Laurent Wauquiez est éternel. Bon, certes, vous ne savez peut-être pas qui est Laurent Wauquiez. Pour faire court et officiel, il est secrétaire d’Etat à l’emploi du gouvernement Fillon. Laurent Wauquiez est éternel car son portrait de libéral de centre-droit a déjà été fait par Bernanos il y a plus de 70 ans. L’air de ne pas être tout à fait à sa place au gouvernement de la République (phrase typique de l’homme de centre-droit libéral "ce n’est pas une question de droite ou de gauche", phrase que l’homme de gauche, sûr de sa légitimité républicaine, n’imaginerait jamais prononcer).
Cheveux grisonnants stylés (il n’a que 34 ans), machoire carrée, chemise rose sans cravate de cadre sup décontracté, yeux exorbité de celui qui veut à tout prix paraître sincère, on l’imagine sans problème passer de l’ENA (il a fini premier de sa promotion) à une agence de com. Bref, l’éternel homme de centre-droit libéral, mais version années 2000. L’homme de centre-droit libéral, depuis Sarkozy, a pris de l’assurance.
C’est du moins ce qu’il voulait à tout prix faire croire lors de son entretien avec Serge Moati à Riposte, dimanche dernier.
Et comment on fait, pour montrer sa force à la télé ? Très simple. Chers lecteurs, voici la recette.
1-Employez 7 fois le mot "concret" en moins de trente minutes. Ah sûr, ce type-là ce n’est pas un baratineur, il s’occupe des problèmes vrais des gens vrais de "terrain" (expression à rajouter à la recette, notez, notez !). Un peu comme son maître Sarkozy, qui en pleine dépression made in 1929 parlant du différentiel de TVA entre chocolat au lait et chocolat noir. C’est vrai, quoi ! Le smicard aussi à droit à son carré de Lindt Excellence 90% cacao. C’est quand même plus important que ces débats "archaïques" sur le protectionnisme, non ? Non ? Ah bon.
2-Utilisez à foison des expressions journalistiques à la pelle (là, par exemple, je viens d’en utiliser deux en une phrase, trop fort !). Comme je sais que la catégorie intelligente de nos lecteurs les trouve insupportable, je n’en ai par charité retenu que quatre, mais on sentait Laurent Wauquiez rassuré, dans son monde, en parlant de "poker menteur", de "solution qui veut sortir du chapeau", de "prêt à jouer le jeu" et enfin, du célèbre "terrain" (le "terrain" est l’endroit ou vivent les "vrais gens", ceux qui font des boulots chiants comme ouvrier métallo, femme de ménage, agent d’assurance).
3-Soyez proches du peuple en ayant une syntaxe hasardeuse (1) : "J’ai vu Laurence Parisot (2) qui a aussi attiré notre attention sur la situation difficile de certaines entreprises." (3)
4-Soyez encore plus proche du peuple (pardon, des vrais gens) en glissant une allusion bien placée. Ainsi, Laurent Wauquiez nous a gratifié d’un "chez moi, en Haute-Loire" particulièrement savoureux quand on sait que notre secrétaire d’État à l’emploi est né à Lyon, qu’il a étudié à Louis-le-Grand et Henri IV (lycées parisiens assez éloignés du Puy-en-Velay ou de Chambon/Lignon), avant de faire Normale Sup’ et l’ENA.
5-Maintenant que vous avez établi votre image d’homme "concret", à l’aise avec les médias et proche du peuple, vous pouvez sans crainte répondre n’importe quoi aux questions, pourtant assez pertinentes, de Serge Moati. Par exemple, après avoir affirmé plusieurs fois que "la priorité c’est l’emploi", n’ayez pas peur de vous contredire en disant peu après qu’il "faut limiter les destructions d’emploi" (ce qui laisse voir comment Laurent Wauquiez croit à mort à son plan de création d’emplois). Cela dit, comme vous sortez de l’ENA, vous n’êtes pas totalement idiot. Vous sentez qu’une partie des téléspectateurs reste dubitative. Alors appuyez-vous encore une fois sur votre réputation d’homme concret. N’ayez pas peur de préciser quels emplois précisément vous comptez créer. Laurent Wauquiez, nous devons le dire, nous déçoit un peu à ce moment, car le type d’emplois auquel il pense, on en entend parler depuis vingt ans au moins. "Service à la personne âgée", "association", "entreprise d’insertion". En clair : femme de ménage nettoyant surtout les couches d’un grabataire, truc vague ne voulant rien dire et stage encore plus vague (quand j’entends le mot "insertion", je sors ma fiche de très très bas salaire).
Laurent Wauquiez reviendra souvent sur ces emplois d’aide à domicile (des domestiques, quoi). Là, on a de la peine pour lui, car la recette est ratée. C’est dommage, mais c’est ainsi. Présenter des emplois du tertiaire, par définition liés à la richesse de la société (richesse qui elle se mesure à la force productive réelle, agricole, technologique et industrielle), alors même que c’est la source de cette richesse qui se tarit (l’industrie, l’agriculture, l’ingénierie), c’est faire preuve d’un manque de timing certain, surtout quand on porte une chemise rose d’homme dynamique.
C’est clair, Moati est déçu, il sent qu’il n’obtiendra pas de réponses qui calmeraient les souffrances du peuple de gauche (et du reste du peuple, car Moati est un homme de coeur). Alors il va orienter le débat sur une autre question, qui intéresse diablement les téléspectateurs : le pognon, ou c’est qu’il va le pognon, hein, Laurent ? Moati fait ici preuve d’un vrai travail de journaliste en posant la question suivante à Wauquiez : "Le président de la République a souhaité que les entreprises distribuent leurs bénéfices à raison d’un tiers pour l’investissement, un tiers pour l’actionnariat, un tiers pour les salariés. Or à Total (4), il y a 60 % pour l’investissement, 30 % pour les actionnaires, et 2 % pour les salariés. Qu’allez-vous faire ?"
Là, le secrétaire d’État à l’emploi balise un peu. Il sent qu’il aura du mal à s’en tirer avec sa réponse spontanée : "Nous allons interroger Total". Moati, du tac au tac : "Et s’ils disent non ?". Et là, grand moment de la soirée, Laurent Wauquiez aura cette réponse extraordinaire : "On a les moyens d’être plus coercitifs ! Sur les obligations en termes d’alternance ou d’apprentissage, ou de chances données aux jeunes, on peut demander à l’entreprise d’en faire plus, et notamment d’avoir des critères chiffrés. (5) Si jamais Total ne s’engage pas là-dessus, on peut être plus exigeant, et c’est quelque chose qu’on est tout à fait disposé à faire."
Pour ma part, j’offre dix tablettes de chocolat noir Lindt Excellence 90% cacao à celui qui me fournira le lien entre la question d’une plus juste répartition des bénéfices pour les salariés de Total et la réponse de Laurent Wauquiez.
Colbert - E&R