Le vent de liberté qui souffle parmi les foules arabes ébranle ces dernières semaines des régimes autocratiques jusqu’alors tenus d’une main de fer par des potentats que chacun croyait pourtant indéboulonnables ; après le départ des présidents Ben Ali et Moubarak, remerciés au lendemain de révolutions pacifiques, l’Algérie de Bouteflika et le Yémen de Saleh sont en passe, semble-t-il, de suivre sous peu l’exemple courageux des peuples tunisien et égyptien, en congédiant sans ménagement leurs dirigeants corrompus.
Le mouvement implacable de l’Histoire qui, ces derniers jours, s’accélère et s’accomplit sous nos yeux au Maghreb comme au Proche Orient, n’épargne pas davantage l’Europe, de manière toutefois moins spectaculaire.
Pour ceux qui, nombreux en Europe, restent profondément attachés à la liberté des nations et à leurs indépendances, face à une construction européenne sans âme refusée par tant de peuples de notre continent, le 10 février 2011 restera en effet une date à marquer d’une pierre blanche
A Westminster, les députés britanniques ont pris ouvertement le parti de défier, en ce jeudi 10 février, une certaine conception régressive de l’Europe, en adoptant massivement une motion – par 234 voix pour et 22 contre – qui réaffirme solennellement la « primauté » du pouvoir législatif national sur toute autre autorité.
Point de départ de l’ire britannique : un projet de loi qui se propose de mettre en conformité la législation anglaise avec le droit européen, au sujet de la privation du droit de vote des personnes détenues dans les prisons anglaises ; cette spécificité historique du droit britannique qui date de 1870, est clairement remise en cause depuis un jugement prononcé en 2005 par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg. En accordant le droit de vote aux 30.000 détenus condamnés à des peines d’emprisonnement de moins de quatre ans, sur les 80.000 personnes actuellement incarcérées en Grande-Bretagne, le gouvernement de David Cameron entendait se ranger prudemment sous les fourches caudines de cette décision, en évitant de la sorte aux finances anglaises d’être submergées par les procédures en dommages et intérêts que les détenus anglais n’hésitent plus à présent à entamer sur le fondement de cette jurisprudence européenne.
Un empiètement intolérable sur le terrain de l’indépendance normative britannique, vertement décrié par les parlementaires anglais : « un déni de souveraineté du Parlement élu par les Britanniques » s’est emporté un parlementaire torry, aussitôt rejoint dans son indignation par l’un de ses collègues, lors des débats qui ont agité la Chambre des Communes : « Dans cette histoire, le Royaume-Uni est le caniche de la Cour européenne de Strasbourg » (Le Figaro 11 février 2011).
Vent debout contre les contestables prétentions des juges de Strasbourg, les députés anglais jouent sur du velours et savent manifestement qu’ils peuvent s’appuyer, au-delà des clivages politiques habituels, sur une opinion publique qui demeure dans son ensemble farouchement hostile à une réforme perçue comme exagérément favorable aux personnes incarcérées : pour le conservateur eurosceptique David Davis qui a co-signé avec le député travailliste Jack Straw, la fameuse motion qui désormais embarrasse tant le 10 Downing Street « la Cour (européenne des droits de l’homme) étend ses pouvoirs en essayant d’annihiler ceux du Parlement…Quant aux prisonniers, ils sont en prison parce qu’ils ont commis un crime sérieux ; dès lors, ils ont rompu le contrat qui les liait à la société et perdu les droits qui vont avec : celui d’être libre et de voter » (Le Monde 12 février 2011).
Face à tant de marques de défiance, le premier ministre torry a dû faire marche arrière, en envisageant de limiter finalement l’application de son projet de loi aux détenus condamnés à une peine d’emprisonnement de moins d’un an, ce qui représente tout de même une population carcérale de 7.500 personnes : une solution de compromis qui sera de nature, en définitive, à ne satisfaire ni une opinion publique anglaise largement acquise à l’idée d’abandonner purement et simplement cette réforme imposée de l’extérieur, ni le Conseil de l’Europe qui avait enjoint instamment Londres, en juin 2010, à se conformer à la jurisprudence de principe rendue par son bras judiciaire, cinq ans plus tôt.
Pour l’heure, le vote inattendu du Parlement fait l’unanimité en Grande-Bretagne parmi les partisans d’une limitation des pouvoirs grandissants d’une Europe qui se construit aux dépens des Etats, à l’exemple de Blair Gibbs, responsable des questions de justice au sein d’un ‘‘think tank’’ proche des milieux conservateurs anglais, Policy Exchange : « C’est l’occasion de nous attaquer au nœud du problème qu’est le caractère expansionniste de la Cour de Strasbourg. Le gouvernement britannique devrait, à l’occasion des discussions sur le vote des prisonniers, réaffirmer son autorité sur Strasbourg. Et, si nécessaire, se préparer à quitter cette juridiction » (Le Monde, 12 février 2011).
En quelques mots, tout est dit.
La résistance au gouvernement des juges européens s’organise avec peine et il n’est guère surprenant dès lors qu’elle y puise symboliquement ses prémices outre-Manche, au sein d’une représentation parlementaire dont l’attachement farouche à l’indépendance et la souveraineté de la vaillante nation britannique n’est plus historiquement à démontrer.
Bien qu’essuyant chaque jour les assauts répétés des appareils technocratiques européens qui voudraient, du Conseil de l’Europe à l’Union européenne, faire disparaître inéluctablement la figure séculaire des Etats pour leur substituer un ensemble politico-juridique uniforme soumis à l’idéologie tyrannique du libre-échange, la plupart des Etats de notre continent se contentent d’y opposer les renoncements les plus invraisemblables, au point de décourager les peuples qui voient avec impuissance leurs destins ainsi leur échapper.
Avec l’initiative exemplaire prise par ses parlementaires, volontiers frondeurs, la Grande Bretagne rompt de belle manière avec cette lâcheté généralisée et montre aujourd’hui la voie à suivre – comme avait su le faire hier la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe dans son célèbre arrêt du 30 juin 2009 – en osant affirmer explicitement, pour la première fois sans doute dans l’histoire de la construction européenne, la primauté intangible de son droit, pour faire pièce, non sans panache, à l’emprise jusqu’alors irrésistible du droit européen.
Cette saine rébellion, en apparence anodine, est un précédent des plus féconds pour l’avenir et conforte ceux qui, en nombre sans cesse grandissant, plaident en France comme ailleurs pour une entrave vigoureuse au gouvernement des juges européens, en verrouillant solidement la liberté des magistrats de la Cour de Justice de l’Union européenne de Luxembourg comme de ceux de la Cour européenne des droits de l’homme siégeant à Strasbourg, à pouvoir forger de toute pièce un droit prétorien à partir de principes généraux du droit qu’ils sont les seuls habilités à façonner et à interpréter autoritairement, sans la moindre légitimité démocratique et toujours au mépris des traditions et des singularités nationales.
De la déclaration solennelle, à l’exemple de la salutaire initiative britannique, à la renégociation, voire à la dénonciation, des traités qui instituent et organisent pareillement ces juridictions supranationales, des marges de manœuvres existent assurément qui peuvent être utilisées avec détermination comme autant de leviers efficaces au service de la seule ambition qui vaille, celle de l’indépendance et la souveraineté de l’Etat qui demeure, somme toute, le seul cadre institutionnel dans lequel les peuples disposent encore de la pleine capacité à maîtriser leurs destins.