Les mois de turbulences qui s’annoncent – et dont l’apogée sera probablement l’entre-deux-tours de la présidentielle – doivent nous inviter à méditer quelques réalités sociales et géographiques souvent éludées. La misère des Français, dans tous les territoires, se matérialise. Derrière l’appauvrissement objectif de pans entiers de la population, maladroitement dissimulé par les chiffres officiels, des vies d’hommes et de femmes. Cet article aborde trois cas illustrant la géographie des sans-dents et de leurs adversaires.
Des sans-dents aux sans-bancs
23 décembre 2014, Angoulême : neuf bancs du centre-ville, supports précaires de repos pour les SDF français, sont recouverts de grillages à la veille de Noël.
- Le Capital, une urbanité totalitaire
On compte aujourd’hui près de 150 000 SDF en France, un chiffre qui a augmenté de 50 % en 10 ans. À Paris, ce sont 300 SDF qui passent leur nuit dans le métro. Face à l’accroissement considérable des précaires autochtones sans toit, les autorités ont clairement fait un choix.
Si on peut loger des clandestins dans des châteaux renommés, où ils seront habilement préparés pour les troubles à venir, les sans-dents français, eux, attendront. Ou plutôt périront. Depuis deux décennies, une nouvelle guerre de classe urbaine se déploie dans les métropoles. Bienvenue dans la « ville dissuasive ».
- La ville dystopique de Fritz Lang, cauchemar devenu réalité (Métropolis, 1927)
Vous connaissiez peut-être le sur-arrosage programmé des parcs et des jardins publics en fin de journée ? En détrempant le sol, il devient inutilisable par les sans-abri la nuit venue. Le nec plus ultra de l’urbanisation capitaliste : le mobilier urbain anti-SDF. La mode est à l’investissement dans une esthétique sécuritaire. Il s’agit de confier à des artistes du design la réalisation de bancs publics dont le cahier des charges réduit le banc au seul usage de s’asseoir : bancs sans dossiers, à l’assise modelée, indissociables de leur fonction première.
- Une variante toulousaine, pour les municipalités sans moyens et qui font face à des pauvres qui bougent un peu trop
Autre exemple : les pics installés devant une banque parisienne à Paris (IIe arrondissement). Toutefois, pour les entreprises ou les institutions qui ont encouragé ce procédé, il ne s’agit pas de chasser du pauvre.
- Un aménagement charmant qui appelle un roupillon d’hiver
Ainsi, les cônes métalliques placés sur le muret le long de l’agence LCL de Strasbourg-Saint-Denis « servent uniquement à empêcher les gens de s’asseoir contre la vitrine, ce qui risquerait de la casser », assure un porte-parole de la marchandise.
L’avant-garde « artistique » est ainsi aux ordres des impératifs des métropoles forteresses. L’explosion du nombre de SDF français impose le recours massif aux tâcherons d’art contemporain.
Sans-dents cherchent soins désespérément
19 octobre 2012 : une femme enceinte perd son nourrisson alors qu’elle vient d’accoucher sur une aire d’autoroute du Lot. La jeune femme enceinte habitait Lacapelle-Marival (Lot). Seules 2 maternités pouvaient gérer les accouchements prématurés, celles de Brive-la-Gaillarde et Cahors, toutes les deux… à plus d’une heure de route du domicile de cette femme. Depuis la fermeture de la maternité de Figeac en 2009, le département du Lot ne compte plus qu’une seule maternité.
- Une maternité désormais inutile pour l’oligarchie
Cet échec de l’accouchement sur l’A20 relance alors les débats sur les déserts médicaux. Le Figaro tentera bien rapidement de trouver des excuses, en accusant la jeune femme d’imprévoyance : selon le journal, d’autres établissements hospitaliers plus proches auraient tout autant pu accueillir la patiente. Le quotidien cite ainsi la maternité de Villefranche-de-Rouergue (Aveyron), située elle aussi à… une heure de route du domicile de la mère éplorée. La désertification médicale d’une kyrielle de territoires s’est depuis accentuée. En 2015, 80 % des communes du Cantal n’ont pas de pharmacie. Les zones rurales (Orne, Vienne, Gers, Haute-Marne, Vosges, etc.) sont parmi les plus touchées par ce phénomène. Plus du quart des fermetures ont lieu dans des villes ou villages de moins de 2 500 habitants.
Isabelle Adenot, présidente du conseil national de l’Ordre des pharmaciens, évoque des cas critiques dans trois départements (Puy-de-Dôme, Haute-Savoie, Hérault), où des populations vivent dans des communes de 300-400 habitants sans pharmacie à moins de 30 minutes. Le gouvernement est, lui, resté inerte, impassible, réduisant encore budgets et effectifs hospitaliers. Pas de panique : les lits seront disponibles en urgence pour accueillir les blessés de guerre des futures mystifications terroristes. Les « petits soins » fillonistes ne seront pas remboursés, certes, mais on vous garantit une prise en charge complète des funérailles de vos proches.
Et de toute façon, la réduction des budgets médicaux s’impose. Nous sommes en guerre contre le terrorisme, citoyens !
Les Hauts de Vaugrenier : loin des sans-dents, l’entre-soi de la France filloniste
On connaissait le modèle des gated communities à l’américaine, ces grandes résidences fermées et surveillées en marge des immigrés et des pauvres autochtones. Bien que le phénomène traduise aux États-Unis des réalités complexes (certaines résidences étant des enclaves ethniques), en France, la réalité est plus univoque. L’auto-enfermement résidentiel y est un authentique repli de classe. Ces quartiers protégés et séparatistes sont présents à Marseille et plus globalement sur la Côte d’Azur, mais aussi en banlieue parisienne. Une enclave résidentielle fermée est à cet égard l’exemple paroxystique de cette France en décomposition, peuplée par une minorité sociale aux intérêts objectivement contradictoires à ceux de l’écrasante masse des gueux.
- Les aménités des gens de bien
Villeneuve-Loubet, ville qui s’est illustrée pendant l’été à la faveur de la polémique sur le « burkini ». Le maire avait à cette occasion pris un arrêté interdisant le port de ce tissu sur les plages. On a en revanche peu évoqué l’originalité urbaine de cette ville , presque exceptionnelle en Europe de l’Ouest. La résidence des Hauts de Vaugrenier est unique par sa fonctionnalité et son envergure. C’est la seule résidence fermée française de la taille d’une ville (4500 habitants, dont plus de 2600 permanents) . Aucun commerce ne manque à cette « ville dans la ville » : pharmacie, ostéopathe, école, le tout relié par 28 km de voirie.
Une surveillance 24h/24 et des gardiens armés assurent à ces résidents la tranquillité à laquelle aspire tout honnête homme. Loin des immigrés, et, surtout, loin des prolos français. Ici on a massivement voté Fillon aux primaires, on votera massivement Fillon, on adore François Fillon. Les résidents de cette enclave de nantis sont allés nombreux soutenir l’homme de Total à sa réunion publique, non loin de là, dans le très populaire casino cannois :
- Un « gaulliste » qui veut rassembler tous les Français
Les sans-dents, on le sait, sont fainéants : ils ne travaillent pas assez ou ne cherchent pas à le faire, prennent leur retraite trop tôt, ont une tendance prononcée au racisme et votent, lorsqu’ils se déplacent, pour un programme inapplicable et irresponsable. Les villes dans lesquelles demeurent les sans-dents sont marquées par le délitement des relations sociales et l’effritement de la « solidarité républicaine ». En revanche, dans les Hauts de Vaugrenier, « ghetto du gotha » (Pinçon-Charlot) de Villeneuve-Loubet, la solidarité de classe tourne à plein régime. Voici la présentation de la résidence que l’on peut lire sur le site officiel :
« Le Domaine a été bien imaginé au départ avec son Club-House qui rassemble les résidents permanents ou non et donne à cet ensemble, ce supplément d’âme que l’on ne retrouve pas forcément, dans un monde un peu artificiel qui ne favorise pas toujours les rencontres amicales. »
Il y a même un espace « petites annonces » dédié aux résidents . Y trouve-t-on des échanges de savoir-faire non marchands pour rompre avec ce « monde un peu artificiel » prestement condamné ? On ne sait pas si l’offre d’août 2016 a trouvé preneur : Chantal proposait « un beau manteau de fourrure au plus offrant » (prix : 500 euros). Enfin un peu d’authenticité loin des villages archaïques des gueux et des villes industrielles obsolètes ! Vive le front républicain !
Références :
Grésillon et Alexandre (dir.), La France des marges, Armand Colin, 2016.
Zeneidi-Henry Djemila, Les SDF et la ville. Géographie du savoir-survivre, Breal, 2002.
Le Goix Renaud, « Les gated communities aux États-Unis et en France : une innovation dans le développement périurbain ? », Hérodote, 3/2006 (n° 122), p. 107-137.