Le gouvernement de Serbie rumine ses conditions préalables à la signature de son accord “historique” ce 2 avril 2013 à Bruxelles avec le gouvernement du Kosovo.
Cet accord placerait l’intégralité des communes serbes du Kosovo sous l’autorité du gouvernement de Priština. Même l’idée d’une autonomie de ces communes a été pour le moment rejetée au profit d’une “association des communes serbes” ayant un statut analogue à une ONG, mais toujours sous le contrôle du gouvernement kosovar. Les “structures parallèles” du Nord-Kosovo, maintenues jusqu’à ce jour contre vents et marées par Belgrade, et qui ont protégé les populations de cette zone de l’épuration ethnique dont furent victimes les poches plus au sud, notamment en mars 2004, devront être entièrement démantelées. Aux dernières nouvelles, Belgrade exige des tribunaux et une police autonomes pour les communes serbes.
La défaite à tous les coups
Cette signature est un acte sans retour possible qui constitue une reconnaissance de fait de l’indépendance du Kosovo. Il conduit logiquement et inévitablement à une reconnaissance de droit. Le président de la commission de politique étrangère du Bundestag l’a du reste formellement notifié à la Serbie : il n’y aura pas de progrès des relations avec l’UE ni d’adhésion sans cette reconnaissance. Celle-ci ne sera dès lors qu’une formalité technique qu’il s’agira d’agender de manière adéquate dans l’année ou les deux années à venir. Une fois le Kosovo reconnu par l’État même dont il a été détaché, la position des États qui, jusqu’au sein de l’UE, refusent opiniâtrement de reconnaître cet État-croupion issu d’une sécession violente deviendra intenable.
D’un autre côté, si Belgrade devait opter pour la rupture, la perte du Kosovo paraît tout aussi certaine. En prévision du scénario violent, les Américains ont déjà déployé leur 525e Brigade spécialisée dans le contrôle des émeutes. Comme en 1999 avec le fameux et fumeux “massacre de Račak”, l’OTAN montera en épingle un incident et en tirera prétexte pour occuper les zones du Nord avec une participation symbolique des forces de sécurité du Kosovo “indépendant”. Ce sera vraisemblablement, ces tout prochains jours, une manifestation nationaliste kosovare dans Mitrovica-Sud qui mettra le feu aux poudres, avec un pilonnage médiatique adéquat qui fera porter le chapeau aux Serbes récalcitrants du Nord. En somme, la répétition du guet-apens de Rambouillet de 1999.
Le gouvernement du président Nikolić est donc sommé de choisir entre Charybde et Sylla : soit il dit “oui” le 2 avril, soit il dit “non”. Dans le premier cas (“oui”), il entérine la perte intégrale du Kosovo et le parti au pouvoir (nationaliste) se voit contraint de se parjurer (“Nous ne reconnaîtrons jamais le Kosovo”) en parachevant la vile besogne qu’il reprochait à ses prédécesseurs. On peut s’attendre à des manifestations de masse et à une destabilisation intérieure susceptible d’entraîner, d’ici l’automne, des élections anticipées. Dans le second cas (“non”), il s’expose à une déstabilisation encore plus certaine et plus efficace, tant sur le plan extérieur — isolation diplomatique de la Serbie du côté occidental — que sur le plan intérieur, via les nombreux médias, partis, mouvements et ONG pilotés par l’Occident.
Les enjeux géostratégiques
Sur le plan international, le “oui” est exigé par l’ensemble du bloc occidental. Il constitue une condition sine qua non à la poursuite de la normalisation des rapports entre la Serbie et son environnement, entièrement soumis à l’OTAN. Le “non” est lui, favorisé par la Russie, notamment par la voix de son nouvel ambassadeur Tchepourine. En l’état où se trouvent l’économie et la société serbes, le “non” paraît une option suicidaire, la Russie n’offrant aucune compensation aux pertes (en termes d’investissements et d’intégration politique) qu’entraînerait une rupture du dialogue avec Priština. La Russie, qui s’est retirée militairement et policièrement du Kosovo, n’a pas non plus le moyen matériel de s’opposer à une reprise du Nord-Kosovo par la force.
Les enjeux de l’accord sur le Kosovo sont donc d’une portée considérable pour toute la région et en premier lieu pour le destin de la Serbie. Comme à plusieurs moments au cours de son histoire, la Serbie se trouve sur l’épine dorsale d’un “conflit de civilisations” qui, en l’occurrence, mérite pleinement son nom. D’un côté, des prétentions occidentales de nature coloniale, mais posées comme un droit inaliénable et motivées par une propagande humanitaire massive. Richesses minières, position géostratégique, politique de concessions vis-à-vis de l’islam sunnite : tout concourt à faire de la prise du Kosovo (et de l’extension de cette place forte) une priorité pour l’OTAN. N’a-t-on pas vu ces dernières années des protagonistes de premier plan de l’agression de 1999, tels le général Wesley Clarke ou l’ex-secrétaire d’État Madeleine Albright revenir dans la région cyniquement reconvertis en affairistes avec des projets d’investissements monstres dans les matières premières ou les télécoms ?
Il s’agit également, par ailleurs, d’effacer les échecs et les blocages que l’OTAN a subis dans la région depuis le début même de l’opération de conquête, début 1999. On se souvient que le “non” de la Serbie aux négociations piégées de Rambouillet avait été provoqué par un avenant secret au traité prévoyant l’occupation de fait du territoire serbe dans son entier par l’OTAN. S’en était suivie une campagne de bombardements massifs conçue comme un “blitzkrieg” mais qui s’étendit sur 78 jours, détruisant la crédibilité morale et militaire de l’OTAN et l’obligeant à accepter un armistice et une résolution onusienne (n° 1244 du 10 juin 1999) reconnaissant la souveraineté de la Serbie sur le Kosovo, une souveraineté que l’OTAN et ses alliés kosovars (essentiellement mafieux) allaient miner sans relâche durant la décennie ultérieure, non sans la complicité naïve ou cynique de certaines forces politiques serbes.
Le Kosovo “indépendant” sous protectorat occidental — inauguré par le règne d’une fripouille française, Bernard Kouchner — s’est avéré être un désastre de tous les points de vue. Politiquement inexistant, gouverné par les clans mafieux, il est devenu une plaque tournante du trafic d’armes et de drogue et de la traite de femmes en Europe. Ses minorités, serbe d’abord, mais également monténégrine, turque, rom, etc., ont été expulsées violemment (pogrome de mars 2004) sous le regard passif des soldats de l’OTAN. Plus de 150 églises, couvents et monuments religieux chrétiens ont été incendiés, dynamités ou saccagés, les autres intégrés au “patrimoine culturel” de ceux-là mêmes qui s’ingéniaient à les détruire. Les Serbes qui y vivent sous autorité otano-kosovare sont exposés à des violences constantes et traités en citoyens de seconde zone. Les enlèvements de civils, de 1999 à nos jours, sont généralement restés irrésolus. Enfin, le crime le plus horrible de toute la guerre civile yougoslave, à savoir le trafic d’organes humains prélevés à vif sur des civils serbes kidnappés au Kosovo, est resté sans conséquence malgré le rapport d’enquête accablant présenté au Conseil de l’Europe par le parlementaire suisse Dick Marty. Cela n’empêche pas les Occidentaux de réclamer l’intégration des quelques dizaines de milliers de rescapés du Kosovo-Nord à l’enfer qu’ils ont instauré au sud de la Serbie.
Retour à la Guerre froide
Le seul moyen de “blanchir” cette création perverse, désapprouvée par une grande partie des États de la planète, consiste à la faire sanctifier par la Serbie elle-même. Mais il y a davantage. Depuis quelque temps, la Serbie a entrepris de stabiliser ses structures de pouvoir et de rétablir l’ordre intérieur. Des investisseurs commencent d’affluer, y compris en provenance des Émirats. Dans la crise actuelle, les richesses agricoles, hydrauliques et énergétiques de la Serbie deviennent un atout stratégique de premier plan, et les entreprises chinoises et russes y étendent leur influence pendant que les Occidentaux s’épuisent militairement au Moyen-Orient et ailleurs. Le tracé du futur gazoduc russe South Stream réserve à la Serbie un rôle de pivot et de robinet énergétique (tout en contournant la Croatie pour des raisons politiques, malgré les complications et les frais induits). Pour toutes ces raisons, l’État serbe a été amené au pied du mur et contraint à un choix auquel il est historiquement et essentiellement réticent : s’aligner et devenir le vassal d’un bloc ou de l’autre.
La décision que le gouvernement de Belgrade va prendre ces jours-ci revient fondamentalement à cela : le choix d’une vassalité, occidentale ou russe, doublé d’une perte inéluctable du Kosovo. Que ce soit sous Milošević ou sous les démocrates de Tadić “pro-occidentaux”, la Serbie officielle a toujours louvoyé pour éviter un tel alignement, fût-ce à ses propres dépens. Aujourd’hui, si les intérêts économiques penchent en faveur de l’Occident, le raisonnement géopolitique est peut-être plus favorable à la Russie. Mais aucune de ces raisons n’a jamais primé sur une constante ancestrale de la politique serbe : le refus irrationnel de tout assujettissement. Cette constante a été au cœur de revirements dramatiques de l’histoire européenne.
La Serbie n’a ni la sagesse ni l’agilité diplomatique des Suisses qui lui permettraient de maintenir un cap de neutralité sans heurts ni pertes. Sa neutralité, elle doit l’acheter au prix du sang pratiquement à chaque génération. Il semble aujourd’hui, malgré les signes d’apaisement apparus durant la dernière décennie, que la génération actuelle n’échappera pas à cette fatalité. Si les puissances qui exercent aujourd’hui une pression inconsidérée sur ce pays avaient un semblant de conscience historique et de responsabilité politique, elles éviteraient d’imposer à la Serbie, comme elles le font, des choix aussi fatidiques. L’équilibre de toute la région, et de l’Europe entière, s’en ressentira inévitablement.