Horizons et débats : Le gouvernement de la Fédération russe a changé, au début de cette nouvelle année, sa doctrine de sécurité. Devons-nous dorénavant nous sentir menacés par la Russie ou ce changement vient-il de la menace dirigée contre la Russie ?
Willy Wimmer : Il serait bon de lire attentivement les textes des doctrines nationales de sécurité, quelle qu’en soit l’origine. Les Etats qui peuvent se le permettre publient ces textes ouvertement qu’il s’agisse des Etats-Unis, de l’Inde, de la Chine ou bien, actuellement, de la Russie. Sur la base de notre expérience, nous pouvons déceler à partir de quoi ces textes ont été publiés et quels moyens ils utilisent pour appliquer les objectifs précisés dans ces doctrines. Ainsi, les autres Etats peuvent déterminer si les moyens engagés et mis à disposition peuvent permettre d’atteindre les objectifs déterminés dans la doctrine. Ceci est également valable pour la doctrine de sécurité nationale de la Russie.
Nous devons impérativement observer les réflexions engagées par les responsables de Moscou en vue de la publication de ce nouveau texte. Est-ce que leur façon de voir le monde correspond à nos observations ou bien y a-t-il des différences notoires ? Il semble bien, après étude de cette doctrine, qu’il n’y a pas de différences profondes dans la façon d’observer le monde. L’attente de la Fédération de Russie à la fin de la guerre froide, en conformité avec la Charte de Paris de novembre 1990, de construire une maison commune d’Europe, se heurta aux Etats-Unis qui n’en voulaient pas et se mirent à détruire systématiquement les instruments prévus pour une cohabitation pacifique dans les relations des Etats. Nous le savions tous et les Russes n’étaient pas aveugles. La Russie ne devait en aucun cas en faire partie et on la maintint à distance. Tout un chacun a pu constater au cours des dernières vingt-cinq années que les Etats Unis voulaient être la force dominatrice et voyaient dans la Fédération russe un obstacle à ce rôle, du fait de la coopération pacifique prévue, alors même que la Fédération de Russie n’avait donné aucune raison aux Américains de se méfier, ni sur le moment ni plus tard. Cela rappelle l’ancienne expression romaine selon laquelle il fallait détruire Carthage parce que c’était Carthage.
Moscou estime, à juste titre, que c’est elle qui doit décider de sa politique nationale et refuse de se soumettre à un dictat américain. C’est le fondement même de la dispute et la crise ukrainienne a démontré les efforts américains pour s’approcher militairement le plus près possible de la Russie.
Cette façon de procéder qui débuta en 1992 par le développement de l’OTAN en Europe de l’Est aboutit à une question inquiétante. Il s’agit de savoir quand on arrivera à un « point de non retour » dans cette pression sur Moscou. Alors que les troupes américaines et de ses vassaux ne se trouvent qu’à cinq cents kilomètres de Moscou, il est inutile de se demander, au vu du potentiel militaire des deux blocs, si un affrontement militaire conventionnel ne devait durer que 24 heures et quelles seraient les conséquences dramatiques pour les vassaux européens des Américains. Les capacités militaires russes ont progressé fortement au cours des dernières années. Si nous devions en subir les conséquences, du fait de notre propre engagement, nous serions menacés dans notre existence. La conséquence logique serait d’en revenir à la Charte de Paris.
Il semble bien que cela soit un obstacle pour les Etats-Unis provenant de leur situation insulaire. Ils s’efforcent avec acharnement à mettre leurs grands pieds sur le continent eurasiatique afin de dominer les autres Etats.
Le monde a commémoré, il y a deux ans, l’éclatement de la Première Guerre mondiale, il y a donc cent ans. L’attentat de Sarajevo n’a pas été le seul évènement déclencheur. Pendant des années, on a préparé un climat politique global dans lequel il suffisait d’un rien pour enflammer le ciel. Pour cela quelques Bosniaques ont suffi. Depuis l’attaque contre Belgrade en 1999, les Etats-Unis ont tout mis en œuvre pour préparer le monde à la grande guerre. La question est juste de savoir, si l’on utilisera à nouveau un jeune homme et quand on le mettra en route.
Comment peut-on expliquer tout cela ? D’une part, concernant la Syrie et l’EI, on arrive enfin à des décisions unanimes du Conseil de sécurité des Nations Unies, donc des décisions communes des Etats-Unis et de la Russie, mais par ailleurs les tensions entre les Etats-Unis et la Russie s’aggravent.
La puissance de la Russie s’est renforcée au cours des dernières années, de telle façon que le pays a pu revenir sur la scène internationale tout en respectant les règles du droit international, et donc de la Charte des Nations Unies, et les Etats-Unis ne purent rien entreprendre pour s’y opposer. Ce fait a redonné au monde, en Syrie, une nouvelle chance de résoudre cette guerre épouvantable par des négociations. Il semble bien que ce soit la raison qui a poussé des cercles belliqueux américains et d’autres pays à utiliser l’acte turc d’abattre un avion russe pour entraver les efforts entrepris, ou encore la tuerie bestiale en Arabie saoudite renforçant l’opposition entre l’Iran et l’Arabie saoudite afin de saboter totalement les efforts de négociations entrepris par la Russie pour en terminer avec la guerre civile syrienne. Les Etats-Unis voulaient imposer leurs objectifs en Syrie et l’intervention russe, suivie de négociations, se présentait comme un grand obstacle. Personne ne parle de l’intervention d’Israël dans la guerre de Syrie alors même qu’elle est très grave.