La « Péniche » est le nom donné au grand hall d’entrée de Sciences Po Paris, il est le cœur où fourmille toute l’activité associative du fameux établissement de la rue Saint Guillaume. Hier pourtant le calme y régnait, l’heure était à la souffrance.
Richard Descoings est mort et tout son établissement l’a pleuré. Un Livre d’or, des photos monumentales et des centaines de bougies ornaient les couloirs en souvenir de celui qu’on avait pris l’habitude d’appeler « Richie ». Les journalistes, massivement présents, tenaient à rendre compte du traumatisme que représentait cette perte pour la vie de l’établissement. Des poèmes et des mots tendres laissés au hasard des amphithéâtres montraient le vide qu’allait laisser l’esprit visionnaire de ce grand français.
Des nuées d’anecdotes me viennent à l’esprit pour honorer l’œuvre de cet homme illustre. Pas une année passée à Sciences Po où l’on ne m’ait parlé de l’Amour qu’il vouait à ses étudiants… J’ai bien dit de l’Amour. En effet, Richard Descoings était proche de ses élèves, il n’hésitait pas à les inviter à toute heure dans son bureau… Rien de mieux qu’une rencontre en tête à tête pour débattre à bâtons rompus des vertus de la discrimination positive ou du renflouement de la dette publique. Pendant mes premières années, j’étais convaincu que ces fameuses « invitations privées » relevaient du mythe, jusqu’au jour où une camarade de classe me confirma que l’un de ses amis avait bel et bien été la proie de Monsieur le directeur. J’en parlais autour de moi, on me dit que c’était faux ; Richard Descoings était un homme fidèle à sa femme et à Guillaume Pépy. En effet, lui et le patron de la SNCF avaient une passion en commun pour les trains et les tunnels.
A Sciences Po, personne n’oublie qu’il fut l’initiateur d’une politique en faveur des lycéens issus des « zones d’éducation prioritaire ». Etant pourtant moi-même issu d’un établissement dit sensible, je ne saurais vous dire qui à Sciences Po a suscité en moi le plus d’admiration : ces professeurs pour qui les quartiers populaires sont peuplés d’individus trop stupides pour envisager le traditionnel examen d’entrée, ou ces étudiants issus de ces mêmes quartiers ayant accepté de s’humilier dans le rôle de « l’élève de ZEP » exempté de concours. Pour ma part, j’aurais préféré être déscolarisé plutôt que d’intégrer l’école sur de tels critères… A Sciences Po mes camarades de classe me disent rétrograde et élitiste. Et pourtant… ils sont toujours les premiers au détour d’une conversation à s’accorder le plaisir pervers de désigner un tel ou un tel comme « un ZEP »…
C’est sans doute pour ce travail de discrimination, ô combien positive, que Richard Descoings bénéficiait d’un salaire de 25 000 euros et partageait tous les ans avec les dix membres du comité exécutif des « superbonus » pouvant monter jusqu’à 420 000 euros... Je n’oublierai jamais que Richard avait le cœur à gauche. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur ses faits d’armes, il alliait l’œil du visionnaire au courage d’un humaniste engagé : il n’a jamais manqué une occasion de pourfendre la bête immonde et de dénoncer les dangers du terrorisme international. Il était généreux avec les faibles et tenait tête aux puissants, c’est ainsi qu’il prit courageusement le risque d’inviter en grande pompe le général en charge de l’occupation de l’Irak David Petraeus, et qu’il habilla Sciences Po aux couleurs des Etats-Unis lors des élections de Barack Obama à la Maison-Blanche.
Signe d’un esprit libre, il ne se soucia pas des critiques lorsqu’il ouvrit les portes de son institution à des intellectuels dissidents tels que Dominique Strauss-Kahn, Jacques Attali, Ali Baddou ou encore Caroline Fourest. Grâce à son esprit révolutionnaire et parce qu’il a toujours été à la gauche de la gauche de Wall-Street, on nous fit découvrir des références universitaires injustement oubliées telles que Milton Friedman ou John Maynard Keynes. Son équipe professorale a su épargner à des générations d’étudiants les sujets superflus ayant trait à la création de la Réserve fédérale américaine ou à la promulgation en France de la Loi Pompidou / Rothschild de 1973.
Son implication dans les combats ayant du sens était totale : « Assises de la lutte contre les Préjugés », « Queer week »… Je ne m’étends pas plus sur la liste de ses bienfaits, l’émotion est trop forte et m’empêche d’écrire.
Que de souvenirs émouvants ! On loue Richard Descoings pour avoir ouvert Sciences Po à la « diversité », pour avoir donné à cette grande école de « nouvelles couleurs »… En bref, c’est sous Richard Descoings que Sciences Po est devenu la matrice des slogans qui ne veulent rien dire et un concentré de tout ce que notre société produit de plus sinistre : libéralisme-libertaire et soumission.
Richard Descoings est mort, paix à son âme etc., etc., etc.
Pour Sciences Po il s’agit apparemment d’une perte inestimable, mais pour nous camarades ? Un ennemi n’est plus.
Igal Lévy (Etudiant de Sciences Po Paris)