1 . Généalogies de la Grande Réinitialisation
Au printemps 2020, la foule des non-initiés découvre, d’abord sous forme d’interventions télévisées de moins en moins confidentielles, la personnalité intrigante de Klaus Schwab, visionnaire professionnel pour le compte du syndicat mondial des milliardaires (surtout) occidentaux. En juin 2020, cette calvitie dûment lunettée émettant un anglais de général nazi caché en Argentine dans un épisode de James Bond devient aussi une signature littéraire/philosophique/politique, au bas de l’essai Covid-19 : la Grande Réinitialisation, par lequel le très démocratique président à vie du World Economic Forum, aux côtés de son discret coauteur Thierry Malleret, assume au grand jour la paternité – sinon de la « crise Covid », censée s’être présentée spontanément [1], mais du moins celle du type de politique de gestion de cette crise qui, comme par magie, alors même qu’il ne correspondait pas vraiment aux pratiques habituelles en la matière, s’est imposé dans la plupart des pays du monde industrialisé [2]. À l’échelle mondiale, un processus d’enquête s’enclenche alors [3], cherchant à cerner la personnalité et les intentions d’un homme qui semble être passé du management à la prophétie : commençant, au début des années 1970, à s’affairer dans ce qui semble être l’intendance d’une technocratie mondiale en cours de solidification, Schwab finit, après le tournant du millénaire, par poser (aux côtés de son philosophe de cour Y. Harari) en grand théoricien d’une futurologie de mieux en mieux appliquée, au gré de titres comme La Quatrième Révolution industrielle (2017), Covid19… ou, tout récemment, The Great Narrative.
52 ans, presque jour pour jour, avant la publication de Covid19…, un homme plus jeune que ne l’est aujourd’hui Schwab, et, en tout état de cause, plus brillant que lui, s’écroulait, le 4 juin 1968, terrassé par une crise cardiaque en pleine réunion de travail. Trajectoire emblématique s’il en est : né à Moscou, Alexandre Kojève (né Kojevnikov) meurt à Bruxelles. Ce Russe blanc de l’émigration post-1917, qui ne s’est mis à enseigner la philosophie dans les années 1930 à Paris que du fait de mauvais placements financiers qui l’avaient ruiné, professait néanmoins une admiration sans bornes pour Staline, et s’était, comme tant d’autres membres de ladite émigration, laissé recruter par le KGB – il est aujourd’hui enterré non loin du siège de l’OTAN. Et cette proximité, devenue pérenne, des centres névralgiques du mondialisme atlantiste n’a rien d’un hasard : c’est en tant que technocrate négociant pour le compte du gouvernement français que Kojève assistait à Bruxelles à l’une des innombrables réunions qui devaient déboucher sur la mise au point de l’appareil institutionnel du mondialisme occidental (Communauté économique européenne, accords GATT du libre-échange, etc.). Mais ce grand-écart entre marxisme soviétique et mondialisme libéral qu’il incarne par les faits et gestes d’une existence plus ou moins crapuleuse, Kojève va aussi la théoriser. Dès les années 1950 – des années avant l’éloquente solution de la crise des missiles de Cuba – il explique à qui veut l’entendre que les Russes et les Chinois sont « des américains qui ne sont pas encore riches ». Comme son maître Hegel, il a la manie de voir l’histoire s’achever sous ses yeux. Et, pour que cette manie, exercée en plein XXe siècle, ne l’amène pas à vexer la mémoire de ce dernier (qui la déclarait déjà achevée en 1806, au terme de la bataille d’Iéna), il produit même un concept ad hoc : le concept de mopping-up, ou « coup de serpillière (au lendemain de la fiesta) ». Donc Hegel a tout de même raison, en dépit de Waterloo, du Congrès de Vienne, de 1848, de 1870 et de 1914-1945, étant donné que tout cela, ce n’est que le coup de serpillière que donne l’Histoire sur les débris de la bataille d’Iéna. Les gazés de Verdun, assommés de Babi-Yar et irradiés de Hiroshima ont juste vécu une post-histoire un peu plus mouvementée que d’autres.
En termes de dynamique biographique, Kojève pourrait donc sembler être un anti-Schwab : débutant avant-guerre comme exégète assez en vue de Hegel à l’École pratique des hautes études [4], ce neveu de Kandinsky formé en philosophie à Berlin finit sa vie dans l’obscurité chargée de pouvoir des salles de conférence où se précisent les termes de la mondialisation en cours. Mais, à vrai dire, les deux personnalités se superposent beaucoup mieux qu’elles ne s’opposent : ces deux grands bourgeois marxisants, au parcours biographique marqué par des degrés divers de complicité plus ou moins active avec divers totalitarismes socialisants, ont en commun la conviction centrale selon laquelle
1) l’histoire humaine, telle que posée par Hegel et Marx, est une et unidirectionnelle, et c’est l’histoire du Progrès ; et,
2) en dépit de sa fusion épisodique avec des mouvements révolutionnaires classistes prônant une dictature du monde du travail, l’idéal progressiste sera réalisé non pas contre, mais à travers la fusion monopolistique des géants du capital financiarisé [5].
La seule différence de taille, c’est que Kojève, le Russe, le littéraire, est arrivé « par lui-même » à ces conclusions que l’ingénieur et manager alémanique Schwab, d’une pétillance intellectuelle moins explosive, s’est contenté de collecter à la source qui est aussi celle de son pouvoir pseudo-institutionnel : en devenant le grand-vicaire de son professeur de Harvard, Henry Kissinger.
Or – abstraction faite des grands principes – Kojève, après 1945, n’est pas entré par hasard dans le cercle élitaire des eurocrates en devenir. Il y bénéficie de la cooptation de l’un de ses disciples de l’avant-guerre, Robert Marjolin, ami de R. Aron et ancien titulaire (à Yale en 1932-33) d’une bourse Rockefeller. Habituel retour d’ascenseur entre hommes de haute culture, qui s’estiment et se soutiennent ? Bien sûr, mais aussi, très certainement, manifestation de la conscience que devait avoir Marjolin de la dette intellectuelle du mondialisme post-Breton Woods vis-à-vis du dernier interprète majeur de la pensée de Hegel.
Car, plus de 200 ans avant la publication de l’Homo Deus de Harari, Friedrich Hegel pensait déjà être « la conscience de Napoléon », ou, plus exactement, que, comme l’explique Kojève à la fin des années 1930 à Paris, le binôme Napoléon-Hegel (action/(con)science) constituait dès 1806 l’actualisation de la théandrie postchrétienne. « Théandrie », c’est juste l’équivalent grec de ce titre – Homo Deus – que ses éditeurs britanniques ont donné en 2016 à l’ouvrage de Y. Harari [6]. Car, même et surtout une fois refermées les brèves et sanglantes parenthèses communiste et fasciste, une fois – pour reprendre l’expression bien inspirée d’A. Douguine – « le libéralisme resté seul sur scène », c’est bien dans cette conviction centrale que culmine philosophiquement la vision du monde de la maçonnerie la plus progressiste : Dieu est mort, mais pas n’importe comment. Son décès ne doit pas être du goût d’un Nietzsche ou d’un Stirner, car il ne meurt que pour mieux ressusciter sous la forme d’une humanité devenue démiurgique, refusant les régularités de l’espèce, ne s’abandonnant plus – pour reprendre l’expression chère à l’homosexuel militant Harari – « aux hasards de l’évolution ». Et tous ceux qui imagineraient au libéralisme un autre contenu (impliquant, notamment, le libre-arbitre, et donc même la possibilité de dire non au Progrès) ne sont que des fous, des « conspirationnistes », « anti-sciences » [7], bref, des réactionnaires et autres saboteurs à « déplateformer » de toute urgence. C’est ainsi qu’on peut résoudre le paradoxe « covidiste » d’un libéralisme qui se met à censurer, à priver de travail sans licenciement dûment motivé, à embastiller sans procès et à matraquer au nom de la santé, selon les us ordinaires de toute bonne satrapie d’Asie centrale : comment en est-il arrivé là ? Réponse : en lisant Schwab, mais surtout Kojève. De même, on aura – à moins de piocher dans des explications conspirationnistes assez gourmandes en hypothèses – bien du mal à s’expliquer la présence du jésuite Bergoglio (devenu pape sous le nom de François) au sein de la « bande à Schwab », pour peu qu’on oublie que, pour Hegel tel que le voit Kojève, l’État universel athée de Napoléon [8], n’abolit le christianisme que pour mieux réaliser son idéal sur Terre.
Car, au plus haut niveau de l’élaboration conceptuelle, Kojève est le trait d’union pas si métaphorique que ça qui, par-delà la « guerre civile européenne » de 1914-1945 [9], relie le mainstream philosophique de l’Aufklärung maçonnique européenne au filon principal de la pensée mondialiste, d’abord atlantiste (jusqu’à liquidation de l’URSS), puis mondialement réconciliée dans la synthèse davosienne. Et c’est cette dernière transition qu’incarne, justement, le parrain intellectuel et institutionnel de Schwab, Henry Kissinger, passé du rôle de Grand Inquisiteur antisoviétique supervisant l’écrasement des rebellions marxisantes en Amérique latine à celui de parrain du rapprochement sino-américain, donc de la désindustrialisation de l’Occident – prélude à ce communisme vert qu’organise sous nos yeux son disciple Schwab, à travers ces menues prothèses pseudo-démocratiques qu’on appelle Trudeau, Macron ou encore von der Leyen. Là encore, on gagnera à « passer par la case Kojève » pour ne pas s’embourber dans cet autre paradoxe du « fusilleur de rouges » devenu promoteur de cette écologie-pastèque, au goût marxiste (et même léniniste) si prononcé : en réalité, Kissinger – comme la quasi-intégralité de l’élite progressiste occidentale – n’a jamais cessé d’être, comme Kojève, un « hégélien de gauche », donc un marxiste, mais hilferdingien, et qui ne pouvait donc pas accepter l’idée que le communisme soit réalisé dans le cadre « réenraciné » d’un État – fût-ce un État aussi antinational que l’était l’Union soviétique –, qui plus est militariste, et cultivant même de vagues nostalgies religieuses à chaque fois qu’une armée euro-allemande se présente sur ses marches occidentales. La liquidation du legs stalinien constituait donc un préalable nécessaire à la « reprise des travaux » de la théandrie hégélo-kojévo-hilferdingienne, qui bat en ce moment son plein – c’est-à-dire : à la construction d’un communisme correct, c’est-à-dire antinational, antifamilial, LGBT, woke, « transhumain » ou, comme le radote Schwab en résumé, « vert et inclusif ».
Voilà pourquoi il est, aujourd’hui, plus qu’urgent de relire Kojève, en qui culmina, il y a plus d’un demi-siècle, la tradition philosophique des « hégéliens de gauche », dont Marx était lui aussi issu. Car faute de le comprendre, on ne comprendra jamais en quoi exactement consiste ce « libéralisme » chimiquement pur auquel Douguine affirme (à raison, au demeurant) que nous sommes pleinement revenus au moment de l’effondrement de l’URSS [10]. Sans ce retour à Hegel via Kojève, on se prive de toute chance de comprendre la fission atomique qui, sous le Køvíd, s’est produite au sein même des familles politiques libérales [11], mais aussi entre héritiers politiques du socialisme réel [12]. Enfin et surtout, on se prive du peu de visibilité historique qu’une perspective spenglérienne peut encore offrir sur ce champ de ruines civilisationnel dans lequel notre destin nous a condamnés à vivre, et qu’explore plus en détail mon essai intitulé Køvíd [13].
2. Évolution idéologique de Kojève
Une fois Kojève globalement situé dans l’histoire de la pensée de l’Occident finissant, un examen plus détaillé de sa propre évolution idéologique peut nous en apprendre plus sur la logique et les apories de l’école de pensée (aujourd’hui politiquement triomphante sous les traits des Grands Réinitialisateurs) dont il fut le plus grand représentant au XXe siècle [14].
Idéologique, cette évolution est à la fois politique et philosophique : Kojève n’aurait pas été un hégélien, s’il n’avait pas constamment lu la philosophie à la lumière de l’Histoire (et notamment de l’histoire politique) ; des années 1930 aux années 1960, on le surprend donc, à plusieurs reprises, à corriger sa copie pour rester en phase avec les derniers développements de ce que lui doit nécessairement considérer comme étant – par-delà l’événementiel – l’accomplissement de l’Absolu dans l’Histoire.
Dans les années 1930, on découvre un Kojève de toute évidence frotté de Marx, qui lit et continuera jusqu’à la fin à lire Hegel en hégélien de gauche, donc (puisque vivant après Marx) toujours plus ou moins à la lumière de l’interprétation marxienne de Hegel. Ce qui signifie avant tout qu’il adhère très probablement au principal article de foi caractérisant l’hérésie marxienne au sein de « l’Église hégélienne », c’est-à-dire à l’idée que, en dépit des affirmations du « Sage » d’Iéna, l’Histoire n’a pas vraiment pris fin en 1806 devant Iéna (par le passage de ce que j’appelle « 2e Occident » au « 3e Occident » [15]), étant donné que la révolution (dite « française ») dont cette bataille mémorable entérine la victoire reste une « révolution bourgeoise », laissant donc en suspens la « question sociale » qui a été le grand mantra du XIXe siècle, jusqu’à la Révolution dite « russe » de 1917. En d’autres termes, Kojève est à l’époque, lato sensu, un communiste : probablement pas victime d’un enthousiasme sans partage pour le bolchevisme, parfois tenté par des thèses plus socio-démocrates [16] et/ou trotskystes, mais globalement favorable à la victoire de la « Patrie du socialisme » sur la « réaction », préalable nécessaire à la fin (cette fois pour de bon) de l’Histoire, telle que l’avait (en se pressant peut-être un peu trop) annoncée Hegel.
Quelles que soient la réalité et la date de son recrutement par les services soviétiques, on peut donc partir du principe que – nonobstant d’éventuels détails (rémunération, etc.) pointant vers plus de « pragmatisme » –, Kojève a dû voir dans cette collaboration une action globalement conciliable avec son credo idéologique. Il est d’ailleurs resté célèbre pour des propos d’après-guerre – et probablement sincères – révélant une admiration sans bornes pour Staline.
C’est a priori dans cette disposition d’esprit qu’il passe la Deuxième Guerre mondiale, résistant un peu du bout des ongles vers la fin, et espérant probablement une victoire soviétique bien au-delà de celle que l’Histoire a fini par effectivement concéder à Staline.
Il opte donc assez logiquement pour une adaptation de son logiciel hégélo-marxien à la « nouvelle donne », consistant pour l’essentiel à substituer la prise du Reichstag (1945) à la bataille d’Iéna ; comme il l’explique lui-même dans une note postérieurement ajoutée à son Introduction (p. 510) :
« À l’époque où j’ai rédigé la Note ci-dessus (1946), le retour de l’Homme à l’animalité ne me paraissait pas impensable en tant que perspective d’avenir (d’ailleurs plus ou moins proche). »
Ce « retour à l’animalité », c’est la fin de la « dialectique historique », c’est-à-dire la fin du divorce entre Humanité et Nature, via l’instauration de « l’État universel et homogène » que Hegel (se pressant un peu) avait cru reconnaître dans l’Empire napoléonien (en tant que ce dernier stabilisait et entérinait les acquis de la Révolution française).
Mais là, il se passe quelque chose. Pour les communistes sincères mais lucides comme lui, la « chute du rideau de fer » (discours de Churchill à Fulton – 1947), c’est-à-dire la solidification des blocs de la guerre froide, signifie avant tout que la grande révolution marxiste mondiale [17], une fois de plus, n’aura pas lieu. C’est probablement à cette occasion que Kojève décide de (re)devenir un hégélien orthodoxe, comme le montre la suite de cette note :
« … Mais j’ai compris peu après (1948) que la fin hégélo-marxiste de l’Histoire était non pas encore à venir, mais d’ores et déjà un présent. En observant ce qui se passait autour de moi et en réfléchissant à ce qui s’est passé dans le monde après la bataille d’Iéna, j’ai compris que Hegel avait raison… »
En d’autres termes : pour peu qu’on fasse confiance à sa propre chronologie, c’est pour l’essentiel à ce moment qu’il substitue audit hégélo-marxisme sa doctrine du mopping-up, consistant, en dépit de l’évidence sensible (et de ses propres convictions vieilles d’au moins une décennie et demie), à réaligner sa théorie sur une sorte de doctrine antifasciste, qui deviendra l’Évangile du mondialisme occidental de la seconde moitié du XXe siècle. La prise du Reichstag par l’Armée rouge ne doit plus être considérée comme l’apéritif d’un grand soir à venir, mais comme le dernier épisode violent de ce mopping-up consistant à propager mondialement l’acquis révolutionnaire de 1789-1806. À rebours des thèses communistes des années 1930 (aussi bien du « socialisme dans un seul pays » de Staline que de la « révolution mondiale » de Trotski), le communisme est réinterprété comme dernier instant de la Révolution démocratique (bourgeoise), restaurée dans ses droits hégéliens de dernier épisode de l’histoire humaine. En d’autres termes, Hilferding a gagné : le communisme va advenir, mais c’est la concentration extrême du Capital [18] qui va le faire advenir – sous une forme, s’entend, moins strictement égalitariste et ouvriériste que la parenthèse bolchevique ne semblait le suggérer.
C’est vers la même époque que Kojève, toujours en mal de position sociale, est recruté par la bureaucratie du mondialisme en cours de solidification, via d’anciens élèves reconnaissants et propulsés par la Résistance au sein des cercles de pouvoir. Là encore, l’opportunisme individuel se combine a priori sans grandes frictions avec des principes dans l’interprétation desquels il fait preuve d’une (elle aussi fort opportune) plasticité. La synthèse gaullo-communiste du CNR qui a porté ses anciens disciples de l’École de hautes études au pouvoir est, finalement, le petit reflet hexagonal d’une convergence plus globale, et qu’il a l’art de présenter comme historiquement nécessaire ; pour continuer à citer la même note :
« … plusieurs voyages comparatifs effectués (entre 1948 et 1958) aux États-Unis et en URSS m’ont donné l’impression que, si les Américains font figure de sino-soviétiques enrichis, c’est parce que les Russes et les Chinois ne sont que des Américains encore pauvres… »
En d’autres termes : en dépit de la guerre de Corée, du Maccarthysme, etc., et avant même la déstalinisation effective, Kojève comprend (sans se l’avouer dans les mêmes termes que nous) que le projet soviétique de l’après-guerre ne poursuit, en réalité, plus d’objectifs essentiellement différents de ceux du « bloc Ouest », et qu’il peut donc (comme tant d’anciens communistes…) passer au service des sous-structures bureaucratiques de l’OTAN sans réellement trahir son credo progressiste.
Néanmoins, quelque chose dans cette idylle philosophico-historique semble continuer à le tracasser. On se l’imaginerait volontiers repentant, et vaguement terrifié (comme nous) par cette notion (pourtant totalement orthodoxe pour un hégélien de stricte obédience) de « retour à l’animalité ». C’est là probablement une vision romantique et erronée. Ce qui, en réalité, le dérange, c’est plutôt, aussi et surtout, un problème de pure théorie que lui pose l’évidente continuation de l’histoire : en dépit de l’évidente élimination du 2e Occident et de ses équivalents extra-européens [19], et donc de la conclusion effective de la dialectique historique posée par Hegel, la vie des sino-soviéto-américains des années 1950 ressemble tout de même plus à celle de leurs parents qu’à je-ne-sais-quelle néo-animalité d’après la « fin de l’Histoire ».
En d’autres termes : Kojève, qu’on peut pourtant difficilement soupçonner d’avoir été un grand spenglerien, pressent l’intuition qui allait, sur les pas d’O. Spengler, me mener à la thèse de Køvíd – à savoir que, s’il est vrai que le bouclage de la boucle hégélienne met bien fin à quelque chose, ce quelque chose risque bien de n’être ni dans le temps, ni dans l’espace identique à l’histoire de l’humanité. En d’autres termes : que l’histoire qui prend fin en 1789-1806-1945 n’est pas vraiment mondiale, et qu’elle ne remonte pas non plus aux présocratiques ; que, bien au contraire, son début bien plus tardif (le début de l’Occident) n’ayant pas été absolu, sa fin ne le sera pas davantage. Ou, pour finir de simplifier l’équation : que la « fin de l’Histoire » de Hegel/Kojève n’est que la fin de la Culture occidentale.
Dans cette perspective, il est assez symptomatique que le pays vers lequel Kojève se tourne alors pour puiser dans son observation le prétexte à une dernière actualisation opportune de ses thèses soit un pays extra-occidental [20] : le Japon. Cette toute dernière pirouette théorique de l’équilibriste Kojève est en effet sa théorie de la japonisation [21] : visitant le Japon d’après-guerre, il pense il découvrir une société dans laquelle la négativité spécifique de l’humain historique, tout en étant abolie par l’instauration d’un système démocratique [22], se survit à elle-même comme réalité formelle (comme snobisme).
En ce sens, on peut dire que Kojève – qu’il ait réussi ou non à y répondre – a anticipé une partie au moins des apories auxquelles mène l’idéologie sous-jacente de la Grande Réinitialisation – laquelle (étant tributaire de la tradition antifasciste des élites occidentales) ressemble, à vrai dire, plus à sa position des années 1946-48 qu’aux perspectives assez ambiguës sur lesquelles son œuvre s’ouvre à partir des années 1950 et de l’introduction dans la matrice théorique de sa notion de japonisation.
De même, on peut légitimement se demander quelles réflexions aurait inspirées à Kojève – qui n’a jamais cessé d’insister sur la corporéité et sur la mort comme horizon nécessaire de l’humanité historique – le verbiage « transhumaniste » de l’élite davosienne. On peut, certes, considérer ce dernier comme une variante de sa « mort de l’Homme », la divinité qu’elle promet étant aussi étrangère que l’animalité à l’humanité historique dans une perspective hégélo-marxiste. Mais on peut aussi penser que l’irrationalité patente de ce verbiage lui aurait valu, de la part de Kojève, un jugement aussi peu favorable que celui qu’il portait sur la volonté « mystique » qu’avait manifestée Hegel de remplacer la physique newtonienne par une science de la nature « devenue dialectique ». Et, à vrai dire, il y a là plus qu’une analogie : dans les délires de Harari et consorts [23], la futurologie transhumaniste (avec fétichisme du nano et autres imbécillités) intervient, précisément, en réponse à la question (traitée avec moins de calme viril que chez Kojève) de ce que Heidegger (s’inscrivant en l’espèce dans le droit filon de Hegel) appellera « l’être-pour-la-mort ». Par conséquent, on ne peut pas donner de la fin de l’Histoire ( = « mort de l’Homme ») une interprétation de type Great Reset sans simultanément décréter le surhomme, en appuyant ce décret – « pour le cas » où les sciences de la nature réellement existantes laisseraient douter de cette possibilité – sur une science physique « revisitée », dans laquelle les disques durs deviennent brusquement aptes à héberger « la conscience », les nanos « remplacent la médecine » et guérissent des patients asymptomatiques de maladies imaginaires, avec pour seul « effet secondaire » de … les tuer. En d’autres termes : poussés devant eux par l’immanence d’une fin de Culture, les Lyssenkos de Davos (comme Staline, et pour les mêmes raisons) sont finalement plus proches de Hegel (qui ne pouvait pas vraiment prévoir les conséquences dernières de ses déductions) que d’un Kojève finalement trop attaché à la rationalité aristotélicienne pour assumer les dernières conséquences du modèle philosophique (l’idéologie mainstream de l’Occident) qu’il avait pourtant embrassé et diffusé dans l’une des versions les plus complètes et intelligentes dont nous disposions [24].
Dans un prochain article, je me propose d’examiner in re les splendeurs et misères de la thèse hégélo-kojévienne, sous l’angle de deux aspects essentiels de sa construction idéologique : transcendance et liberté.