V pour Vendetta (James McTeigue, 2005) est devenu un film culte auprès de ceux qui entendent contester, notamment sur Internet, un ordre politico-social jugé illégitime (le « système »).
En témoigne, par exemple, l’utilisation du masque de « V », héros du film, par certains individus de cette entité cyber-politico-médiatique opaque intitulée « Anonymous ». La référence au film est assez cohérente : l’analyse politique illusoire qui sous-tend le scénario de V pour Vendetta est en effet en tout point conforme à celle dont s’inspire une certaine forme de fausse contestation qui, si elle part souvent de bons sentiments comme le désir de justice et de liberté, aboutit néanmoins à une alliance objective avec les véritables forces de domination actuelles.
L’État, responsable ultime des malheurs du peuple
Qui sont les ennemis du héros dans V pour Vendetta ? Le gouvernement et son bras armé, la police – donc : l’État. Dans le monde réel, le réflexe spontané et légitime des populations vivant sous régime « démocratique » est de pointer la responsabilité des États dans les malheurs de ces populations. C’est effectivement l’apparence entretenue par le régime démocratique, qui postule (ce que la sociologie la plus basique dément chaque jour) que le peuple se gouverne lui-même parce que les hommes à la tête de l’État sont mandatés par lui pour le gouverner. Ces hommes d’élite seraient donc ceux qui exercent la domination légitime. Ils sont donc, dans l’esprit de la plupart des citoyens, les responsables ultimes des décisions qui s’imposent à la population. Parce qu’il est vécu ainsi, l’État est donc subjectivement responsable du malheur populaire.
Mais élargissons la perspective, plaçons-nous à une échelle extra-nationale et quittons la surface des choses politiques. Pour cela, suivons notamment le conseil d’Alain Soral et envisageons la possibilité qu’il y ait plus que deux joueurs dans le match dominants-dominés. Une question apparaît : qui aurait objectivement intérêt à faire s’affronter l’État et le peuple ? Ceux qui veulent détruire la souveraineté nationale. Qui a intérêt à détruire la (les) souveraineté(s) nationale(s) ?
En premier lieu, le capital et ceux qui le servent. Cette réponse n’est pas une essentialisation d’un simple paramètre économique, le capital. C’est un rappel du fonctionnement intrinsèque de notre système économique capitaliste. Le système politique actuel est mondialiste parce qu’il est asservi aux intérêts du capital : l’accomplissement de la logique du capital implique en effet la destruction de tous les obstacles à sa libre circulation, ainsi qu’à celle des marchandises et des travailleurs [1]. Ces obstacles étant principalement générés par l’enracinement national (les frontières, mais aussi les traditions, l’histoire, etc.), la nation souveraine est l’ennemie du capitalisme mondialisé, et réciproquement.
Pour le système économique actuel et ses acteurs dominants, l’État qui gouverne une nation est néanmoins un intermédiaire politique nécessaire. C’est lui qui applique les politiques et les fait respecter. Quoi de plus logique donc que les acteurs majeurs de l’économie capitaliste souhaitent placer à la tête des États de simples relais de leurs propres politiques ? Considérer l’État comme responsable suprême du malheur des peuples, c’est donc, en 2005 dans V pour Vendetta comme en 2012 pour ceux qui en reprennent le masque, dénoncer les décisions de la marionnette en oubliant de dire qui en tire les ficelles.
Pour filer la métaphore, si vos conditions de vie vous scandalisent et que vous souhaitez vous révolter contre les responsables de cette situation, l’intérêt bien compris du marionnettiste est de construire de toute pièce et de promouvoir massivement dans les médias une marionnette épouvantail, qui accomplira des actes vraiment horribles et vous fera penser qu’elle est la source ultime du malheur dans le monde (parce que ces actes spectaculaires à forte charge émotionnelle effaceront dans votre esprit les autres formes plus subtiles de domination et de violence). Ce ne sera pas toujours entièrement faux, pas toujours un simple montage médiatique, et pour vous défendre, vous devrez de toute façon commencer par neutraliser cette marionnette. Cet affrontement binaire est pourtant en réalité une diversion destinée à éviter à tout prix un affrontement entre les révoltés et ceux qui les dominent réellement. Il ne doit pas faire oublier la domination triangulaire ; c’est le troisième larron qui domine les deux autres et les fait s’affronter de manière proprement tragique.
Cette métaphore n’est pas inutile, car elle permet, quand on revient au réel et à l’histoire, de rappeler l’existence de ce troisième larron dans les conflits apparemment binaires qui ont jalonné notamment le XXème siècle, conflits auxquels V pour Vendetta fait directement référence dans la caractérisation des adversaires du héros.
Agiter l’épouvantail du « fascisme » pour masquer la véritable domination
L’ennemi de V, c’est le « fascisme ». Utilisons des guillemets car ici, « fascisme » prend le sens mythique que lui donnent les médias et qui, globalement, est repris dans l’acception populaire. Qu’est-ce que le « fascisme », dans V pour Vendetta ? C’est un régime politique autoritaire, présidé par un psychopathe, qui garde le contrôle de la situation en s’appuyant sur une milice brutale et sur une propagande insistant sur les valeurs religieuses. Le tout donne une synthèse de tous les totalitarismes officiels à peu près aussi subtile que ce qu’on peut trouver dans les deux derniers épisodes de feu Terra Nova [2] ou encore dans les tracts de l’Action Antifasciste, une bouillie symbolique où se retrouvent entre autres des éléments rappelant notamment le stalinisme, Hitler, la Gestapo (le nazisme étant – ce n’est pas un hasard – la principale référence).
Ces formes bien connues de coercition ont été sacralisées par l’histoire officielle comme variations du même mal absolu. C’est d’ailleurs parce qu’elles sont sacrées, totales et intuitives, que ces formes peuvent générer une certaine émotion lorsqu’elles apparaissent à l’écran. C’est en effet uniquement à ceux (nombreux) qui y croient sans réserve que les formes sacrées du mal dans l’histoire officielle peuvent réellement faire peur.
En convoquant l’émotion – le rejet, le dégoût, et surtout la peur – par le biais de symboles, le scénario hollywoodien remplit son rôle : il associe une émotion très négative aux scènes où apparaissent les adversaires du héros, adversaires dont le film entend justement dénoncer l’ignominie. Autrement dit, l’utilisation de ces symboles permet de disqualifier les positions politiques et morales des adversaires du héros en utilisant la charge émotionnelle négative qui y est attachée par l’histoire officielle. Ce passage en force de la morale par le véhicule de l’émotion et à l’insu de l’intelligence est l’essence du spectacle hollywoodien.
Dans V pour Vendetta, les responsables ultimes du malheur populaire sont donc des personnages inspirés du nazisme, de l’URSS et, dans une moindre mesure, des régimes théocratiques. Or ce que le film met en scène, c’est un affrontement binaire entre les dominants de l’État et les dominés du peuple, certains personnages naviguant entre les deux mais tous prenant finalement parti dans ce match à deux équipes. V pour Vendetta est donc une représentation de l’histoire réelle comme un affrontement binaire entre les peuples et les régimes « fascistes » retenus par l’histoire officielle comme incarnations du mal.
La fonction politique d’un tel scénario est donnée à la fois par ce qu’il dit et par ce qu’il ne dit pas, les deux faisant partie du réel. Ce que V pour Vendetta ne scénarise pas, c’est un affrontement non pas binaire (ou linéaire) mais triangulaire entre les peuples, les structures politiques étatiques et un éventuel troisième larron. Dans un tel cas de figure, la meilleure stratégie d’un camp pour gagner le match consisterait à faire s’affronter les deux autres. C’est le fameux « diviser pour régner ». A contrario, le plus gros danger qui pourrait menacer un camp serait l’union des deux autres contre lui.
Ce que V pour Vendetta ne dit pas, c’est que la domination linéaire d’un État sur un peuple est une illusion de l’interprétation officielle de l’histoire récente destinée à masquer une domination triangulaire beaucoup plus subtile.
Le jeu politique, ses règles, son histoire et... le joueur-arbitre-historien
Revenons maintenant à ce que nous disions plus haut. Qui a donc intérêt à faire s’affronter les peuples et les États ? Ceux qui veulent détruire ou empêcher l’union de ces deux camps. Or, l’union d’un peuple et de l’État qui le gouverne constitue une nation souveraine. Les ennemis objectifs des nations souveraines sont, comme nous l’avons dit, le capitalisme et le mondialisme – le second étant essentiellement l’instrument politique du premier. Le match pour la domination politique réelle et, donc, pour la maîtrise de son destin, est donc un match qui peut effectivement, au final, se réduire à deux camps, mais seulement lorsqu’on parle des deux suivants : les nations souveraines contre le capitalisme mondialisé [3]. Dans la politique bien comprise, tous les autres camps, s’ils ont certes des subjectivités très diverses, sont en réalité des alliés objectifs de l’un ou de l’autre de ces deux-là. Pour le dire autrement, aujourd’hui, l’affrontement entre nations souveraines et capitalisme mondialisé surdétermine la politique.
Mettre en scène le malheur des peuples comme résultant en dernière instance de la coercition autoritaire et « fasciste » des structures étatiques, c’est donc bien agiter un épouvantail historique pour détourner l’attention de ce qui se joue réellement. Un épouvantail qui d’ailleurs, parce qu’il approche des 70 ans, commence à s’abîmer sérieusement et à perdre de sa capacité d’épouvanter, comme l’a rappelé Marine Le Pen au « journaliste » Michel Field le 5 mars 2012 :
Clash entre Marine Le Pen et Michel Field sur TF1 par puremedias
L’utilisation du masque de V par certains « Anonymous » semble confirmer la fonction politique des scénarios binaires du type V pour Vendetta, à savoir dissimuler la domination réelle. La particularité des vainqueurs du jeu pour la domination est qu’en même temps qu’ils jouent, ils écrivent à la fois l’histoire du jeu et la règle de ce jeu. Donc lorsqu’on a compris à qui profitent à la fois la règle du jeu et l’histoire de ce jeu, on a compris qui le gagne, et donc qui domine.
Au sein de l’équipe gagnante du moment, l’un des joueurs est capitaine. S’il n’a pas le pouvoir d’agir à la place des autres joueurs, il peut tout de même jouer de son influence pour orienter leurs actions et impulser la tactique de l’équipe. Or la particularité ultime de ce capitaine de l’équipe gagnante, c’est qu’il est aussi l’arbitre du match ! On comprend donc au passage que s’attaquer à l’équipe qui gagne le jeu, c’est s’attaquer entre autres à l’arbitre, et donc très logiquement écoper d’un carton rouge. Ces deux-là l’ont bien compris qui, afin de pouvoir continuer à jouer et toucher leur salaire, ont choisi de se désolidariser d’une équipe ayant osé tacler le joueur-arbitre-historien (même avec des crampons en mousse, c’est un crime de lèse-majesté) :
La lutte pour la domination politique se joue donc à beaucoup de joueurs, mais a ceci de particulier que l’un d’entre eux est à la fois membre de l’équipe gagnante, historien du jeu et arbitre de tous les matchs officiels.
Contester la vision absolutiste de l’histoire : une hérésie
V pour Vendetta raconte certes une révolte populaire, à travers l’union de la rue et de l’armée pour renverser une élite tyrannique. Mais transposée dans le monde réel, la lutte politique qui y est mise en scène est une illusion. C’est emmerdant, car un film qui ne parle pas du monde réel est une pure fiction sans aucun intérêt. À moins que cette relation au réel ne provienne justement du fait que ce qui est raconté est une illusion : ceux qui dominent réellement ont en effet tout avantage à voir masquée leur domination. Pour cela, l’idéal est d’en raconter une autre, et si possible de rendre cette dernière particulièrement épouvantable.
Déloger un épouvantail ou un paravent tyrannique de la très subtile domination réelle n’a jamais permis à une population de se libérer de l’esclavage réel. Pour cela, il lui faudrait neutraliser aussi ceux qui ont placé là cet épouvantail afin de masquer leur propre domination. Problème : dire d’un épouvantail que, bien que moralement terrifiant, réellement destructeur de liberté et générateur de souffrance, il ne fut finalement qu’une marionnette dans les mains d’intérêts qui le dépassaient, c’est le rendre faible, un peu victime, certainement humain, et c’est rompre avec une vision mythique et surtout théologique qui voudrait faire de cet être humain un absolu, en l’occurrence l’incarnation du Mal. Cette contestation d’une vision absolutiste de l’histoire est une hérésie, car la domination de ceux qui écrivent cette histoire emprunte son fondement à la théocratie (il existe un absolu, et c’est lui qui légitime le pouvoir en place).
Pour comprendre qui domine réellement le jeu politique aujourd’hui, il faut donc comprendre, au-delà du débat visant à distinguer le vrai du faux, quelle partie précise de l’histoire est véritablement sacrée.
[1] D’une certaine manière, on peut d’ailleurs dire que le capitalisme est au système économique ce que le mondialisme est à la mondialisation. De même que le mondialisme vise à conférer aux institutions supranationales des pouvoirs politiques supérieurs à ceux des institutions nationales, le capitalisme travaille à faire de la logique propre du capital le principe suprême de l’économie.
[2] Voir Ancien Testament et géopolitique dans la série Terra Nova (C. Silverstein et K. Marcel)
[3] Pour filer une fois de plus la métaphore, notons une certaine correspondance avec le réel en termes de volumes de population : des joueurs finalement assez peu nombreux, un certain nombre de supporteurs dans le stade, un nombre beaucoup plus important de téléspectateurs et enfin un nombre largement majoritaire de gens qui n’ont rien à foutre du match ou n’en ont même jamais entendu parler.