformer à nos fantasmes là où jadis c’était l’inverse.

C’est en effet une vraie révolution copernicienne qui a eu lieu et qui s’est accélérée depuis un siècle. Là où Dieu était principe et finalité, le mouvement perpétuel est devenu le moteur de l’Histoire, une fin en soi, et peu importe qu’il soit dépourvu d’horizon et qu’il se cogne de partout. Telle la queue du serpent qui se prend pour la tête dans la fable de La Fontaine La Tête et la Queue du serpent, l’idéologie économique trébuche et bute de partout. Cela ne pourrait pas être autrement. Elle repose sur une inversion des hiérarchies naturelles, celles qui supposent que ce n’est pas à l’être humain de se soumettre à l’économique, mais bien à l’économique d’être au service de l’être humain. Notre quotidien baigne en une dimension diamétralement opposée. En quelque sorte, une religion aux valeurs inversées : la laideur remplace la beauté, la médiocrité est valorisée au détriment du mérite, la structure est déconstruite, et ainsi de suite.

L’homme numérique, indéfini car post-humain, est l’adepte de cette pseudo-religion économique, émanation de la pervasivité de la technique. Tout ce qui est bon et précieux pourra lui être sacrifié afin de recevoir les bons souhaits de cette entité divine que le matérialisme historique d’un certain marxisme avait prétendu dénicher dans les plis de l’Histoire, en en faisant un destin. L’être humain n’a d’autre destin que l’économique, donc ? La finalité de la vie est de prier pour qu’une pelleteuse décoince le porte-conteneurs qui transporte la litière pour chats que vous aviez commandé sur eBay ? Ou que votre appartement soit assez bien placé pour capter les réseaux internet ? Il est urgent de choisir.

L’économique n’est pas une religion, il ne peut pas l’être. À la limite, elle en singe les rites et les structures. Les valeurs y sont inversées, tout y est froid, logique et aridité spirituelle, et cela depuis qu’on a accepté de devenir une culture faustienne. Dans la République de la Marchandise, Dieu ne dépêchera pas Son ange pour attraper la main d’Abraham et lui empêcher de sacrifier son fils. Dieu y est évincé au profit de la « main invisible » du marché, laquelle possède celle d’Abraham et le conduira à égorger Isaac pour obtenir une augmentation de son revenu universel.

La Fontaine avait certainement raison, mais pour l’instant c’est Attali qui prêche.

 

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Notes

[1] Jacques Attali, L’Homme nomade, Fayard, 2003

[2] Oswald Spengler, L’Homme et la Technique, 1931, Gallimard

[3] Georges Bernanos, La France contre les Robots, 1945, éd. Le castor astral

[4] Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction : critique de la social-démocratie libertaire, 1981, éd. Delga

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