Il peut paraître curieux de consulter Maurice Allais sur les remèdes à la crise financière et économique. Il s’agit en effet d’un scientifique âgé de presque cent ans, qui de plus, est pratiquement interdit d’expression, au moins en France, bien qu’il soit le seul prix Nobel français d’économie. Mais précisément cet ostracisme doit nous conduire à nous interroger en profondeur.
Certes Maurice Allais n’a jamais flirté avec la gauche. Mais cela ne suffit pas pour que les droites actuellement au pouvoir lui pardonnent. Le fait que ses travaux récents permettent de diagnostiquer les raisons des crises économiques contemporaines bien mieux que ne le font ceux des économistes au service du néo-libéralisme.
En rupture avec un passé d’économiste libéral convaincu, admirateur des Etats-Unis, Maurice Allais attribue désormais ces crises à la libéralisation des échanges internationaux imposée par la finance américaine à l’occasion de la mondialisation. La finance américaine ou plus exactement anglo-saxonne, associée à l’Etat fédéral américain, a réussi selon lui depuis une trentaine d’années à dominer le monde entier en faisant sauter les barrières protectrices que pouvaient se donner les Etats et les économies plus faibles.
Maurice Allais propose donc aux pays dominés, pour sortir de ce piège, un retour à des économies régulées par les puissances publiques et mettant en oeuvre un protectionnisme raisonné. L’Europe devrait donc, selon lui, être la première à s’engager dans cette voie, la seule capable de restaurer sa puissance. Autrement dit, ces propositions rejoignent dans l’ensemble les nôtres, telles qu’elles sont formulées sur le présent site. Il n’est pas étonnant qu’elles suscitent une véritable haine des milieux conservateurs et atlantistes.
Les liens que nous fournissons en fin d’article permettent aux lecteurs d’aller directement aux sources récentes de la pensée de Maurice Allais. Nous nous bornerons ici à résumer très rapidement, en employant nos propres termes et en simplifiant outrageusement le propos, ses observations concernant la façon dont la finance internationale principalement anglo-saxonne (les marchés...), dont la finance chinoise n’est encore qu’une pâle imitation, manipule la monnaie et le crédit pour tenter de dominer le monde.
La monnaie
Comment définir la monnaie ? Il s’agit d’un symbole sans valeur intrinsèque représentant le prix attribué d’un commun accord par les agents économiques, producteurs et consommateurs, aux biens et services. Cet accord résulte, lorsque les prix ne sont pas fixés autoritairement, de la confrontation sur un marché d’un producteur et d’un acheteur. Je produit 1 kg de navets, je lui attribue une valeur de 1 dans le système monétaire en cours, soit 1 euro si je me situe dans le cadre de la monnaie européenne. Si je trouve des acheteurs à 1 euro et à moins d’1 euro, mais aucun acheteur au dessus de 1 euro, j’en déduirai que la valeur du navet, ici et maintenant, se situe à 1 euro le kg au plus. Tous les biens et services peuvent ainsi être répartis, en fonction des prix moyens selon lesquels ils sont vendus et achetés, sur une échelle des valeurs économiques. Si, en vendant mes navets, j’obtiens un gain total de 50 euros, je pourrai utiliser cette somme, mes coûts de production déduits (soit par exemple 40 euros), à l’achat des produits et services dont j’ai besoin, le tout pour un montant de 10 euros.
Supposons maintenant qu’un faux monnayeur fabrique des billets en euros. Ceux-ci ne correspondent à aucune valeur effectivement produite. Ils permettent néanmoins d’acheter des biens et services correspondant à leur montant, tant du moins que la fausseté des billets n’est pas détectée. Un faux monnayeur ayant fabriqué un faux billet de 50 euros, pourra s’acheter 50 kg de navets. Son seul effort aura consisté à produire ce faux billet. Les particuliers qui font de la fausse monnaie ont toujours été sévèrement punis. Mais deux grandes catégories d’acteurs ont traditionnellement le droit de faire de la fausse monnaie sans contrevenir à la loi. On ne dit pas en fait qu’il font de la fausse monnaie mais qu’ils créent de la monnaie. Ils sont autorisés et même encouragés à le faire dans certaines limites, parce que cette création de monnaie incitent les producteurs à produire et les acheteurs à acheter, c’est-à-dire à créer des valeurs économiques et de la croissance. Mais parfois ils créent de la monnaie au delà des possibilités d’absorption de l’économie. En ce cas, ils génèrent des crises. Ces acteurs sont les banques et les Etats.
La monnaie de banque
On appelle monnaie de banque la monnaie créée par les banques. Celles-ci n’impriment pas de billets, mais elles prêtent de l’argent à des clients qui en sont momentanément dépourvus, en approvisionnant leurs comptes, ce qui revient presqu’au même. Les banques exercent deux grands métiers, sans lesquels la vie économique ne serait pas possible. Si à force de vendre des navets, j’ai réalisé un profit de 500 euros, au lieu de conserver cet argent chez moi, dans un bas de laine, au risque de me le faire voler, je pourrai le déposer dans une banque qui le conservera pour moi, moyennant un certain loyer. Je pourrai en principe à tous moments retirer cet argent de la banque. On dira que j’ai procédé à un dépôt. La banque exercera en ce cas un premier métier, celui d’une banque de dépôt.
A partir de ces dépôts, la banque peut exercer un second métier, celui de prêteur. Si 100 producteurs de fruits et légumes déposent à la banque une somme équivalente à la mienne, cette banque se trouvera détentrice d’un dépôt global de 500x100, soit 50.000 euros. Les banques ont depuis longtemps découvert qu’elles pouvaient prélever sur cette somme, dite aussi fonds propres bancaires, de quoi consentir des prêts à leurs clients, tant du moins que le montant de ceux-ci ne dépassera pas un certain pourcentage du fonds total de 50.000 euros. En effet, hors des périodes de crise de confiance, tous ceux qui ont déposé des épargnes ne les retireront pas en même temps. Certains déposants reprendront leurs épargnes mais parallèlement les bénéficiaires des prêts finiront par les rembourser. La banque peut donc prêter un certain montant des dépôts dont elle dispose. Les emprunteurs peuvent emprunter pour consommer. Avec les économies rapportées par la vente de mes navets, je pourrai acheter de la viande. Mais si j’exerce une activité productive, je pourrai aussi emprunter pour investir, en anticipant sur les bénéfices de production à venir. Dans mon cas, en tant que producteur de navet, je pourrai acheter une brouette ou mieux une nouvelle parcelle de terre maraichère grâce à quoi je produirai encore plus de navets dont la vente me permettra de rembourser le prêt. On voit qu’exercé avec prudence, ce second métier du banquier, consistant à consentir des prêts, est favorable à l’économie et plus particulièrement à l’investissement.
Nous avons vu que, pour assurer son équilibre d’exploitation, la banque parie sur le fait que le montant des retraits sur fonds propre (le montant des dépôts) sera toujours équilibré par le remboursement des prêts consentis à partir de ces mêmes fonds propres. Mais il s’agit d’un pari. Le second métier de la banque, consistant à consentir des prêts, est donc plus risqué que celui de gérer des dépôts, car certains emprunteurs peuvent ne pas rembourser. Pour l’exercer sans risque, la banque doit s’assurer que les emprunteurs seront solvables, c’est-à-dire capables de rembourser le prêt dans les conditions prévues au contrat. C’est toute la subtilité du métier de banquier, justifiant les redevances qui lui sont versées par leurs clients. Dans ce mécanisme, la banque crée de la monnaie, dite monnaie de banque, mais il ne s’agit pas de fausse monnaie au sens propre du terme. Finalement en effet, nous l’avons vu, la monnaie créée est remboursée par les valeurs produites, soit en ce qui me concerne les nouvelles quantités de navets que j’aurai produites et vendues sur le marché.
Mais les banques ont depuis longtemps aussi découvert qu’elles pouvaient spéculer, c’est-à-dire courir de gros risques pour gagner beaucoup, en espérant que la malchance, ou d’autres facteurs, ne les pénaliseront pas. Il s’agit là d’un troisième métier, bien plus aventureux. Il s’apparente en fait au jeu de loterie. N’y gagnent à long terme que ceux ayant les reins solides, selon l’expression. Si les banques s’arrangent pour se regrouper au plan international et surtout – nous allons voir comment – pour faire supporter les risques à d’autres, ce métier est aussi bien plus profitable. Ceci explique qu’aujourd’hui toutes les banques spéculent, à plus ou moins grande échelle.
Deux processus basiques sont utilisés pour cela. Le premier consiste à prêter de l’argent à des individus, des entreprises ou des gouvernements voulant consommer ou même investir, aujourd’hui incapables de rembourser ces prêts, mais dont la banque espère qu’à terme ils pourront le faire, si les conditions du marché sont « porteuses ». Si le cours du navet ne cesse d’augmenter, la banque me prêtera de quoi acheter de nouvelles parcelles que je consacrerai à la production de navets, même si aujourd’hui je ne suis pas capable de rembourser ce prêt. Elle fait le pari qu’à terme, ayant vendu mes nouveaux navets, je pourrai régler ma dette. Si beaucoup de banques prêtent à beaucoup de producteurs de navets, il arrivera cependant un temps où le cours du navet cessera de monter et s’effondrera. Les banques auront créée une bulle sur le navet, dont l’implosion provoquera, outre la ruine des producteurs de navets trop engagés, celle (éventuelle) des banques ayant consenti des prêts au delà des capacités de remboursement de leurs clients, sans se prémunir contre les risques d’effondrement.
Un second processus spéculatif consiste à spéculer sur les cours des marchandises. Si le navet fait l’objet d’une forte demande mondiale, il pourra être avantageux d’en acheter aujourd’hui au cours de 1 euro le kg, en espérant le revendre dans un mois au cours de 1,50 euro. Les banques, comme tous les particuliers, sont tentées d’utiliser leurs fonds propres pour de telles spéculations. En achetant des navets, elles en font monter le cours, ce qui incitent de nouveaux producteurs à se spécialiser dans le navet. Tant que la demande, et donc le cours du navet se maintiennent, la spéculation est profitable. Mais ce n’est plus le cas lorsque pour une raison ou une autre , le cours du navet s’effondre. La banque est alors en difficulté. Qui dit difficulté pour la banque dit en premier lieu difficulté pour les déposants qui ne pourront plus se faire rembourser leurs dépôts. Une crise économique générale pourra en résulter.
On voit donc que les activités spéculatives, propre au troisième métier du secteur bancaire, sont à haut risque. C’est la raison pour laquelle elles avaient été réservées à des banques spécialisées dites banques d’affaires. Ne s’adressaient à elles que des clients acceptant eux aussi de spéculer, c’est-à-dire de tenter de gagner gros en acceptant de tout perdre. Aujourd’hui, cette distinction entre banques de dépôt, banques de crédit et banques d’affaires est devenue floue. Les banques ne se limitent plus à utiliser les dépôts des épargnants pour financer les emprunts de clients sérieux désirant investir en vue de produire. Elles ont pris l’habitude de spéculer sur les produits et les valeurs financières (les marchés d’actions) par l’intermédiaire de salles de marchés qui leur apportent aujourd’hui l’essentiel de leurs revenus.
Mais dira-t-on, si la spéculation est si risquée, si statistiquement les banques sont quasiment assurées d’y faire faillite, pourquoi s’y risquent-elles avec une ardeur toujours renouvelée, la crise passée ? C’est parce que les banques, avec l’appui de certains Etats (nous allons y revenir) ont trouvé moyen de faire supporter à l’économie en général, consommateurs, producteurs, épargnants, le coût de leurs spéculations avortées. Le pouvoir financier, celui des banques et des actionnaires, a réussi à convaincre les opinions mondiales que la faillite des grandes banques modernes générerait une crise pire que celle de 1929. Les Etats, aujourd’hui très proches du pouvoir financier , comme nous allons le voir, interviennent donc pour payer les dettes des banques menacées de faillite, en faisant appel à leurs propres ressources budgétaires, elles-mêmes fournies par les contribuables. Les banques remises à flot peuvent alors recommencer à spéculer.
Pour conclure provisoirement sur la monnaie de banque, on voit que celle-ci est désormais à la source de la plupart des activités économiques, qu’il s’agisse de l’économie réelle (produire et vendre des biens et services) ou de l’économie virtuelle (manipuler des fonds spéculatifs, pouvant aussi bien générer des bulles que des crashs). Le pouvoir économique et politique des banques est ainsi devenu considérable. Quelques rares superpuissances étatiques, dont les Etats-Unis sont les représentants le plus emblématique, ont donc conclu avec le pouvoir financier des banques (Wall Street et la City de Londres) des accords explicites et implicites pour dominer le monde.Dans ce mariage, les Etats qui jouent ce jeu apportent aux banques la puissance économique et politique qu’ils détenaient depuis des siècles grâce au pouvoir d’émettre de la monnaie régalienne.
La monnaie régalienne
Avant l’invention des banques qui se sont généralisée en Europe à la Renaissance, seuls les souverains, autrement dit les Etats, disposaient du droit d’émettre des moyens de paiements susceptibles de servir d’unité commune d’évaluation des biens et services en circulation dans la société. On emploie le terme de monnaie régalienne pour désigner une monnaie associé au pouvoir royal, devenu aujourd’hui pouvoir d’Etat. Les souverains, dès l’apparition des grands Etats, n’ont jamais voulu de bon coeur déléguer à d’autres ce moyen essentiel de souveraineté, permettant d’acheter et faire produire les biens et services dont ils avaient besoin. Même lorsque les moyens de paiement associés à la monnaie régalienne prenaient la forme de jetons de métaux précieux, ils ne constituaient pas en eux-mêmes une valeur économique. C’était l’usage qu’en faisaient les Etats qui fondaient leur valeur. Le privilège de « battre monnaie » selon l’expression consacrée, permettait aux Etats d’obtenir les moyens de financer leurs dépenses, militaires et civiles. Beaucoup de ces dépenses étaient somptuaires, c’est-à-dire correspondaient à la consommation des personnes et groupes proches du pouvoir. Mais beaucoup permettaient de financer des investissements productifs à long terme, telles que des dépenses d’infrastructures, routes ou ports ou des expéditions destinées à conquérir des pays supposés riches en ressources. En fait, sans ces investissements publics à long terme, peu rentables dans l’immédiat, les territoires des pays développés n’auraient pas acquis leur visage actuel.
Il y avait donc création de monnaie mais, dans les Etats bien gérés, les dépenses des Etats, dites elles aussi régaliennes, étaient compensées par des ressources elles-mêmes régaliennes, impôts et taxes pour l’essentiel. Le système global était donc équilibré voire bénéficiaire quand le revenu des investissement publics dépassait le montant des dépenses publiques. Il arrivait cependant le plus souvent que les Etats se trouvassent en déficit, s’étant engagés dans des dépenses dépassant le montant des recettes résultant des contributions obligatoires. Ces déficits budgétaires, selon le terme consacré, n’étaient pas toujours le résultat de leur mauvaise gestion. Ils provenaient du fait que les responsabilités publiques assumées par les Etats les mettaient en difficulté, notamment en période de famines, épidémies, guerres.
Les Etats en déficit ont vite compris qu’ils pouvaient emprunter les sommes nécessaires à la couverture de leurs déficits budgétaires. La façon la plus facile pour eux consistait à créer de la monnaie, au sens propre du terme. Les Etats utilisaient pour ce faire leur pouvoir régalien de battre monnaie. Du temps de l’étalon or, ils émettaient des pièces dont la teneur en or était appauvri. Puis ce furent des monnaies papier, par exemple les assignats sous la Révolution française. Aujourd’hui, ils pourraient créer de la monnaie, par l’intermédiaire de la banque centrale intervenant dans sa fonction d’Institut d’émission. Cette monnaie, redistribuée par l’intermédiaire des dépenses publiques, peut inciter les agents économiques à investir et créer ainsi de l’activité économique. Mais si les émissions dépassent les capacités de l’économie dans son ensemble à les utiliser au profit d’investissements productifs, elles génèrent de l’inflation. Il s’agit d’une inflation dite inflation par la demande. Il y a plus d’acheteurs qu’il n’y a de biens disponibles. Les prix montent en conséquence. Ceux qui financent en dernier ressort les dépenses publiques inflationnistes sont ceux qui ne disposent pas de capacités de production, mais seulement de revenus fixes, non indexés sur l’indice des prix. Les Etats européens, dans la première moitié du 20e siècle, ont tellement abusé de la création de monnaie qu’ils ont provoqué des crises inflationnistes de grande ampleur, dont le régime nazi en Allemagne avait profité pour s’installer.
Il en est résulté que les opinions publiques ont fortement combattu, après la seconde guerre mondiale, la légitimité des Etats à créer directement de la monnaie. Ces derniers ont ainsi perdu un privilège essentiel, celui de financer le secteur public et les investissements productifs à long terme qui en sont la marque, sans avoir à se soumettre aux exigences du pouvoir financier. Or le pouvoir financier déteste de tels investissements, qui ne lui rapportent rien à court terme. Pour couvrir leurs déficits budgétaires, les Etats renonçant progressivement à créer de la monnaie ont du se contenter d’une vieille solution dont pourtant au cours de l’histoire ils avaient appris à se méfier, emprunter comme le font les entreprises en s’adressant aux banques. Ce n’est pas que les banques et les divers fonds spéculatifs dont elles sont les intermédiaires, refusent de prêter aux Etats, dont la solvabilité à terme peut rarement être suspectée. Mais, s’adressant à ainsi aux « marchés », les Etats leur donnent le pouvoir d’imposer les modèles sociétaux définis par le pouvoir financier et l’idéologie libérale inspirée par lui. Ces modèles peuvent paraître anodins ou de simple bon sens, mais en réalité ils engagent des choix géopolitiques de grande ampleur, dont les risques et les impasses se découvrent tous les jours aujourd’hui.
Monnaie de banque et monnaie régalienne
Dans un système économique mondial à peu près en équilibre, qui n’existe en fait que sur le papier, la création de monnaie par les banques et la création de monnaie par les Etats se conjuguent pour assurer un développement à peu près harmonieux. Les banques financent les dépenses et les investissements de court terme, intéressant en priorité les particuliers. C’est ainsi que, comme producteur de navets, je peux obtenir des crédits de ma banque me permettant d’assurer la soudure ou de procéder à l’acquisition de nouveaux terrains maraichers. De son côté, l’Etat finance, en contrepartie des impôts que je lui verse, toutes les dépenses sociales, d’éducation et d’infrastructures qui relèvent de ses attributions régaliennes, considérées comme ne devant pas relever de l’initiative privée car devant échapper à la recherche du profit à court terme qui est le moteur essentiel des investisseurs privés. Je dispose ainsi de transports en commun, d’hôpitaux, d’écoles et autres prestations que l’entreprise privée est incapable de fournir à tous les citoyens indépendamment de leur niveau de revenu. On avait après la seconde guerre mondiale, en Europe qui l’avait vu naître et se perfectionner, qualifié un tel système économique d’économie mixte : au privé, à la concurrence et au libéralisme les activités de court terme pouvant engendrer aussi bien de forts profits spéculatifs que des crashs ; au public, c’est-à-dire à l’Etat, les activités de long terme, répondant aux besoins essentiels, régulées par des textes protecteurs et échappant de fait à la concurrence exercé par un secteur privé à la recherche de profit.
Pourquoi un tel équilibre entre public et privé, à peine esquissé, s’est-il effondré, que ce soit en Europe ou dans le tiers-monde ? Parce que, profitant de la mondialisation qui faisait disparaître les frontières protectrices, profitant aussi il faut le dire des erreurs et de la corruption qui ravageaient les Etats, les intérêts financiers ont décidé de ne pas rester au second plan, mais d’assurer partout la gouvernance. Cela leur a d’abord permis de mettre directement la main sur les secteurs économiques hautement rentables, dans les domaines de l’énergie, des mines, de l’agriculture et de l’industrie. Ceci en ne tenant aucun compte des réglementations et normes que pouvaient avoir édicté les Etats pour protéger l’intérêt général. Mais ils ont aussi pris en mains leur propre gouvernance, au lieu de la laisser sous la responsabilité des administrations publiques régulant jusqu’ici la bourse, la banque et les activités des fonds spéculatifs. L’objectif a été de rendre possibles des profits financiers sans commune mesure avec les humbles bénéfices tirés des investissements dans l’économie réelle. Ces profits, analogues à ceux procurés par le fait de tirer un gros lot à la loterie, ont été permis par le fait, signalé précédemment, que les banques ont réussi à faire admettre que c’était aux budgets publics, c’est-à-dire finalement aux contribuables, de prendre en charge les déficits, fussent-ils abyssaux, résultant de leurs erreurs et détournements volontaires.
L’attrait des possibilités de gains spéculatifs mises à la portée de tout un chacun a été tel que les épargnants et investisseurs de l’économie réelle se sont détournés des circuits d’épargne et de financement jusque là offerts par la banque traditionnelle. En tant que producteur de navets, j’ai perdu l’envie de placer mes épargnes dans un compte ne m’offrant qu’un intérêt de 0,5%. J’ai eu envie d’acquérir les mirifiques titres spéculatifs me promettant un intérêt de 15% en deux ans. Plus gravement pour l’avenir de l’économie réelle, j’ai renoncé à poursuivre l’exploitation du navet et à investir dans ce secteur. J’ai vendu mes terres et acheté des titres spéculatifs à la place. Tant pis pour les consommateurs de navets qui comptaient sur moi et mes semblables pour les approvisionner. Bien évidemment, mes espoirs ont fondu dans la crise et je me retrouve aujourd’hui chômeur sans droits. Les navets chinois, produits et transportés à des prix de misère, ont remplacé les miens sur les marchés, mais pendant combien de temps, avec la crise, me sera-t-il encore possible de les acheter pour ma consommation personnelle. Qui ne produit rien ne peut rien se procurer, fut-ce des navets.
Aujourd’hui, la crise menace les pays ayant renoncé, sous la pression de la concurrence et du libre échange imposés par les pouvoirs financiers mondiaux, à se doter d’activités productives autonomes. En train de perdre leur agriculture, leur industrie, leurs services, leurs technosciences, ils n’auront même plus les moyens de se procurer les produits correspondants importés des pays émergents. Certains de leurs gouvernants ont compris qu’il fallait réagir et réinvestir à grande échelle, tout en protégeant de la concurrence les nouveaux investissements. Mais avec quels capitaux réinvestir ? Ce ne sont pas les spéculateurs qui vont perdre leur temps et leur argent à financer des prêts à 10 ou 15 ans. Les Etats pourraient le faire, en créant de la monnaie selon le schéma précédemment exposé. Mais les intérêts financiers ont prévu le coup. Aujourd’hui, notamment en Europe, les Etats sont juridiquement contraints de ne pas dépasser un certain niveau de déficit budgétaire et d’excédent de la dépense nationale sur le revenu national. Par ailleurs la Banque centrale européenne qui pourrait couvrir les endettements des Etats en rachetant les titres de leur dette se voit interdire de le faire. Tout est donc prévu pour que le système économique et social actuel puisse s’effondrer, sans que les Etats dont la mission prioritaire est de le protéger soient autorisés à le faire. Pour sauver la Grèce, ils ont du faire ainsi appel aux marchés. Mais qui tirera profit finalement de cet effondrement ?
Des solutions existent
Il y aurait des solutions politiques pour que les Etats puissent reprendre la main. La première, appliquée non sans mal d’ailleurs aujourd’hui par l’Amérique et la Chine, consiste à devenir une superpuissance assez grosse et assez forte militairement pour que nul ne discute sa volonté d’hégémonie. Dans ce cas, les financements internationaux affluent afin de financer ses investissements. Mais l’Europe ne prend pas le chemin de la puissance, au moins sous cette forme.
Il lui resterait la solution proposée par Maurice Allais et ceux qui partagent son point de vue. Deux mesures devraient être appliquées simultanément pour redonner à l’Etat et aux élus le pouvoir monétaire, ceci que ce soit au niveau de l’Union européenne ou à celui des Etats membres :
Autoriser la banque centrale à faire de la création monétaire par simple jeu d’écriture au profit du Trésor Public,
Augmenter le taux de réserves obligatoires jusqu’à 100 %. Ceci revient à interdire la création de monnaie de banques par les banques. Celles-ci deviendraient de simples intermédiaires entre la Banque Centrale et les agents économiques, ne réalisant de profits qu’en fonction des services rendus à la société.
Notre article, nous l’avons dit, simplifie outrageusement, et la pensée de Maurice Allais, et la réalité. D’innombrables autres mesures d’accompagnement seraient nécessaires, notamment pour désarmer l’hostilité des superpuissances et des intérêts financiers internationaux qui font jeu commun avec elles. Mais le principe de la démarche est simple. Nous espérons que les lecteurs de cet article l’auront compris.
Inutile d’ajouter qu’aujourd’hui encore, malgré la crise, les esprits sérieux considèrent que les réformes envisagées ici in fine relèvent de la science-fiction
Références :
Maurice Allais http://fr.wikipedia.org/wiki/Mauric...
Un livre de Maurice Allais. Le diagnostic : contre le néolibéralisme et pour un protectionnisme raisonné http://etienne.chouard.free.fr/Euro...
Voir aussi Lettre ouverte aux français http://etienne.chouard.free.fr/Euro...
Voir aussi http://www.annuel-idees.fr/Maurice-... L’hostilité des libéraux. Voir http://fr.liberpedia.org/Maurice_Allais