L’esclavage avait du bon, pour certains, les mieux lotis. Un statut colonial, c’est ce qu’on fait de mieux, dans le genre, et ça reste plein d’attraits pour ceux qui ont su se faire une place juste en dessous des sahibs et nettement au-dessus des nèg’ marrons natifs. La révolte de Hong Kong, c’est la mutinerie des arrivistes qui découvrent que l’écart entre eux et les natifs est en train de fondre rapidement.
Jadis, un résident de Hong Kong était bien au-dessus des coolies misérables du continent ; il parlait anglais, il avait des choses, il avait sa place dans les tentacules qui suçaient les richesses du continent, et un peu de cette richesse restait collée à ses mains moites. Mais maintenant il n’a plus d’avantage particulier en comparaison avec les habitants de Shanghai ou de Beijing [Pékin]. Il y a une énorme dilatation de richesses dans les grandes villes de la Chine rouge. Les Chinois sont bien habillés, ils voyagent à l’étranger, et n’ont pas besoin de la médiation de Hong Kong pour leurs affaires avec l’Occident. Beijing offrait à Hong Kong un accord (relativement) égalitaire : on ne leur prendrait rien ; mais l’écart qui se rétrécissait était inévitable, et même désirable. Ceci étant, Hong Kong était la tête de pont impériale en Chine depuis trop longtemps.
Ses habitants étaient complices, ou plutôt partenaires volontaires dans chaque crime occidental contre la Chine, à commencer par le dumping de l’opium et l’aspiration de la richesse chinoise. Des millions d’accros à l’opium, de familles ruinées et de foyers écartelés avaient quasiment broyé l’Empire du milieu, et tout cela ajoutait une pierre à la prospérité de Hong Kong. Le sang, la sueur et le travail de toute la Chine nourrissaient l’île en abondance. Hong Kong était le premier des ports concernés par le traité, et le voici dernier à reprendre le chemin du bercail. Le peuple n’était pas vraiment désintoxiqué ; ils n’étaient pas prêts, idéologiquement, pour une nouvelle vie en tant qu’égaux.
Le président Mao abritait de lourds soupçons contre les villes compradores, les cités et les gens dont la prospérité reposait sur la collaboration avec l’ennemi impérialiste. Il leur avait administré un récurage au savon communiste et une rééducation patriotique ; les compradores récalcitrants avaient été envoyés donner un coup de main aux paysans dans des villages reculés pour les faire renouer avec le peuple. Les successeurs de Mao avaient une foi solide – quoique peut-être déplacée – dans le nationalisme chinois, comme remède universel, ils pensaient que les Chinois de Hong Kong, de Macao et de Taïwan reviendraient vers eux dès que le joug colonial se briserait. Mais c’était là un excès d’optimisme. Les forces impérialistes n’avaient pas renoncé à leurs ex-esclaves domestiques, et au moment requis pour les activer contre la Chine indépendante, elles savaient où porter leur regard.
Leur heure est arrivée, au moment où le conflit commercial entre la Chine et les États-Unis s’est exacerbé. Le gouvernement secret de l’Ouest, alias l’État profond, est arrivé à la conclusion que la Chine va trop loin, avec ses bottes de sept lieues. Elle ne se contente plus de fabriquer des gadgets bon marché pour les clients occidentaux. Elle produit des appareils de pointe, qui rivalisent avec les produits américains, et, ce qui est pire, leurs appareils échappent à la surveillance de la NSA. Ils ont ciblé la firme chinoise Huawei ; puis les sanctions et les tarifs douaniers ont pris le relais. Quand le yuan s’est frayé un passage, les Chinois ont été accusés de manipuler leur monnaie. C’est une accusation grave : quand le Japon avait été attaqué par l’Ouest dans les années 1990 et que le yen avait pris ses aises à juste titre, ils avaient su forcer Tokyo à maintenir un yen fort et à plonger le Japon dans le marasme pour vingt ans. Mais la Chine n’a pas reculé.
Alors le pouvoir suprême a sorti son arme bien rodée : ils se sont mis à fomenter des troubles en Chine, et ont fait à la chose toute la place dans leurs médias. Au début, ils ont misé sur le sort des islamistes ouïghours, mais cela n’a guère marché. Les Ouïghours ne sont pas nombreux, ils ne sont même pas majoritaires dans leur zone traditionnelle ; leur influence en Chine est limitée. Malgré les gros titres dans les médias occidentaux proclamant que des millions de Ouïghours étaient enfermés dans des camps de concentration, l’impact a été nul. Pas un État musulman d’importance n’a soutenu leur cause.
Arrive l’anniversaire de Tian’anmen (début juin) et rien ne se passe. Pour une bonne raison : le supposé massacre est un mythe, comme l’ont toujours su les Chinois et comme nous le savons maintenant grâce à la publication par Wikileaks d’un câble de l’ambassade américaine. Il n’y avait pas eu des milliers d’étudiants écrasés par des tanks. Un petit nombre avait péri en affrontant l’armée, mais la Chine avait su échapper au destin amer de l’URSS. En Chine d’ailleurs l’événement était presque tombé dans l’oubli. Une poignée de participants rabâchent leurs expériences au public occidental, mais la crise souhaitée ne s’est pas matérialisée.
Alors est venue l’heure de Hong Kong. C’est une partie autonome de la Chine ; elle n’avait pas été rééduquée, il reste assez de gens pour se souvenir des beaux jours de l’esclavage colonial. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres, le traité d’extradition prévu, était excessivement faible. Depuis la dernière décennie, Hong Kong était devenue un refuge de choix pour les prévenus du continent, parce que Hong Kong avait des traités d’extradition avec les États-Unis et le Royaume-Uni, mais non avec le continent. Il fallait remédier à cette situation.
[Le traité d’extradition avait joué un rôle important dans l’affaire Snowden. L’ex-espion de la CIA Edward Snowden avait décidé de révéler au monde l’ampleur de la surveillance par la NSA, à laquelle nous sommes sujets. Il avait choisi le Guardian pour publier ses révélations, probablement en tenant compte du précédent de Wikileaks. Lorsqu’il avait donné une longue interview au Guardian à Hong Kong, son identité avait été révélée. L’arrivée d’une demande d’extradition de la part des États-Unis était imminente. Les autorités chinoises ont dit à Snowden qu’elles allaient devoir l’expédier dans une prison américaine, où il serait torturé et abattu, parce que le traité d’extradition ne leur donnait pas le choix, dans son cas. C’est seulement grâce à la rapidité d’action de la courageuse assistante de Julian Assange Sarah Harrison qu’il avait pu échapper à cette triste fin, et se retrouver en sécurité à Moscou].
Alors que les autorités de Hong Kong étaient obligées d’extrader Snowden, elles ne pouvaient pas extrader de nombreux criminels du continent. C’est quelque chose qui devait être rapidement corrigé, face à la tension grandissante. C’est alors que les agents dormants de l’Ouest se sont réveillés et ont activé leurs réseaux. Ils avaient pratiquement des fonds illimités, pas seulement en provenance de l’Ouest, mais aussi de criminels qui n’étaient pas particulièrement impécunieux, et qui redoutaient une extradition. Une fois que les manifestations ont commencé, les médias occidentaux leur ont donné une couverture maximale, encourageant les mutins et magnifiant leurs menées.
Des centaines d’articles, des histoires affriolantes et des éditos dans des journaux importants ont joué leur partition pour soutenir les rebelles de Hong Kong. « La guerre du peuple arrive à Hong Kong », écrit le New York Times aujourd’hui. Voici un fait ahurissant (à supposer que vous soyez fraîchement débarqués de Mars) : le même quotidien et ses nombreux épigones n’ont prêté aucune attention à la véritable guerre du peuple qui fait rage en France, où les Gilets jaunes ont continué à se battre depuis quarante semaines contre l’austérité imposée par le régime de Macron. Onze personnes tuées et 2500 blessés en France, mais les médias occidentaux se contentent de marmonner sur l’antisémitisme des Gilets jaunes. Rien de neuf là dedans, certes. Les mêmes médias n’avaient pas remarqué la manif d’un million de personnes (one-million-strong demonstration) contre la guerre américaine en Irak, n’ont pas accordé d’attention au mouvement Occupy Wall Street, et ont sous-estimé les protestations contre les guerres américaines et les interventions. Une centaine de milliers de personnes marchant dans les rues à New York ne méritait pas un reportage si leur objectif ne cadrait pas avec les désirs du gouvernement réel ; en revanche, trois mille protestataires à Moscou – qui a douze millions d’habitants – se voyaient présentés comme la voix du peuple défiant Vlady le tyran.
C’est de cette façon bien particulière que les médias jouent leur rôle pour nous tenir informés. Si les médias mainstream s’intéressent à quelque chose, c’est habituellement pour mentir ; mais si les médias ne disent rien, vous pouvez parier que c’est important et qu’on ne vous encouragera pas à en apprendre plus. C’est particulièrement vrai dans le cas des revendications populaires. Comment pouvez-vous savoir qu’ils sont en train de vous mentir, disent les naïfs : parce qu’ils bougent les lèvres !
Le plus gros mensonge c’est d’appeler les rebelles de Hong Kong qui manifestent avec les drapeaux de l’Union Jack des manifestants « pour la démocratie ». Ces gens veulent restaurer le gouvernement colonial, se retrouver à nouveau régis par leurs seigneurs aux yeux ronds, stricts mais fiables. Ce pourrait être une bonne ou une mauvaise idée, mais rien à voir avec la démocratie. Le second plus gros mensonge c’est le slogan « Make Hong Kong Great Britain Again » (« Rendre Hong Kong britannique et grande à nouveau ») . Hong Kong n’a jamais fait partie de la Grande Bretagne. Cela n’a jamais été sur la table, ça ne rime à rien. Le politicien britannique le plus porté sur l’aventure et la diversité n’envisagerait jamais de faire de sept millions de Chinois dans un territoire au bout du monde des citoyens britanniques à part entière, membres de la démocratie britannique qui, quoiqu’imparfaite, n’en est pas moins réelle. Hong Kong était une colonie ; c’est ce à quoi les manifestants aspirent, ils veulent restaurer la colonie britannique.
Toutes proportions gardées, ceci vaut aussi pour les rassemblements à Moscou. Les manifestants moscovites rêvent d’une Russie occupée par les forces de l’OTAN, pas de la démocratie. Ils croient qu’ils constitueraient eux, les pro-occidentaux, au niveau culturel élevé, à l’esprit entrepreneurial, la classe compradore et prospère aux dépens des hoi polloi [Le petit peuple, NdlR]. Heureusement, ils ne sont pas nombreux ; les Russes ont déjà essayé de vivre sous occupation occidentale bienveillante entre 1991 et 2000, lorsque le FMI administrait leurs finances et que des conseillers venus de Harvard géraient la machinerie étatique. Des juifs raffinés et sans pitié, comme Bill Browder, Boris Berezovsky ou Roman Abramovich, ont alors fait fortune, mais la Russie s’est retrouvée ruinée et sa population réduite à la pauvreté. Bien peu sont les Russes qui voudraient revenir à ces années-là, mais il y en a. La majorité tient à empêcher cette minorité impatiente de satisfaire ses propres attentes. Ceux qui n’y arrivent pas fileront en Israël, comme ce jeune M. Yablonsky qui a découvert ses racines juives au bout de deux nuits de garde à vue. Il avait atterri en prison après avoir violemment combattu l’érection d’une église dans sa ville.
Les Chinois vont en finir avec leur souci Hong Kong de la même façon. C’est faisable si le gouvernement ne promet pas de réduire ses contre-attaques à des mesures inoffensives. Seule la menace imminente de suppressions douloureuses et sanglantes peut rendre ce genre de mesures superflues. De même, seule la menace d’un Brexit sans accord pourrait faire reprendre leurs esprits aux dirigeants bornés de l’Union européenne. Un État qui n’est pas prêt à user de la force va nécessairement échouer, comme c’est arrivé à l’État ukrainien sous Yanoukovitch en 2014. Le sang coulera et l’État se retrouvera en ruines, si ses dirigeants sont trop timorés pour couper court au soulèvement.
Nous pouvons distinguer un soulèvement réellement populaire d’interventions inspirées par l’étranger pour le compte des compradores. Le premier sera passé sous silence tandis que les seconds seront glorifiés par le New York Times, c’est aussi simple que ça.
Je ne me fais pas trop de souci pour la Chine. Les dirigeants chinois savaient comment s’y prendre avec Tian’anmen, ils ont su gérer les troubles des minoritaires, sans cruautés inutiles, mais sans hésitation ni prévarication. Ils n’ont pas tergiversé lorsque les États-Unis ont tenté d’envoyer leurs navires de guerre à Hong Kong, ils ne leur ont pas fait ce plaisir. Ils s’en remettront.