L’histoire de l’Irak, de la fin de la Première Guerre mondiale au début de la seconde, est assez méconnue. Le conflit qui opposa ce pays à la Grande-Bretagne en 1941 est peu abordé dans les ouvrages qui traitent de cette époque. Pourtant on peut considérer la révolte Irakienne de mai 1941 comme la Première Guerre du Golfe. Pourquoi une telle amnésie ? Peut-être parce que cette zone est assez éloignée géographiquement des terrains d’opérations majeurs (Europe, Atlantique, Pacifique). Sans doute parce que cette bataille fait apparaître les principaux protagonistes, y compris les Alliés, comme des prédateurs froids plutôt que des libérateurs. Dans tous les cas, connaître l’histoire de ce pays durant ce quart de siècle crucial dévoile une vision nouvelle sur l’actualité brûlante de cette région du monde.
2° Compagnie d’Automitrailleuses de la Royal Air Force en Irak 1941
10 août 1920. Le traité de Sèvres consacre la victoire des Alliés sur l’Empire ottoman qui est démembré. Principalement, au profit de la France et de l’Angleterre. Les Français obtiennent un mandat sur la Syrie et le Liban, tandis que les Britanniques se voient accorder le statut de puissance tutélaire sur la Transjordanie, la Palestine et l’Irak. Ces accords seront définitivement entérinés en 1923 par le traité de Lausanne.
En 1927 est créée l’Irak Petroleum Company qui se substitue à la Turkish Petroleum Company. Les capitaux de la manne irakienne sont « équitablement » répartis entre Britanniques, Hollandais, Américains et Français. En 1938, l’Irak, avec 4,3 millions de tonnes de pétrole extrait, constitue la seconde région productrice au Moyen-Orient.
À cette époque, depuis les champs pétroliers irakiens de Kirkouk, l’Irak Petroleum Company construit l’oléoduc Mossoul-Haïfa. Celui-ci se scinde en deux jonctions dans la région de l’Euphrate. La partie nord traverse la Syrie par Palmyre et aboutit au port libanais de Tripoli. La partie sud franchit la frontière transjordanienne pour atteindre le port Palestinien d’Haïfa (voir carte ci-dessous).
30 juin 1930. Le gouvernement britannique signe un traité d’alliance de 25 ans avec l’Irak. Si les premières dispositions du texte abrogent le régime mandataire, d’autres clauses stipulent, en cas de guerre, l’assistance réciproque, l’utilisation par les Britanniques des voies de communication irakiennes pour l’effort de guerre (article 4) et les autorisent à déplacer des troupes à travers le pays (article 7). Par ailleurs, des bases permanentes, près de Bagdad et Bassorah, sont accordées aux troupes du Commonwealth. Pour les Britanniques, en n’importe quel endroit de leur empire, la souveraineté est toujours assortie d’entraves indignes des vieilles civilisations qu’ils exploitent sans vergogne.
Le nouvel État, une monarchie constitutionnelle, avec à sa tête le roi Fayçal Ier, adhère à la Société des nations en 1932. Dès le début, les dirigeants politiques irakiens sont divisés sur l’attitude à adopter envers le traité du 30 juin. D’un côté, Nouri Saïd, pantin des Anglais, est désireux de collaborer activement avec la perfide Albion. Une autre faction, nationaliste, dirigée par Rachid Ali, veut se débarrasser définitivement de la présence britannique. Le coup d’État militaire raté de 1936 complique un peu plus la situation en accordant aux officiers de l’armée irakienne un pouvoir d’ingérence croissant sur les affaires civiles.
L’opinion publique Irakienne, quant à elle, est majoritairement hostile aux Britanniques pour des raisons de souveraineté bafouée, mais également à cause de la politique impérialiste anglaise en Palestine. Il s’agit, comme pour le sous-continent indien, de diviser pour régner, d’assujettir ou d’opposer différentes communautés ethniques ou religieuses au plus grand profit du gouvernement de Sa Majesté.
En ce sens, la déclaration Balfour* de 1917, accordant aux Juifs le droit de constituer un « foyer national » en Palestine, envenime une situation déjà très tendue. Entre 1922 et 1939, la population juive en Palestine passe de 83 000 (11 % de la population) à 450 000 (33 %). Cet exode incessant entraîne une série d’émeutes en Palestine mandataire. À plusieurs reprises l’oléoduc Mossoul-Haïfa est saboté. La principale rébellion (Grande Révolte arabe en 1936-1939) sera sévèrement réprimée (5 000 morts arabes, 500 juifs tués par l’occupant britannique).
La Grande-Bretagne se drape alors dans la toge du pacificateur démocratique, tout en refusant de trancher le nœud gordien qu’elle a inextricablement noué. Dans ces conditions, on comprend que les consciences arabes au Proche et Moyen-Orient aient été peu enclines à l’anglophilie.
3 septembre 1939. La France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne. Le roi Fayçal Ier est mort depuis six ans, son fils Ghazi Ier, très hostile aux Britannique, lui succède en 1933. Il décède en avril 1939 d’un curieux accident de voiture (certains accuseront les Anglais de l’avoir fait assassiner). Son fils de 3 ans étant trop jeune pour gouverner, son oncle Abdelilah assure la régence. Ce dernier, bien que très anglophile, doit tenir compte d’une opposition nationaliste arabe influente. Courant septembre, l’Irak rompt ses relations diplomatiques avec l’Allemagne. Néanmoins, malgré les pressions du Royaume-Uni, l’Irak ne va pas jusqu’à déclarer la guerre au Reich.
En mars 1940, Rachid Ali accède au pouvoir comme Premier ministre. L’Irak conserve de très bonnes relations avec l’Italie, y compris après l’entrée en guerre de ce pays contre la France et l’Angleterre en juin 1940. Début 1941, une grave crise politique secoue l’Irak. Rachid Ali démissionne et cède le pouvoir à Taha al-Hashimi.
1er avril 1941. Rachid Ali aidé par quatre généraux irakiens et la majeure partie de l’Armée déclenche un coup d’État antibritannique. Le régent Abdelilah se réfugie à l’intérieur de la base militaire anglaise d’Abbaniya avant d’être exfiltré vers le port de Bassorah sur la canonnière HMS Hanneton de la Royal Navy. Le 29 avril, une brigade indienne (20ème brigade de la 10. Infantry Division) débarque en force à Bassorah dans le sud de l’Irak. Les troupes indiennes sont les seules dont les Britanniques disposent en nombre dans la région, le reste étant occupé en Grèce ou en Libye contre les troupes italiennes et l’Afrikakorps allemande.
En représailles à cette agression, le gouvernement de Rachid Ali fait occuper les raffineries de l’Irak Petroleum Company et interne son personnel britannique. Le pipeline reliant Kirkouk à Haïfa est coupé et le pétrole dirigé vers le Liban vichyste au profit exclusif de l’axe germano-italien.
Simultanément, 9 000 soldats irakiens encerclent la base aérienne d’Abbaniya au sud-ouest de Bagdad. Cette base est défendue par les 2 200 hommes d’un bataillon britannique (l’équivalent d’un régiment français) et quelques compagnies assyriennes. Les Irakiens bénéficient du soutien d’une artillerie conséquente (50 pièces) tandis que les Britanniques acquièrent, peu à peu, une supériorité aérienne nette sur la Royal Iraqi Air Force pourtant équipée d’avions modernes (bombardiers italiens Breda Ba.65, Savoia-Marchetti SM.82 et appareils d’attaque au sol américains Northtrop 8A-4). Les combats débutent le 2 mai et s’achèvent dans la nuit du 3 ou 4 mai 1941 par le décrochage sur Falloujah des troupes irakiennes constamment pilonnées par la RAF.
La riposte britannique se poursuit alors sur deux axes. Le premier d’Ouest en Est depuis la frontière transjordanienne vers le fort de Rutbah. Celui-ci, défendu par la police irakienne, est assailli durant deux jours (du 8 au 10 mai) par des éléments avancés de la Légion Arabe**. Il faudra l’intervention d’auto-mitrailleuses obsolètes Rolls-Royce modèle 1924 pour emporter le point fortifié et ouvrir la route vers Falloujah puis Bagdad. Au même moment, une autre brigade indienne (la 21ème) vient renforcer la 20ème brigade avec pour objectif de remonter la vallée de l’Euphrate depuis Bassorah vers Bagdad au nord.
11 mai 1941. Les Allemands et les Italiens qui possédaient déjà sur place des conseillers militaires, prennent conscience que sans un soutien militaire immédiat les forces irakiennes sont condamnées à la défaite. Bien qu’Hitler soit hostile à un soutien massif (il ne veut détourner aucun moyen conséquent de l’attaque contre l’URSS prévue le 22 juin 1941), il consent à entamer des négociations avec l’État français de Vichy. L’armée française du Levant (Syrie-Liban) accepte de se dessaisir de 15 500 fusils Lebels, 354 pistolets-mitrailleurs, 200 mitrailleuses Hotchkiss, 2 batteries de 75 mm et une de 155. Quatre convois ferroviaires partent d’Alep en Syrie pour Mossoul en Irak le 12 mai.
Le même jour, une escadrille de chasse et une de bombardement de la Luftwaffe (Fliegerführer Irak) sont déployées par les Allemands à Mossoul. Ce petit groupe comporte une quarantaine d’appareils modernes. Le 23 mai, les Italiens expédient à leur tour une force aérienne (Corpo di Spedizione Aero Italiano) forte de 16 appareils basés à Kirkouk pour protéger les champs pétroliers.
Le 15 mai, malgré les raids de la Luftwaffe, la colonne anglo-arabe partie du fort de Rutbah a déjà progressé de 200 km dans le désert. Le 19 mai, elle atteint la ville de Falloujah qui tombe en quelques heures. Les Britanniques et leurs alliés de la Légion arabe sont désormais à moins de 65 km de la capitale irakienne Bagdad.
Le 27 mai 1941, la progression des Britannique reprend vers Bagdad. La ville comporte encore des forces conséquentes pour la défendre, d’autant plus que les Britanniques ne sont pas en nombre et suppléent cette carence par l’audace et la mobilité. Mais le moral des Irakiens est au plus bas et l’aide extérieure trop faible et tardive.
Le 30 mai 1941, Rachid Ali, les quatre généraux qui le soutienne, le grand mufti de Jérusalem et les conseillers militaires germano-italiens quittent le pays pour l’Iran. Le lendemain, un cessez-le-feu est conclu entre les belligérants. Neuf jours plus tard, les lignes de communication entre Bassorah et Bagdad sont rétablies. L’Irak est sous contrôle britannique. Le 1er juin, le régent Abdelilah est de retour à Bagdad et le 8 juin, l’Irak rompt toute relation diplomatique avec l’Italie. Le 20 janvier 1943, deux semaines avant la capitulation allemande à Stalingrad, le gouvernement irakien déclare la guerre à l’Allemagne et à l’Italie sans prendre une part active au conflit.
Uchronie. L’histoire aurait-elle pu évoluer autrement et les Irakiens remporter cette bataille ?
Pour les britanniques, le contrôle des champs pétroliers irakiens était vital pour leur économie de guerre, tant pour la Royal Navy que pour la RAF ou la motorisation des troupes terrestres. On peut penser que même une défaite britannique en mai 1941 n’aurait pas clos le chapitre irakien. C’eût été juste une manche provisoirement perdue .
Par ailleurs, pour vaincre l’envahisseur, les Irakiens avaient l’impérieuse nécessité d’obtenir un soutien massif des forces de l’Axe italiens et allemands Or les Italiens, en novembre-décembre 1940, avaient été défaits par les Grecs en Albanie, par les Anglais en Libye et avaient dû demander l’assistance d’un corps expéditionnaire mobile allemand en janvier 1941 (Deutsche Afrika Korps) pour ne pas perdre la Tripolitaine après avoir été chassé de Cyrénaïque.
Quant aux Allemands, ils étaient très occupés dans les Balkans contre la Yougoslavie et la Grèce. Ces deux États furent écrasés en un mois par les troupes de l’Axe (Allemands, Bulgares, Italiens,). Le 22 juin 1941, 152 divisions de l’armée allemande envahissaient la Russie par surprise.
Dans ces conditions d’éparpillement, on ne voit pas comment les Allemands ou les Italiens auraient pu faire davantage en Irak. Au demeurant, il est quasiment impossible de concentrer efficacement ses moyens sur deux objectifs divergents, l’un continental, l’autre maritime. À un moment, il faut choisir. Hitler choisit la Russie au lieu de l’alternative méditerranéenne. La faiblesse de ses alliés et de sa marine lui interdisait d’autres choix. Les Américains firent de même, dès 1942, en se fixant davantage sur le théâtre d’opération européen plutôt que contre les Japonais dans le Pacifique.
La marine italienne, sans parler de la Kriegsmarine allemande, n’avait pas les moyens suffisants pour assurer la protection des lignes de communication maritimes aussi lointaines. Le problème se posera de nouveau en 1941-1943 pour les campagnes de Libye et Tunisie aux lignes de communication plus proches de l’Italie que ne l’était celle des Proche et Moyen-Orient. À aucun moment de la Seconde Guerre mondiale, les forces de l’Axe n’eurent la maîtrise maritime, même momentanée, en Méditerranée. Le brillant tacticien Rommel le compris à ses dépens dans les sables d’El Alamein en Égypte. L’important n’est pas de conquérir mais de pouvoir se ravitailler pour se maintenir.
Hier, comme aujourd’hui, l’enjeu économique et stratégique, pour celui qui occupe l’Irak est de dominer ou neutraliser également les pays limitrophes. En juin-juillet 1941, les gaullistes français et les Britanniques envahissent la Syrie vichyste. En août-septembre 1941, ce sera au tour de l’Iran d’être attaqué, cette fois-ci par les Russes et par les inévitables Britanniques. En 1942, l’essentiel des champs pétroliers et des oléoducs du Levant, de la Mésopotamie et de la Perse sont aux mains des Alliés. En juin 1944, aucune goutte de pétrole irakien ne manquera pour les chars, avions et navires du Débarquement de Normandie.
* Déclaration Balfour : Lettre ouverte du Premier ministre Britannique Arthur Balfour au banquier Lionel Walter Rothschild dont voici le texte en date du 2 novembre 1917 : Cher Lord Rothschild, j’ai le plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration ci-dessous de sympathie à l’adresse des aspirations sionistes, déclaration soumise au cabinet et approuvée par lui. « Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte ni aux droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays. » Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste. Arthur James Balfour
** Légion Arabe : Groupe militaire de l’émirat Arabe de Transjordanie, armé, formé et commandé par les Britanniques.