Y a-t-il une trahison des élites ?
L’ENA a été créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour former les cadres modernes de la haute fonction publique française. Une noble tâche que les premiers « énarques » ont conduite avec le talent qu’on leur connaît. Ils se sont donnés à la Nation, ils ont mis tout leur art au service de la Nation.
Puis, la libéralisation de la société française aidant, ils ont commencé à lorgner vers le privé. Ils ont alors fait des allers et retours public/privé, au gré des opportunités. Passant des grands ministères aux grands groupes privés, faisant bénéficier ces derniers de leur connaissance profondes de l’État et de leur carnet d’adresses sans égal. En d’autres lieux, on aurait appelé ça un délit d’initié de haut vol.
- Le gouvernement Ayrault était majoritairement composé d’énarques et de fonctionnaires
Chaque année, cette super-école forme à Strasbourg une centaine de hauts cadres qui vont prendre les postes les plus importants dans la structure de l’État et des grandes entreprises. Et malgré ces milliers de têtes bien faites à la tête objective du pays, notre pays semble de plus en plus mal dirigé depuis une quarantaine d’années. Les Français vivent moins bien, alors que la France regorge d’atouts. Est-ce la faute des élites ? Les élites ont-elles failli ?
De son côté, le peuple fait ce qu’il peut : il bosse et s’accroche aux branches. Et parfois, il a l’impression que ceux qui le dirigent ne vont pas dans le sens de ses intérêts... Impression ou réalité ?
Le site – politiquement et économiquement – libéral Contrepoints revient sur cette spécificité française. En republiant deux articles, l’un datant d’il y a un an, ci-joint, et l’autre d’il y a 50 ans, le pamphlet d’un certain Jacques Mandrin, de son vrai nom Jean-Pierre Chevènement. Un papier toujours aussi actuel...
Mais avant cela, une information passée relativement inaperçue, un changement brutal à la tête du renseignement intérieur et extérieur. D’après Le Monde, « Pierre de Bousquet de Florian dirigera le nouveau Centre national du contre-terrorisme, Bernard Emié prend la tête de la DGSE et Laurent Nunez celle de la DGSI ». Trois énarques.
Laurent Nunez, ENA 1997, remplace à la tête de la DGSI Patrick Calvar, qui nous promettait des rivières de sang. Nunez, qui est issu de la préfectorale, connaît bien la police, et mal le renseignement. Curieuse nomination. Mais les énarques sont censés s’adapter partout. Un connaisseur des services nous rassure :
« L’Élysée cherchait un chef d’équipe capable de faire travailler les gens ensemble, de fluidifier la circulation de l’information et de gérer les mutations à venir du service. N’étant pas issu du sérail, il aura une plus grande liberté de mouvement. »
Coté renseignement extérieur, c’est Bernard Emié qui prend la tête de la DGSE et remplace Bernard Bajolet. C’est un connaisseur du monde arabo-musulman, issu de la diplomatie. Il était déjà là sous Chirac et a participé, selon Le Monde à la « désyrianisation » du Liban. On compte sur lui pour faire évoluer la DGSE vers un renseignement plus « humain », après avoir porté l’effort sur le renseignement technologique.
Enfin, le troisième énarque est Pierre de Bousquet de Florian, qui hérite de la nouvelle structure appelée Centre national du contre-terrorisme, le CNCT. On ne comple plus les acronymes dans le renseignement français...
Les énarques : une oligarchie dépassée
Pourquoi la France, pays disposant d’atouts naturels et humains, réussit-elle moins bien que certains de ses voisins ? Pourquoi le pessimisme sur l’avenir est-il un mal typiquement français ? Pourquoi ce pays ne parvient-il pas à s’adapter à la réalité contemporaine qui est le dépassement de l’État-nation et l’évolution vers une globalisation scientifique, économique, financière et parfois même associative ?
Toutes ces questions comportent des réponses complexes, mais les quelques milliers de personnes qui constituent la haute administration française ont nécessairement, puisqu’elles dirigent le pays, une part importante de responsabilité dans la situation actuelle. D’autant que la situation française est tout à fait singulière.
Les spécificités historiques
Un État-nation très centralisé se construit très tôt en France et ses dirigeants accumulent un pouvoir écrasant la société civile. La monarchie absolue, le jacobinisme, l’Empire napoléonien, la troisième République sont des régimes politiques glorifiant l’État et mettant l’élite à son service.
L’aristocratie d’Ancien régime a été remplacée par une aristocratie d’Empire puis par une aristocratie républicaine. Mais toujours, une petite oligarchie a détenu l’essentiel de la compétence et du pouvoir dans la sphère publique.
En 1945, ce travers bien français est accentué par la création de L’École nationale d’administration (ENA). Les hommes qui ont présidé à la naissance de l’ENA, sous le gouvernement provisoire de la République (1944-1946), sont le général de Gaulle, Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, et Michel Debré. Inutile de préciser que ces hommes sont bien loin du libéralisme. Ce sont des étatistes convaincus, qui veulent construire un État puissant et s’en donnent les moyens. Leur réussite sera complète.
Compétence et conquête du pouvoir
La noblesse d’État sera donc désormais formée, et même formatée, dans une école spécifique. Coupée de la société civile, cette caste maîtrise parfaitement les rouages complexes de l’administration et des institutions républicaines.
Elle connaît les finesses du droit public et dispose d’une compétence sans partage en matière de finances publiques. Les politiciens, désignés ou élus, doivent composer avec cette technocratie d’État, car sans elle, ils ne sont rien : sans la bonne volonté des administrations, impossible d’agir.
Peu à peu, à partir du milieu des années 1960, les énarques vont coloniser les cabinets ministériels et les fonctions politiques. Le statut de la fonction publique leur est très favorable.
Un fonctionnaire élu est placé en position de détachement et peut retrouver son poste s’il n’est pas réélu. Le risque est donc nul. Pourquoi alors ne pas cumuler la compétence du haut fonctionnaire et le pouvoir du politique ?
On imagine la puissance que cela représente : être beaucoup plus compétent que la plupart des députés du fait de l’expérience professionnelle et disposer de la légitimité démocratique par l’élection. La combinaison est presque toujours gagnante. Le risque, encore une fois, est pratiquement nul.
Un cas unique au monde
Il existe des études statistiques permettant d’apprécier l’importance numérique et le pouvoir des énarques dans le monde politique et les cabinets ministériels . Mais sans entrer dans ces détails, chacun peut très facilement constater cette spécificité française en se limitant aux plus hautes fonctions politiques.
Après la période de fondation de la Ve République par le général de Gaulle (1958-1969), six Présidents de la République (PR) se sont succédés. Trois d’entre eux sont des énarques (Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, François Hollande). En ce qui concerne les premiers ministres (PM), sur la même période (1969 -2015), les énarques dominent également. Le tableau suivant fournit un panorama d’ensemble :