De violentes manifestations ont éclaté à Tel-Aviv et à Jérusalem. Des milliers de personnes ont défilé, des dizaines ont été arrêtées, mais d’autres citoyens ont continué à arriver et à se joindre aux protestations. La population du seul État juif est bouleversée et malheureuse. Ils attendaient un meilleur résultat de leur combat contre le Coronavirus.
Israël a été le premier État à mettre en place un verrouillage complet. Les Chinois l’avaient fait plus tôt, mais leurs blocages étaient locaux plutôt que nationaux ; même s’ils couvraient cent millions d’hommes à leur apogée, c’était toujours moins de dix pour cent de l’immense population chinoise. Les Italiens l’avaient appliqué plus tôt, mais c’était aussi une mesure locale. Israël l’a fait avec enthousiasme, il a avancé à toute vapeur et a enfermé tout son peuple, en emprisonnant des vieillards dans leurs maisons et en interdisant tout, de la promenade dans le désert à la baignade dans la mer. Et c’est une décision qui a influencé d’autres nations.
Lorsque la Suède a débattu de la question de savoir s’il fallait enfermer les gens ou simplement recommander la distanciation sociale, les libéraux ont appelé les Suédois à « suivre le modèle israélien ». Le journal libéral suédois Dagens Nyheter (DN), appartenant à la famille Bonnier, a fait référence à l’exemple israélien dans sa lutte pour confiner toute la Suède. Dans d’autres États européens, le modèle israélien a souvent été cité en exemple.
Le modèle israélien a fonctionné. Très peu d’Israéliens sont morts de coronavirus. Il a été salué comme un grand succès et la preuve que les juifs peuvent exceller dans n’importe quel domaine. Mais il y avait un revers à la médaille. L’économie israélienne s’est effondrée ; des millions de personnes ont demandé l’aide sociale ; le chômage est maintenant endémique. Tous les acquis économiques de ces dernières années, durement acquis, ont été réduits à néant. Les personnes âgées sont mortes seules, abandonnées, sans leurs proches pour les pleurer. Aujourd’hui, Israël est un État en faillite, avec une économie ruinée et des citoyens malheureux. Ils ont gagné le round contre corona, et ont conduit d’autres nations à la perdition ; mais au lieu de se sentir réconfortés par une tape encourageante sur l’épaule, les Israéliens se retrouvent anéantis.
Ce n’est pas très amusant de jouer la « chèvre de Judas », si la barrière de sécurité ne s’ouvre pas. L’idée est de mener les moutons à l’abattoir, mais au dernier moment, les propriétaires vous font sortir par une porte latérale, pendant que les moutons se font tuer. Sans cette certitude, aucune chèvre ne conduirait le troupeau aux couteaux de boucherie.
Qu’est-ce qui a mal tourné ? Les dirigeants israéliens estimaient que leur mission serait terminée après avoir poussé tout le monde au confinement, et ils ont fait état de statistiques encourageantes. C’était une présomption fort présomptueuse. Les directeurs des abattoirs voulaient que leur chèvre préférée amène les nations au reconfinement pour la deuxième vague. Les médias israéliens avaient fait volte-face, passant des proclamations victorieuses de « le Corona est vaincu » à la réédition du message « On va tous mourir ». Afin de faire valider le changement de paradigme, Israël s’est lancé dans un vaste programme de tests. En outre, la définition de la maladie grave a changé. Selon la nouvelle définition, une faible saturation en oxygène est en soi un signe de maladie grave. Très vite, les meilleurs résultats des décès par corona extrêmement faibles se sont transformés en peur d’une maladie grave se propageant rapidement. Israël est devenu si contagieux que les Israéliens n’ont plus été autorisés à se rendre en Europe !
Le gouvernement avait décidé de fermer les restaurants et les piscines le week-end, de rendre le port du masque obligatoire et il avait créé la panique, malgré l’absence de nouveaux décès et les hôpitaux vides. Mais les restaurateurs se sont rebellés. Ils ont dit qu’ils avaient acheté de la nourriture pour les clients du week-end et qu’ils ne voulaient pas obéir aux ordres. Et le virus a reculé : et le gouvernement a battu en retraite, il a reporté au mardi la fermeture des restaurants et des spas. Ce changement a convaincu les Israéliens que les fermetures ne sont nullement des conséquences d’une maladie, mais de calculs du gouvernement. Maintenant, la question est de savoir si les Israéliens respecteront les nouveaux ordres de confinement, et comment la police va les traiter. Pendant ce temps, la police israélienne, aussi brutale que les autres, a appliqué la force maximale sur les contrevenants à l’ordre. Certains jeunes gens sans masque ont été sévèrement battus, emmenés en prison et condamnés à une amende ; sans doute pour leur bien.
Le retour du coronavirus a permis au Premier ministre Bibi Netanyahou d’échapper à l’imbroglio de l’annexion. Il avait lui-même amorcé le piège : lors des trois tours de scrutin que le pays a connus l’année dernière, Bibi avait promis d’annexer la vallée du Jourdain et/ou les colonies juives, pour satisfaire les colons et les autres électeurs nationalistes. Il a finalement survécu aux élections ; son faible concurrent Benny Gantz a accepté de prendre le deuxième siège au sein du gouvernement israélien ; son procès se déroule au ralenti et ses ennemis n’ont pas réussi à le destituer en vertu d’une mise en accusation. On attend maintenant de lui qu’il tienne sa promesse d’annexion. Il n’est pas pressé de le faire, parce que la vallée du Jourdain et les colonies sont de toute façon sous le contrôle civil et militaire total d’Israël.
Israël a tous les avantages et aucune des responsabilités de l’occupation de la Cisjordanie. Le gouvernement de Ramallah (ANP) contrôle la zone et prend en charge les besoins de la population palestinienne. S’ils n’ont plus d’argent, ils vont en Europe pour demander de l’aide. Israël ne dépense pas un centime pour sa population captive, sauf pour les prisons. Si Israël veut s’emparer d’un morceau de terre palestinienne, que ce soit pour implanter une colonie juive, pour faire des routes interdites aux indigènes, pour implanter des bases militaires, pour créer des réserves naturelles interdites aux autochtones, pas besoin de demander, il suffit de se servir. La fiction de « l’occupation militaire temporaire » est la meilleure possible pour les juifs. Tout en se contentant d’adhérer du bout des lèvres au rêve de deux États, les juifs ont tout, et on ne parle même pas d’« apartheid » (bien que ce soit bien pire que l’apartheid sud-africain d’avant 1993). Quel serait le bénéfice de l’annexion ? Le titre (juridiquement douteux), et les éventuels problèmes liés au fait d’être appelé « État d’apartheid », aux demandes d’approvisionnement des indigènes, à un éventuel conflit avec les voisins arabes. Cela n’en vaut vraiment pas la peine.
D’autre part, l’expansion de l’État juif sur des lieux mentionnés dans la Bible est une idée populaire auprès des colons et des sionistes romantiques. Même la promesse de prendre le contrôle d’Hébron et de Sichem fait battre le cœur des juifs à tout rompre. C’est pourquoi Netanyahou la promet mais la reporte d’année en année, prétendant que l’actuel président des États-Unis ne le permettrait pas. Le président Trump a de son côté sapé ce beau projet, en déclarant qu’Israël pouvait décider s’il veut ou non annexer ces terres, et que les États-Unis accepteraient toute décision de leur part.
Trump a-t-il dit cela sous le coup de son amour pour Israël ou pour les juifs ? Pas exactement. Trump veut provoquer un schisme parmi les juifs américains. Pour certains juifs, la haine de Trump et le soutien à Black Lives Matter sont primordiaux ; pour d’autres juifs, l’État juif et la Terre d’Israël sont plus importants. Impossible de faire changer d’avis les juifs de la première espèce, mais le second groupe peut être retourné. Et les juifs sont les plus grands donateurs, les principales figures médiatiques et une force décisive dans toute élection.
Les démocrates sont conscients de ce stratagème et ils ont essayé d’y mettre fin. Ils ont convaincu les Israéliens que la victoire électorale de Biden était inévitable : « N’imaginez même pas que Trump puisse rester à la Maison-Blanche. Mais n’allez pas annexer quoi que ce soit. Après novembre, nous vous accorderons une avance ; pas maintenant. » Les Dems ne sont pas des amateurs comme Trump, ce sont des professionnels. Ils ont un doigt dans chaque part de gâteau, et leur propre département d’État fantôme pour traiter avec Israël et le Moyen-Orient. Un tel arrangement est inhabituel, voire sans précédent pour les États-Unis. Ils veulent donner l’impression que le pouvoir aux États-Unis est tombé par hasard ou par malchance entre les mains de Rednecks ignorants ; que ces quatre années seront dépassées dans quelques mois, et que les États-Unis seront à nouveau dirigés par des mondialistes sophistiqués. Ça n’a guère de sens, dans ce cadre, d’essayer de se mettre d’accord avec les officiels de Washington car leurs jours sont comptés.
C’est ce que les Européens, les Russes, les Chinois et les Arabes s’entendent dire. Les juifs israéliens sont d’accord, mais ils sont divisés sur ce qui devrait être fait. Doivent-ils profiter de cette occasion pour annexer des butins immobiliers de premier ordre et envoyer paître Joe Biden et ses avertissements ? Ou est-il plus sage de réduire leurs attentes et de suivre les recommandations des Dem ? Ce n’est pas un choix facile. Biden est très pro-israélien, mais il ne permettra probablement pas à Israël d’annexer la vallée du Jourdain et les colonies, car la politique américaine traditionnelle a toujours soutenu la solution à deux États. Donc, si les nationalistes juifs veulent s’emparer de la Palestine à perpétuité, c’est maintenant ou jamais. Par ailleurs, les démocrates américains et les mondialistes en général ne sont pas des gens avec lesquels on a envie de se quereller, surtout à un moment aussi important.
Netanyahou a essayé de faire porter le chapeau à ses voisins arabes, en disant qu’ils menaceraient Israël de guerre s’il annexait les terres palestiniennes. Il fallait tenter le coup, mais cela n’a pas marché ; les dirigeants arabes ont rapidement fait savoir qu’ils ne partiraient pas en guerre ou même qu’ils ne menaceraient pas Israël. Bibi a reporté la menace sur Ramallah, en disant que les Palestiniens se révolteraient. Mais Mahmoud Abbas, le président palestinien, a testé le terrain : et il a dit qu’il rendrait les clés du pays à Tel-Aviv. Les Palestiniens étaient parfaitement indifférents à l’annexion en cours. Ces parties de leur pays sont depuis de nombreuses années sous contrôle juif. Depuis 1993, nous avons l’ANP (Administration nationale palestinienne), un organisme qui a très peu de prérogatives, à part surveiller les arrières d’Israël. De nombreux Palestiniens exigent sa liquidation : qu’Israël gouverne directement au lieu d’utiliser ce mandataire, disent-ils. Abbas, le vieil homme malade, n’est pas populaire ; on lui reproche toutes les failles du système néocolonial issu des accords d’Oslo. En effet, il n’y avait aucune raison locale d’éviter la réalisation de ce que Bibi avait promis. Pendant tout le mois dernier, les Israéliens ont été submergés par la perspective de l’annexion. Et puis, le miséricordieux Covid est arrivé et leur a permis de reporter l’opération sans perdre la face.
Devons-nous nous en inquiéter, d’une manière ou d’une autre ? À mon avis, non. La Palestine et Israël devraient être unis dans un seul État, avec une seule citoyenneté et une pleine égalité pour tous ses citoyens, juifs et non-juifs, natifs et immigrés. Si les juifs veulent appeler cela « annexion », pas de problème. Ce qu’ils ne devraient pas être autorisés à faire, c’est de choisir certaines des parties les plus désirables du pays et de laisser les autres végéter dans un État non viable. Ils ne devraient pas être autorisés à prendre des territoires sans donner la citoyenneté aux résidents. Ils ne devraient pas être autorisés à mener des politiques à la Jim Crow sur l’ensemble de la Palestine.
À part ça, il n’y a pas de quoi en faire tout un plat. Il y a une vingtaine d’années, j’écrivais [1] :
« Au-delà de l’écran de fumée des illusions racistes, nous vivons déjà dans une Palestine unie. La ligne verte, la "frontière" entre Israël et la Palestine, n’existe que dans notre esprit. Il est dans l’intérêt commun de tous d’abolir complètement la fiction et d’instaurer l’égalité devant la loi pour tous dans toute la Palestine (Israël), du Jourdain à la mer Méditerranée. Nous pourrons alors bénéficier d’une seule loi pour l’enfant du pays et pour le nouveau venu, comme la Bible nous l’ordonne. Une seule loi pour un kibboutznik d’Afikim et pour un fellah de Yatta. »
Cela aurait pu se faire il y a des années, si la gauche israélienne (et américaine) n’avait pas entretenu les illusions de la partition. Alors comment arriver à la Terre promise ? Mais nous y sommes déjà ! Nous avons déjà un État. La Palestine historique est unifiée. Arrêtez la rhétorique vide de sens de l’occupation et des deux États. Nous n’avons pas besoin de combines, ni de "solutions créatives", juste du bon vieux suffrage universel, le « Un homme, une voix ». Nous l’avions exigé pour nos grands-parents juifs en Europe de l’Est. Ils l’ont reçu des païens il y a 150 ans ; c’est le bon moment pour transmettre ce droit le plus fondamental aux natifs palestiniens de cette terre. Même les sionistes libéraux comme Peter Beinart commencent à entrevoir la lumière maintenant. Les démocrates de Biden ont l’intention de perpétuer le mythe des deux États, mais est-ce possible aujourd’hui ?
Après le confinement, la première et la deuxième vague, la situation a changé. L’économie israélienne a été touchée, et il faudra beaucoup de temps pour qu’elle se rétablisse, si tant est qu’elle le fasse. Il y a de nouvelles menaces. L’organisation caritative internationale Oxfam prédit que plusieurs millions de personnes mourront du virus de la faim, c’est-à-dire de la famine causée par les confinements et les quarantaines. Beaucoup de ces hommes et femmes affamés se trouveront en Afrique, et ils quitteront probablement le continent affamé par son pont terrestre naturel - la Palestine. L’Égypte est en danger, car l’Éthiopie a achevé son barrage sur le Nil. Sans le Nil, l’Égypte sera jetée dans la famine, et Israël ne pourra pas tenir ses frontières devant des millions de nouveaux arrivants.
En arrêtant la machine mondiale d’approvisionnement et de distribution, le Nord prospère entendait sauver ses anciens et riches habitants du virus covidien. Mais les conséquences risquent d’être si dévastatrices et traumatisantes que le monde que nous connaissons va changer au point de ne plus être reconnaissable. Qui sait si les problèmes des juifs qui ne pouvaient pas vivre en paix avec leurs voisins seront encore d’actualité dans quelques années, face à un effondrement total ?