Si le coronavirus et la drôle de guerre pétrolière ont fait, ces derniers temps, la Une de l’actualité, d’autres nouvelles passées à peu près inaperçues sont venues quelque peu assombrir le ciel impérial. Rien de dramatique en soi, mais de menues épines dans le pied qui, additionnées, finissent par provoquer une petite douleur lancinante du côté de Washington...
Un dénominateur commun à presque toutes ces contrariétés : le Donald, parfois à son corps défendant. Qu’il persiste à résister au marais ou qu’il se soit converti mais avec force bourdes, ou tout simplement qu’il tortille entre les deux voies, imposant quand il le peut ses volontés, Trumpinho continue, volontairement ou non, de faire couler de grosses gouttes de sueurs sur le front de son Deep State.
En Asie du Nord-Est, l’alliance militaire américano-sud-coréenne traverse des turbulences. L’on ne parle pas ici d’un changement tectonique qui verrait les troupes US quitter le pays du matin calme, la case orientale de l’échiquier eurasiatique est beaucoup trop importante pour eux, comme nous l’avons expliqué à plusieurs reprises :
C’est de haute géostratégie dont ils s’agit. Nous sommes évidemment en plein Grand Jeu, qui voit la tentative de containment du Heartland eurasien par la puissance maritime américaine (...) La guerre froide entre les deux Corées ou entre Pékin et Taïwan sont évidemment du pain béni pour Washington, prétexte au maintien des bases américaines dans la région.
Pour les États-Unis, le sud du Rimland semble définitivement perdu (entrée de l’Inde et du Pakistan dans l’OCS, fiasco afghan), le Moyen-Orient tangue sérieusement (Syrie, Iran, Irak maintenant, voire Yémen). Restent les deux extrémités occidentale (Europe) et orientale (mers de Chine) de l’échiquier où l’empire maritime s’arc-boute afin de ne pas lâcher (...)
Washington utilise habilement un conflit ancien et réel (crise coréenne : 1er niveau) pour placer ses pions sur l’échiquier (Grand Jeu : 2nd niveau). Les troupes américaines ou les batteries THAAD en Corée du Sud sont officiellement tournées contre la Corée du Nord, officieusement la Chine. Et les turpitudes du trublion de Pyongyang sont un prétexte en or massif pour maintenir la présence militaire américaine dans la zone.
Que se passe-t-il donc du côté de Séoul pour que ce bel édifice soit, non pas menacé (ce serait exagéré), mais quelque peu ébréché ? Une histoire de gros sous, très prosaïquement. Déjà contraints, les Sud-Coréens ont proposé d’augmenter leur participation aux frais communs de défense à 13 %. Businessman dans l’âme, le Donald les a envoyé bouler et réclame beaucoup plus. Or la Corée est dirigée par Moon Jae-in, beaucoup moins favorable aux vues américaines que ne pouvaient l’être ses prédécesseurs.
Le torchon finira-t-il par brûler entre les deux parties ? Sans doute pas. Des concessions seront vraisemblablement faites de part et d’autre et un accord sera finalement trouvé. Mais cette affaire est symptomatique : du temps de sa splendeur, l’empire US allongeait l’argent sans barguigner, ces dépenses étant anecdotiques par rapport aux gains stratégiques. Avec un endettement maintenant faramineux et un comptable à la Maison-Blanche, les choses ont bien changé...
De Corée, passons en Asie du Sud-Est où la décision du président philippin Duterte de mettre fin au Visiting Force Agreement, accord facilitant l’accès des troupes américaines à l’archipel, continue de faire des vagues. C’était le 11 février et, jusqu’ici, nous n’en avions pas parlé, trop conscient des incessants retournements de veste qui ont lieu dans ce domaine. Cette fois, ça paraît la bonne.
Jusqu’ici, Duterte ne lâche rien. Mais surtout, de l’autre côté du Pacifique, Trump n’en a que faire. En bon entrepreneur, il pense avant tout, comme dans le cas coréen, aux écus sonnants et trébuchants : « Ça ne me dérange pas vraiment car cela permettra d’économiser beaucoup d’argent. Je sais que mon opinion diffère en cela de celle des autres ».
Les autres, c’est l’État profond et les stratèges de Washington, qui s’arrachent littéralement les cheveux devant cet Harpagon des temps modernes susceptible de couler, volontairement ou non, les avancées stratégiques péniblement acquises durant des décennies. Le fidèle lecteur n’a en effet pas oublié l’importance des Philippines :
Dans l’encerclement de l’Eurasie par les États-Unis, elle est la clé du Sud-Est.
Elle fait même partie d’un réseau de containment mis en place par les États-Unis dans les années 50 : l’Island chain strategy ou, en bon français, stratégie des chaînes d’îles. Si ce fait est très peu connu en Europe et n’est jamais évoqué dans les médias, même les moins mauvais, il occupe pourtant les pensées des amiraux chinois et américains ainsi que les états-majors de tous les pays de la région ou les publications spécialisées (tag spécial dans The Diplomat, revue japonaise par ailleurs très favorable à l’empire).
Petite parenthèse historique : la réflexion stratégique autour des îles du Pacifique-ouest commença dès le début du XXe siècle, quand les États-Unis mirent la main sur les anciennes colonies espagnoles de Guam et... des Philippines (1898), tandis que l’Allemagne occupait les îles Marianne et Palau, et que la marine japonaise prenait son essor en dépossédant la Chine de Taïwan (1895). C’est à Haushofer, attaché militaire allemand au Japon de 1908 à 1910, que l’on doit les premières analyses sérieuses, où apparaissent déjà des considérations bien actuelles (rideau de protection, nœuds stratégiques etc.)
Pour Haushofer, cependant, ces chaînes d’îles constituaient pour les États continentaux comme la Chine ou l’Inde un rempart face aux menées des puissances maritimes. Les vicissitudes du XXe siècle et l’inexorable extension de l’empire US ont retourné la donne : ces arcs insulaires étaient désormais un rideau de fer contenant l’Eurasie (le bloc sino-soviétique durant la Guerre froide) et « protégeant » le Pacifique américanisé.
Ce qui nous amène au Grand Jeu actuel. Que le domino philippin tombe et c’est la première chaîne qui est sérieusement ébréchée. La deuxième ligne étant plus virtuelle (car uniquement maritime, sans armature terrestre véritable), c’est le Pacifique, donc les côtes américaines, qui s’ouvrent partiellement à la Chine :
La fin du Visiting Force Agreement ne signifie pas obligatoirement la fin de la coopération militaire entre Manille et Washington mais, selon tous les analystes, elle constituerait un coup de canif difficilement réparable. Qui plus est, elle pourrait avoir des conséquences dans toute la région comme l’analyse Radio Free Asia, média impérial qui craint que l’Asie du Sud-Est ne se rapproche de Pékin en cas de retrait américain. Si la majorité des États de la zone craignent l’avancée du dragon en mer de Chine méridionale, aucun n’est prêt à dégrader ses relations avec le grand voisin en accueillant des bases de l’US Navy.
À 20 000 kilomètres de là, une autre mauvaise nouvelle a plissé un peu plus les fronts soucieux des stratèges états-uniens. Elle concerne l’ami Bolsonaro. Les déclarations emportées et irresponsables contre Pékin de la part de quelques membres de son gouvernement, dont le propre fils du président, ont créé un froid diplomatique.
Sous pression, et n’oubliant pas que la Chine est le premier partenaire commercial du Brésil, Bolsonaro a appelé Xi pour faire amende honorable et rabibocher les deux capitales. Au passage, le rusé timonier lui a peut-être glissé un petit quelque chose à l’oreille... Trois petits jours après la conversation téléphonique, le vice-président brésilien annonçait en effet que Huawei serait autorisée à participer au réseau 5G du pays !
Quand on sait à quel point Trump et le Deep State US, pour une fois sur la même longueur d’onde, ont tout fait pour marginaliser le géant technologique chinois, on imagine le coup de poignard que constitue cette décision. Comment la « trahison » de Bolsonaro sera-t-elle prise à Washington ? Wait and see ou, pour faire local, espere e veja.
Terminons ce tour du monde des couacs impériaux par les Balkans où, à nouveau, l’occupant de la Maison-Blanche a fait des siennes. Direction, le petit Kosovo, sous les feux de l’actualité il y a une vingtaine d’années pour l’une des plus grosses opérations de propagande de l’histoire humaine : un génocide inventé de toute pièce par l’OTAN. Comme de bien entendu, l’habituelle basse-cour médiatique participa avec allégresse à l’énorme intox, sur laquelle revenait Le Monde diplomatique quelques années plus tard :
« Quand on connaîtra toute la vérité, je crois qu’elle sera plus dure que tout ce qu’on peut supporter. » Signée Joshka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, cette prophétie lui permit d’imaginer en Yougoslavie une guerre « ethnique du type des années 30 et 40 » (Le Monde, 10 avril 1999). Rudolf Scharping, son homologue de la défense, préféra parler carrément de « génocide » (Le Monde, 3 avril), alors même que le président Clinton n’évoquait qu’une intention de ce type : « des efforts délibérés, systématiques de génocide » (cité par l’hebdomadaire The New Statesmen, 15 novembre). Quand M. Anthony Blair leur emboîta le pas, il ajouta deux adjectifs : « Je vous le promets maintenant, Milosevic et son génocide racial hideux sera défait » (cité par The Guardian, 28 octobre 1999). Ce fut donc « au service du droit, (…) au nom de la liberté et de la justice »(Lionel Jospin, Le Monde, 27 mars) que, pendant soixante dix-huit jours, l’OTAN bombarda la Yougoslavie.
Dans la plupart des grands médias, chacun – à de rares exceptions près – allait broder sur ces thèmes. M. Zaki Laïdi évoque « l’établissement d’une nouvelle liste de Schindler » (Libération, 9 avril). Mme Françoise Giroud écrit : « M. Milosevic purifie. Chacun sa méthode, on doit manquer de chambres à gaz, en Serbie... » (Le Nouvel Observateur, 1er avril). Et quand, à rebours des traditions satiriques libertaires et pacifistes de son hebdomadaire, Philippe Val défend l’intervention de l’OTAN dans Charlie Hebdo (31 mars), il argumente : « Lisons un journal, en remplaçant « Kosovar » par « Juif ». Les troupes de Milosevic organisent des pogroms, détruisent les villages, assassinent les hommes, et contraignent à l’exode femmes et enfants juifs. Qu’est-ce qu’on fait, on intervient, ou pas ? Ah, je sens un flottement, même parmi les pacifistes. À part les équivalents de Céline, de Drieu La Rochelle et des communistes solidaires du pacte germano-soviétique, on décide fermement qu’on ne peut pas laisser faire ça. »
À l’époque, il est vrai, les nouvelles que les dirigeants occidentaux assurent avoir du Kosovo sont réellement terrifiantes. Un responsable de l’administration américaine confie au New York Times (4 avril) : « Il pourrait y avoir cinquante Srebrenica » (soit 350 000 morts). Un autre est cité par le journal télévisé d’ABC (18 avril) : « Des dizaines de milliers de jeunes hommes pourraient avoir été exécutés. » Le département d’État annonce le lendemain que 500 000 Kosovars albanais « sont manquants et l’on craint qu’ils n’aient été tués. » Un mois plus tard, M. William Cohen, ministre de la défense, parle de 100 000 disparus, précisant : « Ils pourraient avoir été assassinés »(CBS, « Face the Nation », 16 mai).
Ces chiffres sont promptement repris par la télévision française. Jean-Pierre Pernaut, par exemple, évoque de « 100 000 à 500 000 personnes qui auraient été tuées, mais tout ça est au conditionnel » (TF1, 20 avril). Le lendemain soir, la même chaîne annonce : « Selon l’OTAN, entre 100 000 et 500 000 hommes ont été portés disparus. On craint bien sûr qu’ils n’aient été exécutés par les Serbes (…) Bien évidemment, la preuve de l’accusation reste à faire ». La radio n’est pas en reste : sur France Inter, le journaliste accrédité auprès de l’OTAN répercute avec entrain des informations de l’Alliance selon lesquelles « des centaines de garçons serviraient de banque de sang vivantes, des milliers d’autres creuseraient des tombes ou des tranchées, les femmes seraient systématiquement violées » (20 avril, journal de 19 heures)...
Dans les tribunes d’intellectuels favorables à l’OTAN, l’indicatif va vite remplacer le conditionnel. Magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice, président du « comité Kosovo » et membre de la rédaction de la revue Esprit, Antoine Garapon déclare : « On ne peut pas mettre sur le même pied le probable millier de victimes serbes et les centaines de milliers de Kosovars massacrés » (Télérama, 23 juin). Il retarde déjà sur les discours officiels : la guerre gagnée, les estimations occidentales du nombre de morts albanais passent de six à cinq chiffres. Le 17 juin, le Foreign Office britannique déclare que « 10 000 personnes ont été tuées dans plus de 100 massacres » ; le 25, le président Clinton confirme le chiffre de 10 000 Kosovars tués par les Serbes (cité par The Nation, 8 novembre). Nommé représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, M. Bernard Kouchner parlera, le 2 août, de 11 000 Kosovars exhumés des fosses communes – le tribunal de La Haye démentira dans la journée. Même Le Monde diplomatique affirmera bien imprudemment à la « une » de son numéro d’août que « la moitié des 10 000 victimes présumées ont été exhumées ».
Or, neuf mois après l’entrée de la KFOR au Kosovo, rien, dans les conclusions des envoyés du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) comme des autres organisations internationales, n’est venu étayer l’accusation de « génocide ». Sauf à banaliser ce terme, en en faisant le simple synonyme de « massacre ».
(...)
Deux mois plus tard, John Laughland confirme dans The Spectator (20 novembre) : « Même si l’on estime que tous [les 2108 cadavres retrouvés par le TPIY] sont des Albanais assassinés pour des raisons ethniques, c’est un cinquième du nombre avancé par le Foreign Office en juin ; un cinquantième du nombre avancé par William Cohen en mai ; et un deux cent cinquantième du nombre suggéré par le département d’État en avril. Et pourtant même cette appréciation n’est pas justifiée. Premièrement, dans la grande majorité des cas, les corps étaient enterrés dans des tombes individuelles et non collectives. Deuxièmement, le tribunal ne dit pas quel est l’âge et le sexe des victimes, sans parler de leur nationalité. Les causes de mort violente étaient nombreuses dans la province : plus de 100 Serbes et Albanais ont été tués lors d’attaques terroristes par l’UCK albanaise depuis le début de son insurrection en 1998 ; 426 soldats serbes et 114 policiers du ministère serbe de l’intérieur ont été tués pendant la guerre ; l’UCK, qui avait des dizaines de milliers d’hommes armés, a aussi subi des pertes, comme l’attestaient, dans les villes du Kosovo, les faire-part annonçant leur mort au combat ; et enfin plus de 200 personnes sont mortes depuis la guerre en marchant sur des bombes à fragmentation de l’OTAN qui n’avaient pas encore explosé. »
Mme Del Ponte, le procureur du TPIY, poursuit John Laughland, « insiste sur le fait que le chiffre [de 2108] n’est pas un décompte définitif des victimes ni même un recensement complet des morts. (…) En fait, elle implique que le nombre final de cadavres pourrait être plus élevé lorsque les exhumations sur les « lieux de crimes » restants reprendront au printemps. Paul Risley [le porte-parole de Mme Del Ponte] explique que les exhumations ont été reportées « parce que le sol est gelé ». Or, il n’y a pas eu de gel au Kosovo et le sol n’est pas gelé : le jour où cet article était écrit (15 novembre), il pleuvait fortement sur la province et la température était de 10 degrés. On peut soupçonner l’arrivée de l’hiver de servir de prétexte pour repousser de plusieurs mois la question embarrassante du faible nombre de cadavres, dans l’espoir que les gens oublient. »
Le 22 novembre 1999, l’hebdomadaire américain Newsweek publie à son tour un article intitulé « Mathématiques macabres : le décompte des atrocités diminue ». On y lit : « En avril dernier, le département d’État américain disait que 500 000 Albanais ethniques avaient disparu au Kosovo et craignait qu’ils ne soient morts. Un mois plus tard, le secrétaire à la défense William Cohen affirmait à un journaliste de télévision que « près de 100 000 hommes en âge de porter les armes » avaient disparu. « Ils pourraient avoir été assassinés », disait-il. Après la fin de la guerre (…), l’OTAN a produit une estimation beaucoup plus basse du nombre d’Albanais tués par les Serbes : juste 10 000. Maintenant il apparaît que même ce chiffre, malgré quelques véritables atrocités commises par les Serbes, pourrait être un peu trop élevé. »
Les journalistes Daniel Pearl et Robert Block enquêtent à leur tour à Trpeca. Publié le 31 décembre à la « une » du Wall Street Journal, leur article choque – au point que le quotidien se rattrapera, le lendemain, avec un éditorial embarrassé justifiant malgré tout la guerre de l’OTAN. « À la fin de l’été, écrivent les reporters, des histoires d’installation de crémation comparable à celles des nazis étaient si répandues que les enquêteurs envoyèrent une équipe de trois gendarmes spéléologues français rechercher des cadavres dans la mine. Ils n’en ont trouvé aucun. Une autre équipe a analysé les cendres dans le fourneau. Elle n’a trouvé aucune dent ni autre signe de corps brûlés. Au Kosovo, au printemps dernier, les forces yougoslaves ont fait des choses atroces. Elles ont expulsé des centaines de milliers de Kosovars albanais, brûlant des maisons et se livrant à des exécutions sommaires. (…) Mais d’autres allégations - meurtres de masse indiscriminés, camps de viols, mutilation des morts - n’ont pas été confirmées (…). Des militants kosovars albanais, des organisations humanitaires, l’OTAN et les médias se sont alimentés les uns les autres pour donner crédibilité aux rumeurs de génocide. »
Pour expliquer une telle distance entre information et réalité, Pearl et Block insistent sur le rôle joué par l’UCK. « Un ancien correspondant de radio, Qemail Aliu, (…) et cinq autres journalistes se cachaient avec l’UCK dans les montagnes centrales du Kosovo, utilisant des téléphones portables pour s’informer auprès des commandants régionaux de la guérilla. Les émissions de radio étaient juste assez puissantes pour atteindre (…) Pristina, où un correspondant traduisait en anglais les reportages pour le site Internet de Kosova Press, l’agence de l’UCK. Quand le campement de la guérilla avait de l’électricité, M. Aliu écoutait les briefings de l’OTAN à la télévision. « Souvent, nous avons vu Jamie Shea parler à propos du nombre de morts, et c’étaient les chiffres donnés par Kosova Press », dit-il. »
Pour décrire ce qu’ils qualifient d’« obsession des tombes collectives », Pearl et Block donnent l’exemple de Ljubenic, un pauvre village de deux cents maisons à l’ouest du Kosovo. « Le 9 juillet, sur la base d’un « rapport d’opération » des Italiens, le major néerlandais Jan Joosten mentionne, durant un briefing de presse à Pristina, la découverte d’une tombe de masse où pourraient se trouver 350 corps. Les journalistes, explique-t-il, « ont commencé à faire leurs bagages pour partir à Ljubenic avant même la fin du briefing ». Le lendemain, à Londres, l’Independent proclamait : « La plus grande fosse commune contient 350 victimes ». (…) En fait, les enquêteurs ne trouvèrent aucun cadavre dans le champ. » Sur les affiches imprimées par l’UCK en guise de mémorial figurent soixante-cinq noms.
La presse allemande, elle aussi, a su prendre du recul. Le 10 janvier dernier, dans le Spiegel, Erich Follath constate au terme d’une longue enquête : « Pour remporter des succès sur le front de la propagande, les dirigeants démocrates de l’Ouest ont de temps en temps eu recours à des moyens douteux. Le ministre allemand de la Défense se fait particulièrement remarquer par son utilisation inconsidérée de nouvelles sensationnelles. » Et de raconter comment « début avril, Scharping parle d’"indications à prendre au sérieux sur des camps de concentration au Kosovo". Que le stade de Pristina ait été transformé en camp de concentration avec 100 000 hommes, voilà qui, d’emblée, ne paraît pas digne de foi aux experts. Des images prises par des drones allemands de surveillance réfutent d’ailleurs rapidement les affirmations de propagande du chef UCK Thaci. » Le même ministre recommence en exhibant, le 27 avril, « une nouvelle preuve des atrocités commises par les Serbes : les images d’un massacre de Kosovars. Il s’avère rapidement que l’agence de presse Reuters a déjà publié, trois mois auparavant des photos aussi horribles de ce massacre commis dans le village de Rugovo (…) Selon Reuters, les morts n’étaient pas des civils, mais des combattants de l’UCK, tués pour venger la mort d’un officier serbe. » Démenti, M. Scharping continuera néanmoins « à présenter comme des faits les récits horribles des victimes : les assassins « jouent au football avec des têtes coupées, dépècent des cadavres, arrachent les fœtus des femmes enceintes tuées et les font griller. »
(...)
Comparaison valorisante avec un passé médiatique lamentable, soupçon infamant sur les intentions des analystes critiques : le terrain ainsi déblayé, l’autosatisfaction pouvait s’épanouir. Particulièrement suspectée dans le passé, la télévision fut la première propagandiste de sa propre excellence. Le présentateur du journal de France 2 s’esbaudit : « Depuis le début du conflit, il existe un grand choix de prudence et de modestie de la part de la presse française, et notamment chez nous. Il y a une attitude de vigilance à l’égard de toutes les sources d’informations. Nous avons un traitement radicalement différent de celui de la guerre du Golfe » (L’Humanité, 5 mai). Le directeur de l’information de TF1 fit chorus : « Les images du faux charnier en Roumanie, relayées par toutes les télévisions en 1989, ont créé une prise de conscience sur la puissance du média audiovisuel. Désormais, nous indiquons systématiquement dans quelles conditions nous obtenons les images, avec un effort permanent de rigueur et d’explication (...) La couverture du conflit est plus resserrée, mais plus sobre et plus rigoureuse. »
Le ton ainsi donné, chaque média tressa ses propres louanges. Le Point : « Nous avons évité les erreurs des conflits précédents, il n’y a eu ni désinformation, ni naïveté spectaculaire dans le suivi du Kosovo. La vigilance vis-à-vis des informations fournies par l’OTAN a été constante. » L’Express : « On a envoyé beaucoup de reporters sur place. On a essayé de donner une information précise, vérifiée, et de jouer notre rôle en fournissant l’analyse et la mise en perspective du conflit. » LCI : « Aujourd’hui, on sait prendre du recul. Par rapport à Jamie Shea, le porte-parole de l’OTAN, on relativise. On met tout en doute, puisqu’on ne peut rien prouver, on s’en tient à l’émotion des récits. » RTL : « On a appris deux choses : pas de glose pour occuper l’antenne sans informations et un soin extrême dans la façon dont on répercute ces informations en donnant précisément leur source. » Le Monde : « Ayant en mémoire les pièges dans lesquels étaient tombés certains médias lors de la guerre du Golfe, la rédaction se méfiait de la communication officielle (...) Montrer, expliquer, débattre : malgré quelques hésitations inévitables face à ce genre d’événement, Le Monde a largement rempli son contrat. » Le Journal du dimanche : « Échaudés par la guerre du Golfe, les médias français peuvent être cités en exemple, qui font – pour les deux camps – la traque à la désinformation. » La Tribune : « Nos médias ont bien raison d’être d’une prudence de lynx face à toutes les entreprises de désinformation. »
Franz-Olivier Giesbert eut beau dénoncer dans un éditorial le « bourrage de crane otanien » (Le Figaro Magazine, 17 avril) et Marianne fustiger à plusieurs reprises une « otanisation » de l’information, le consensus autocélébrateur devint à ce point contagieux qu’il déteignit sur quelques-uns des rares périodiques hostiles à la guerre. L’hebdomadaire Politis concéda imprudemment : « On est loin cette fois de l’unanimisme patriotard de la guerre du Golfe, et des confrères tenant micro sous le nez d’experts militaires en uniforme » (1er avril.) L’Humanité embraya : « Exit la guerre grand spectacle, le règne de l’information en continu synonyme de directs creux, les dérives journalistiques répétées. Les journalistes rendent compte de la guerre du Kosovo de manière beaucoup plus précautionneuse que lors du conflit irakien » (8 avril).
« Précautionneuse », le terme est assurément trop fort. Même si, pour être efficace, la manipulation doit tenir compte de la conscience de la manipulation et emprunter d’autres recours que les ruses éventées du passé. Avec une candeur presque émouvante, le correspondant de France Inter à Bruxelles auprès de l’OTAN expliqua ainsi : « Je pense n’avoir jamais été manipulé ou alors je l’étais tellement bien que je ne m’en suis pas rendu compte. (…) En gros, mentir ne sert à rien car tôt ou tard, tout se sait (…) Je n’ai pas perçu autre chose que des erreurs [de l’OTAN] qui ont été, loyalement je pense, corrigées. Et aussi, certains scrupules qui ne pouvaient que les desservir, c’est-à-dire, après chaque frappe sur une cible autre que celle qui était souhaitée, le temps nécessaire à l’enquête militaire et technique interne. Pour dire : « Hé bien oui, c’est bien nous qui avons démoli tel hôpital ou tel pont au moment où un convoi de chemin de fer s’engageait sur ce pont » » (Conférence, Press Club de France, Paris, 28 juin 1999.)
Dans ce dernier cas d’espèce, on sait à présent que l’OTAN a accéléré le film des images du train s’engageant sur le pont pour pouvoir prétexter la « bavure ». Et on sait aussi comment l’organisation atlantique manipulait la presse : « Pour les bavures, nous avions une tactique assez efficace, explique un général de l’OTAN. Le plus souvent, nous connaissions les causes et les conséquences exactes de ces erreurs. Mais pour anesthésier les opinions, nous disions que nous menions une enquête, que les hypothèses étaient multiples. Nous ne révélions la vérité que quinze jours plus tard, quand elle n’intéressait plus personne. L’opinion, ça se travaille comme le reste » (Le Nouvel Observateur, 1er juillet 1999).
À la fin de la guerre, Bruxelles pouvait donc se déclarer satisfait. M. Shea avoua même : « Beaucoup de journalistes sont venus me dire ces jours-ci qu’ils avaient apprécié les efforts que nous avions faits pour les informer » (LCI, 15 juin 1999). À Washington, on n’avait pas davantage eu motif à se plaindre. Pour M. Richard Holbrooke, l’un des architectes de la politique américaine dans les Balkans : « La couverture médiatique du New York Times, du Washington Post, de NBC, CBS ABC, CNN et des magazines a été extraordinaire et exemplaire » (Cité par Znet, 27 mai.)
On avait déjà entendu un de ces adjectifs enthousiastes lors de la guerre du Golfe. Le 26 mars 1991, sur CNN, M. Marlin Fitzwater, alors porte-parole de la Maison-Blanche, n’avait-il pas reconnu : « Le président Bush trouve que la couverture médiatique de ce conflit est extraordinaire » ?
À l’époque, la guerre du Kosovo n’était elle-même qu’un maillon d’un ensemble bien plus vaste :
En mars 1999, au moment même où les premières bombes s’abattaient sur la Serbie et quelques jours avant que la Pologne, la Hongrie et la République tchèque ne deviennent membres de l’OTAN, le Congrès américain approuva le Silk Road Strategy Act, ciblant ni plus ni moins huit ex-républiques de l’URSS - les trois du Caucase et les cinq -stan d’Asie centrale. Derrière la novlangue de rigueur, le but était de créer un axe énergétique Est-Ouest et d’arrimer fermement ces pays à la communauté euro-atlantique. Dans le collimateur, même si cela n’était pas dit explicitement : Moscou et Pékin.
Mars 1999 ou la folie des grandeurs américaine... Europe de l’est, Balkans, Caucase, Asie centrale : la Russie serait isolée sur tout son flanc sud et l’Eurasie divisée pour toujours.
Vingt ans après, les mirages de Washington se sont écroulés les uns après les autres, mais l’armée américaine caserne toujours au Camp Bondsteel, sa deuxième plus grande base militaire en Europe, et le Kosovo est devenu une sorte de minuscule protectorat US. Qu’est-ce qu’a encore fait le Donald ?
Pour le coup, l’affaire est assez compliquée. Le Kosovo est aujourd’hui grosso modo divisé entre deux camps politiques et deux leaders : Thaci et Kurti. Le premier, président depuis 2016, est un ancien de l’UCK, la guérilla islamo-mafieuse qui luttait contre Belgrade en 1999 (les « rebelles modérés » de l’époque). Il traîne toutes les casseroles possibles et imaginables : crimes de guerre et vente d’organes de prisonniers serbes, corruption, pion de l’empire, etc. Mais il est paradoxalement favorable aujourd’hui à un rapprochement avec la Serbie et veut enterrer la hache de guerre afin de normaliser les relations.
Le second était Premier ministre depuis deux mois quand il a été débarqué fin mars après une motion de censure du parlement. Champion du combat contre la corruption, il est très critique envers l’influence américaine sur son pays mais est également animé d’une serbophobie presque primaire. On le voit, les habituelles lignes de fracture sont ici brouillées...
Or l’administration Trump, qui souhaiterait un succès diplomatique (en l’occurrence un accord de paix entre Serbie et Kosovo) avant l’élection de novembre, a « stimulé » la destitution de Kurti, principal obstacle à l’accord. Rien de moins. L’establishment des affaires étrangères à Washington pousse les hauts cris tant il est vrai que les petits bidouillages de Donaldinho risquent encore de créer un maelstrom improbable.
Sur le plan humanitaire, cette crise est particulièrement malvenue en ces temps pandémiques. Sur le plan diplomatique, Paris et Berlin ont très mal pris la chose, creusant encore un peu plus l’écart entre les deux rives de l’Atlantique. Sur le plan intérieur, les professionnels du département d’État sont excédés d’être court-circuités par des amateurs. Enfin, même si cela reste très hypothétique pour le moment, cela pourrait bien avoir des conséquences sur le plan stratégique ; à supposer que Kurti prenne un jour le pouvoir, ces manigances américaines pourraient éventuellement sonner le glas du Camp Bondsteel, refermant avec fracas la fenêtre ouverte en fanfare en 1999.
Un souci de plus pour le Deep State qui, décidément, doit attendre avec impatience une victoire de Biden pour ne plus avoir à se réveiller chaque matin en se demandant quelle catastrophe la Houppette blonde a encore provoquée...