« À son égard, je ressens moins une vénération de fan (même si fan, je le suis) qu’une proximité familiale, politique et même psychologique, et c’est sans doute pour cela que j’ai l’impression de le connaître sans jamais l’avoir croisé. D’une certaine manière, je l’ai déjà rencontré à travers les membres de ma “grande famille”, juive de culture et d’histoire...
Nul hasard, donc, si ce livre réunit la plupart des thèmes qui me sont chers : le destin des juifs communistes originaires d’Europe de l’Est ; la névrose des enfants-Shoah, entre soif de reconnaissance et sentiment d’humilité ; la fibre de gauche, amour désespéré d’une social-démocratie aujourd’hui à l’article de la mort ; une masculinité qui se sait vulnérable... »
Ainsi commence ou presque le livre de l’historien Ivan Jablonka sur Jean-Jacques Goldman. Ce n’est pas à proprement parler une bio non autorisée, plutôt un travail sociologique sur un phénomène culturel. Pas la peine de revenir sur les chiffres de l’homme en or (gold-man) : 30 millions de disques vendus, 300 chansons écrites (ça, c’est de Jablonka), plus gros sociétaire de la SACEM (ça, c’est de nous). Très vite, Jablonka entre dans le vif du sujet, histoire d’évacuer le malaise.
Pour résumer le 1er chapitre : « Nés après la guerre, les enfants Goldman sont élevés dans la “conscience extrêmement forte” d’être juifs ». Des juifs républicains, forcément de gauche, et communistes à l’origine : le père de JJ est un juif polonais, naturalisé français en 1930 ; son demi-frère Pierre est cet activiste d’extrême gauche qui basculera dans le gangstérisme, abattant deux femmes pendant un braquage.
Condamné à la prison à vie en 1976, il sera sauvé par l’intervention de toute la gauche sartrienne (qu’on n’appelait pas encore la gauche caviar), et sera acquitté, malgré les preuves de sa culpabilité, en 1976. Trois ans plus tard, un commando d’extrême droite l’abat en pleine rue.
Dans leur volonté d’intégration, les parents Goldman inscrivent JJ chez les scouts... laïcs. On ne voit plus trop ça, aujourd’hui. C’est chez les louveteaux que le garçon commence à chanter, ses parents lui payant cours de guitare et de violon. Mais c’est la rencontre avec la chanson Think d’Aretha Franklin qui va changer le destin du jeune chanteur : ce sera le rock, et avec une Gibson. Mais sans la révolte qui va avec.
La musique ne l’empêchera pas de faire une prépa et d’intégrer l’EDHEC, formation qui l’aidera à gérer très méticuleusement sa future entreprise. JJ excelle en marketing, il s’en servira pour toucher les Français avec des chansons simples, mais bien ciblées. Sous des dehors simplets, elles couvrent le champ sociologique des années 80 : mères célibataires, solitude des vieux, chômage des pères, rêves des jeunes, épidémie de divorce, bof génération, perte de sens, dépression post-68... Plus tard, quand il sera riche, JJ saura investir à bon escient, ne pas brûler sa tune comme un Johnny.
Le chanteur des gens simples ?
En 1985, JJ, c’est l’anti-Tapie et l’anti-Le Pen en même temps : Jablonka prend ces deux repoussoirs et cite Tapie :
« Quand ils sortent du ventre de leur mère, [les Juifs] ont déjà les griffes dehors, les dents sorties, prêts à mordre. »
Face à eux, JJ incarnerait le parti des petits, des « perdants », épris de fraternité et de justice. L’année suivante, en 1986, il est le chanteur préféré des Français. Il incarne, malgré lui, la gauche (il déteste Mitterrand mais admire Rocard) et la jeunesse (il va sur ses 35 ans). Il chante Éthiopie pour les pauvres Éthiopiens, alors que dans sa famille, « la charité était à droite et la justice sociale à gauche ». Mengistu, le vilain dictateur, entubera les stars françaises et les centaines de milliers de donateurs-acheteurs.
Sa méfiance de la gauche mitterrandienne n’empêche pas JJ, jaloux de son indépendance politique, de participer à SOS Racisme et aux Restos du Cœur, les deux enculeries pour jeunes du nouveau socialisme soumis au Marché. Coluche lui donne une semaine pour écrire la chanson, le tube se vend à 500 000 exemplaires, les Français prennent pour 30 ans d’Enfoirés, ce clan des supervendeurs de disques jaloux de ses droits SACEM.
La chanson sera visionnaire, car aujourd’hui, des millions de Français commencent à claquer des dents, à sauter des repas. Coluche aussi se trompait, car il nageait en pleine idéologie, il est vrai, manipulé par Attali :
« Moi je file un rancard
À ceux qui n’ont plus rien
Sans idéologie, discours ou baratin »
C’est vrai que la mélodie et les chœurs sont entraînants, ça donne bougrement envie d’avoir faim ! Il ne manque plus que Lang, Attali et Minc, la triplette gagnante du socialisme version Tonton. À partir de là, JJ va être dépassé par son succès et incarner ce qu’il déteste : la réussite, l’argent, la gloire, le top 50, les télés, les minettes. Fini le loser romantique, le marcheur de banlieue, le vendeur de pompes de Montrouge, le communisme de papa, JJ devient le Tapie de la chanson, le Le Pen de l’influence. Car ne pas avoir d’idéologie, c’est encore une idéologie, plus discrète, moins consciente...
« Il va falloir tuer des Serbes pour que ça s’arrête. » (JJ pendant la guerre en Yougoslavie)
JJ idéologue malgré lui, Jablonka ne l’écrit pas : il reste dans l’analyse sociologique du succès de l’auteur-compositeur-interprète. C’est alors que naît l’antigoldmanisme dans la presse de gauche, d’abord centré sur le mépris de la chanson de variété, du rock gentillet, des sentiments un peu niais, et du public féminin péri-urbain du chanteur. Soit le sentiment de supériorité de la culture gauchiste sur la culture populaire. Puis on l’attaque sur son côté hyper commercial, avec ses tubes formatés qui sortent à la chaîne.
Patrick Bruel sera attaqué sur le même point, à ceci près que Goldman a du talent et sait chanter. Enfin, on en arrive aux fameuses « années 30 », puisque le chanteur est attaqué sur son physique.
Malgré ça, son côté « non viril » assumé avec sa voix haut perchée plaît aux jeunes filles. Son public, c’est les 13-14 ans. Jablonka ne va pas plus loin. Il y a pourtant un lien avec le départ de Carole Fredericks (du trio Goldman-Jones-Fredericks), mais là, on entre dans la part sombre du personnage.
Jablonka se rattrape sur l’antiracisme, avec un JJ figure de proue de l’émancipation des banlieues, Arabes, juifs et Noirs la main dans la main, ce qui est un peu tiré par les cheveux crêpus :
La judaïté de Goldman serait universelle, ce qui expliquerait son succès. Sa chanson sur les Restos est reprise comme action de grâce dans une école catho française à Rome, et même au Hashomer Hatzaïr, une institution juive, puis dans les écoles de la République. Vingt ans plus tard, on étudiera Booba en classe de première...
En 2003, RTL annonce que Goldman est le chanteur le plus passé à la radio en 2002, avec, tenez-vous bien, 38 000 diffusions qui correspondent à 63 chansons ! Soit 603 passages par chanson, un vrai martelage, du pilonnage, du carpet-bombing ! Pas étonnant, avec un tel battage publicitaire, qu’il reste, bon an mal an, la personnalité préférée des Français.
Libé nous donne un peu plus de chiffres :
La Sacem s’occupe de la collecte des droits d’auteur, compositeurs et éditeurs de musique. Elle ne concerne donc les artistes-interprètes que s’ils sont également auteur et/ou compositeur de la musique diffusée. Chaque radio lui paie une redevance annuelle. Celle-ci varie en fonction du chiffre d’affaires de la radio et de sa catégorie : radio publique nationale, radio privée, radio locale… Après un calcul effectué par la Sacem, un barème a été établi. À titre d’exemple, Chérie FM paie 4,57 euros la minute, quand RTL verse 22 euros pour les mêmes 60 secondes. Pour une raison simple : plus les radios diffusent de musique, moins la minute est chère, quel que soit l’artiste. La radio envoie ensuite la liste et l’horaire des musiques diffusées sur ses ondes à la Sacem, qui se charge de partager le montant entre tous les ayants droit.
Sur NRJ, qui tabasse du JJ en boucle, c’est 27 euros la chanson. La SACEM encaisse chaque année presque un milliard d’euros, en redistribue 850, et en garde 125 pour ses propres charges, ce qui est conséquent. On vit grassement, à la SACEM, maison bien opaque au passé trouble. En vérité, tout ce pactole ne va pas dans les poches de tous les musicos : 1 % des artistes engloutissent 50 % des redevances ! Et dans ce sport, JJ est champion.
Parmi ce 1%, on trouve par exemple Jean-Jacques Goldman. En 2016, l’émission « Complément d’enquête » s’était penchée sur la fortune du musicien. « RFM diffuse dix titres du chanteur par jour en moyenne. Soit plus de 3 600 titres par an, à raison de 11 euros de droits d’auteur par titre. Sur un an, RFM verserait près de 40 000 euros à Jean-Jacques Goldman, et il existe près de 900 radios en France. Il touche aussi des droits d’auteur pour les 200 chansons écrites pour d’autres » comme Johnny Hallyday, Khaled, ou Céline Dion, détaillait France 2.
Difficile pour autant de connaître la rémunération exacte de Jean-Jacques Goldman. Mais les 70 musiques de l’artiste diffusées quotidiennement sur les radios ainsi que les droits d’auteur des 200 partitions composées pour les autres obligent la Sacem à lui verser une somme conséquente. Le chiffre n’est pas public. Mais on peut donner une fourchette basse : Jean-Jacques Goldman dépasse Ravel, qui rapporte chaque année deux millions d’euros à ses héritiers.
Ben nous on a une fourchette : dans les 20 à 30 millions de droits d’auteur la meilleure année. La SACEM ne pouvant pas sortir cette somme d’un coup, elle a payé JJ en deux fois. Eh bien figurez-vous que lors du paiement de la seconde tranche, JJ a demandé des intérêts sur le non-perçu, comme s’il avait prêté la moitié de la somme à l’organisme de reversement pendant 6 mois. Goldman est si précieux pour l’industrie du disque qu’il a pu négocier des droits très importants avec ses producteurs : entre 25 et 30 % sur chaque CD vendu.
Sinon, avec son fric, il s’achète des immeubles ici et là, tout en enseignant à ses enfants les vertus du travail plutôt que celles de l’héritage. Riche malgré lui, quoi. Nous, c’est pauvre malgré nous !
Son rejeton le plus connu est Michael Goldman, qui s’est essayé à la production musicale avec My Major Company, un label qui fera couler de l’encre avec son superbe délit d’initiés : une des gagnantes de ce financement participatif, Joyce Jonathan, n’était autre que la copine d’un des trois fondateurs, avant de devenir celle de Thomas Hollande. Et même de Gabriel Attal (Joyce est passée par l’École alsacienne) !
Finalement, la toile de fond du livre de Jablonka, c’est 40 ans de glissement de la gauche idéaliste (ou sociale) vers la gauche réaliste (libérale), incarnée par le chanteur, qui s’en réclame. Aujourd’hui, la gauche réaliste (sous-entendu c’est pas réaliste de s’opposer au Marché, à la Banque !) de l’axe Rocard-Valls s’est effondrée, mais ce n’est pas le réalisme qui a tué la gauche, c’est sa soumission au Système. Jean-Jacques, lui, n’a jamais été anti-Système, d’ailleurs, il finira par l’incarner.