La mise en place d’un « Kosovo » asiatique
C’était trop tentant pour que les États-Unis puissent résister à la politisation d’une crise géopolitique aussi prometteuse ; comme prévu, ils ont trouvé le moyen d’intervenir diplomatiquement. Le leader de la majorité du Sénat, Mitch McConnell, s’est prononcé contre le gouvernement du Myanmar et a agrémenté sa déclaration avec des nuances fortes de « rhétorique d’intervention/responsabilité humanitaire pour protéger » lorsqu’il a annoncé « qu’il était nécessaire que le gouvernement fasse tout son possible pour protéger les Rohingyas et assumer ses responsabilité vis-à-vis des membres d’un groupe minoritaire religieux qui souffre depuis longtemps et dont des milliers d’entres-eux ont été forcés de partir en haute mer sur des navires improvisés et dangereux pour échapper à la persécution ». En affirmant que le gouvernement était responsable de ce qui arrivait aux Rohingyas à l’étranger (une affirmation absolument ridicule au niveau de n’importe quel État), McConnell a jeté de l’huile sur le feu. Ouvrant la porte aux États-Unis pour renforcer potentiellement leur participation à la « médiation » de la situation dictant ainsi des « solutions » pour y mettre fin. En fait, le président Obama avait déjà établi un lien entre « la démocratisation » et la situation des Rohingyas par son gouvernement ; et le Département d’État avait exigé qu’on leur donne la citoyenneté immédiatement. Les États-Unis poursuivent clairement des intérêts ultérieurs en utilisant la crise humanitaire comme couverture pour donner des sommations au Myanmar ; mais quel est exactement leur finalité ?
Vers un modèle de fédération
Plus que tout, les États-Unis veulent affaiblir la centralité de l’État du Myanmar et imposer un modèle de fédération au pays. Si un tel modèle de gouvernement pourrait être une étape constructive vers la résolution des crises internes de certains pays (par exemple, l’Ukraine), dans d’autres, il ne peut qu’accélérer le démantèlement de l’État. Le Myanmar tombe dans la deuxième catégorie, car un système de fédération conduira inévitablement à un archipel d’États-nations autonomes dispersés tout au long de la périphérie du pays et, bénéficiant d’un pouvoir accru dans leur nouveau cadre, ils pourront s’opposer plus efficacement à la règle centrale. Non seulement cela, mais ils seraient extrêmement vulnérables au lobbying étranger en faveur de leurs positions anti-gouvernementales, et les États-Unis pourraient les coopter afin de garantir que le Myanmar reste faible et divisé dans un avenir prévisible. Le cas échéant, les États-Unis pourraient également manipuler chacun des États-nations autonomes l’un contre l’autre afin de créer une crise territoriale ou politique qu’ils pourraient alors exploiter pour intensifier leur implication dans les affaires intérieures du Myanmar, et peut-être même un jour prendre la décision de démanteler entièrement l’Union du Myanmar (le nom officiel de l’état), en utilisant comme modèle le sanglant précédent yougoslave
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L’automne Rohingya
Pour arriver à ce point, cependant, les États-Unis doivent pousser le gouvernement du Myanmar dans une position critique afin que ce dernier mette fin à sa politique d’unité et accepte finalement une fédération. Comme expliqué précédemment, la manière la plus concevable par laquelle cela pourrait être atteint est que les Rohingyas commencent une rébellion à grande échelle contre les autorités. Un soulèvement sérieux dans l’État côtier du Rakhine pourrait être plus facilement soutenu par les clients étrangers (c’est-à-dire les États-Unis) que ceux qui ont cours depuis des décennies dans la périphérie, mais si ces derniers reçoivent l’ordre stratégique de renouveler leur campagne anti-gouvernementale en coordination simultanée avec une rébellion rohingya, alors les autorités se retrouveraient placées dans une situation extrêmement précaire et sans précédent
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Le modèle syrien
La guerre hybride des États-Unis contre le Myanmar pourrait très probablement suivre le modèle syrien impliquant un soutien intensif des pays de la région, en particulier, ceux dans lesquels de nombreux rohingyas se sont déjà installés. Cela signifie que le Bangladesh, la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie auraient la possibilité d’adhérer à une alliance contre le Myanmar, car chacun de ces pays pourrait entraîner certains de leurs Rohingyas aux techniques des révolutions de couleur et/ou des guerres non conventionnelles avant de les renvoyer dans leur pays d’origine pour un déploiement futur. Un tel plan refléterait ce que la Turquie, la Jordanie et l’Arabie saoudite font actuellement contre la Syrie, puisque chacun d’entre ces pays a déjà formé des Syriens (et des membres d’autres nationalités) sur leur territoire et ce depuis des années. Ce que les États asiatiques nommés ci-dessus feront contre Myanmar n’est pas différent, puisque cela suivra le même modèle éprouvé que les États-Unis ont mis au point au Moyen-Orient.
Cependant, ces quatre pays ne participeraient peut-être pas tous, car les considérations politiques au Bangladesh et en Thaïlande pourraient empêcher leur participation. La Malaisie et l’Indonésie, tout en gardant leurs réserves respectives, pourraient être tentées de jouer un rôle actif dans ce prochain conflit si les États-Unis réussissaient à les convaincre qu’elles lutteraient contre la discrimination anti-musulmane au Myanmar. Les Américains pourraient aussi proposer certains avantages économiques pour obtenir cette alliance, par exemple en acceptant de financer la plupart ou l’ensemble de l’opération tant que les territoires des pays respectifs pourront être utilisés comme bases de formation. En outre, ils pourraient faire pression sur Kuala Lumpur et Jakarta en ne continuant de maintenir le soutien existant (politique, militaire ou économique) qu’à la condition que ces derniers rejoignent la « coalition ». En échange de leur coopération, les États-Unis pourraient leur assurer un soutien dans la lutte contre l’Etat islamique s’il établit un point de convergence dans la région qui va de Mindanao à Sulawesi, comme cela a été spéculé avec inquiétude lors de la réunion du Dialogue de Shangri-La. Peu importe si les États-Unis sont sincères dans ce gage ou non (ils pourraient même obtenir un avantage stratégique en faisant venir l’Etat islamique dans la région), mais ce qui importe ici, c’est que cette promesse atténue la peur d’une plus grande insécurité en Malaisie et, par conséquent, l’influence dans son acceptation de l’opération Rohingya.
Le chaos pour une fin créative
Le faiblesse du Myanmar n’est pas la seule raison pour laquelle les États-Unis soutiennent les Rohingyas, car ces derniers ont de plus grands objectifs à l’esprit, ce qui serait grandement facilité. Voici ce que les États-Unis ont en projet pour l’Asie du Sud-est.
Des bases américaines
La création d’un Rohingyaland indépendant ou en grande partie autonome pourrait conduire à la création de la première base américaine de l’Asie du Sud-est, de même que la fabrication du « Kosovo » a conduit à la mise en place du Camp Bondsteel comme premier avant-poste dans les Balkans. Les États-Unis pourront exploiter la préoccupation humanitaire entourant les Rohingyas afin de faire pression pour que des « observateurs » occidentaux « surveillent » la situation au Myanmar et l’éclatement d’une rébellion à grande échelle pourrait éventuellement déboucher sur une intervention internationale (« justifiée » par le faux prétexte « d’intervention humanitaire/responsabilité de protéger ») pour les soutenir. Quelle que soit la façon dont cela se développe, il est évident que les États-Unis aimeraient mettre en place une possible base militaire stratégique dans la région, car cela leur permettrait d’exercer une influence plus directe sur le reste du Myanmar, le Bangladesh, le nord-est de l’Inde (où les États-Unis pourraient contribuer à une déstabilisation supplémentaire afin de punir Modi pour les mouvements multipolaires majeurs à venir), et la province centrale du Yunnan en Chine.
Briser le BCIM
L’intérêt des États-Unis dans ce coin de l’Asie du Sud repose sur le corridor commercial BCIM qui reliera le Bangladesh, la Chine, l’Inde et le Myanmar. Si ce plan ambitieux était mis en œuvre, la Route de la soie de l’Asie du Sud-est qui en résulterait réduirait considérablement les tensions entre l’Inde et la Chine, stabiliserait le ressentiment indigène du Nord-est et la périphérie rebelle de Myanmar et jetterait les bases d’un développement tangible dans cette région transfrontalière appauvrie. Tous ces avantages favoriseraient la multipolarité dans le couloir de quatre pays et renforceraient leurs défenses contre l’unipolarité rampante, d’où la raison pour laquelle les États-Unis ont un intérêt important à saboter le projet en utilisant ses manipulations rohingyas.
L’enjeu des pipelines
La géopolitique de l’énergie est la motivation directrice pour la grande majorité des décisions géopolitiques américaines, notamment ses conceptions décrites contre le Myanmar. La Chine a récemment ouvert deux pipelines stratégiques de pétrole et de gaz traversant le pays, qui, par ailleurs, se terminent dans l’État de Rakhine. Comme on le sait, Pékin dépend de manière disproportionnée des envois d’énergie en transit par le point stratégique du détroit de Malacca, et l’ouverture de routes alternatives est l’ordre stratégique le plus élevé pour assurer la sécurité énergétique de la Chine. Alors que ses mouvements au Myanmar sont certainement un pas dans cette direction, si l’État de Rakhine est déstabilisé par une crise future (révolution de couleur et/ou guerre non conventionnelle), ou devient autonome/indépendant sous la tutelle américaine, alors l’avantage stratégique que Pékin tire de ces les pipelines seraient annulés et inversement deviendraient une vulnérabilité considérable.
Guerre de procuration contre la Chine
La déstabilisation au Myanmar pourrait être exploitée pour inciter la Chine à une intervention conventionnelle, ce qui est certainement probable, mais elle pourrait également être utilisée pour la déstabiliser par d’autres moyens aussi. Un retour à la guerre à grande échelle pourrait conduire à une crise humanitaire au Yunnan avec des centaines de milliers de réfugiés qui arriveraient dans la province. Les combats limités entre le gouvernement du Myanmar et les rebelles de Kokang au début de cette année ont créé une sensation internationale mineure lorsqu’un nombre important et non prévu de gens ont fui vers la Chine. Depuis, certains d’entres eux sont censés être repartis. La République populaire aurait eu des difficultés pour accueillir les réfugiés, démontrant qu’elle n’était pas préparée pour cette situation. Il faut comprendre que les combats qui ont provoqué cet exode humanitaire étaient relativement faibles et d’une intensité mineure, donc toute reprise réelle de la guerre ethnique sur toute la frontière entre le Myanmar et la Chine rendrait la crise antérieure de réfugiés minime en comparaison et créerait de sérieux défis pour Pékin.
Terrain de jeu djihadiste
Enfin, le problème Rohingya pourrait devenir un cri de ralliement pour les djidhadistes internationaux en raison des allégations de violence bouddhiste contre les musulmans. Les experts annoncent déjà que l’État islamique recrute des Rohingyas mécontents, et il ne faut pas oublier que son rival d’Al-Qaïda cherche également à s’installer dans la région. Alors qu’une multitude d’opportunités régionales exploitables se présentent pour tout groupe djihadiste intéressé, la cause rohingya est la seule qui a déjà reçu une reconnaissance mondiale et une sympathie quasi universelle, ce qui implique une certaine « légitimité morale » pour les aspirants terroristes. Si l’Etat islamique ou Al-Qaïda se nichent dans l’État de Rakhine, les répercussions déstabilisantes seraient énormes dans toute la région. En fait, cela pourrait même inciter l’Inde et/ou le Bangladesh à organiser une sorte d’intervention, en particulier si les terroristes basés au Rakhine commettent des attaques contre ces pays. Il suffit de dire que l’introduction du terrorisme islamique dans l’État de Rakhine conduirait assurément à une plus grande internationalisation de la question rohingya et constitue une menace pour la sécurité des gouvernements de la région.
Pensées finales
Le sort des Rohingyas provoque une préoccupation compréhensible chez beaucoup de personnes, mais l’aspect malheureux est que les États-Unis manipulent la réponse émotionnelle à court terme avec la crise actuelle des réfugiés afin de poursuivre leurs intérêts géopolitiques à long terme en Asie du Sud-est. La création prévue d’un « Rohingyaland » pro-américain autonome ou indépendant est semblable au même modèle stratégique qu’ils ont mis en place au « Kosovo », sauf que les États-Unis peuvent maintenant atteindre leurs objectifs grâce aux leçons indirectes de la Guerre Hybride qu’ils ont perfectionnés en Syrie. La croisade pour la création de cet État est intrinsèquement liée à la destruction de l’Etat hôte ciblé, ce qui, dans ce cas, verrait le « Rohingyaland » être baptisé par une mer de feu en se séparant du Myanmar. Les États-Unis ont des raisons géopolitiques concrètes pour soutenir les Rohingyas, principalement en ce qui concerne l’établissement de leur première base prévue en Asie du Sud-est continentale et leur désir de couper les itinéraires des pipelines chinois à travers le Myanmar. En outre, avec un avant-poste régional ferme au « Rohingyaland » (direct ou par procuration), les États-Unis peuvent entraver le corridor commercial multipolaire du BCIM et pousser leur influence au Bangladesh, au nord-est de l’Inde, au reste du Myanmar et peut-être même dans la province du Yunnan. Les prochains mois seront révélateurs de la mesure dans laquelle les États-Unis envisagent de soutenir le « Rohingyaland », mais, au vu des indications actuelles, il semble que ce soit une cause que Washington n’abandonnera pas de sitôt.