Voici cent ans, Paul Morand entrait en littérature. L’homme qui réhabilita la nouvelle sous des dehors légers se révéla un auteur profond, qui cacha une érudition encyclopédique pour demeurer un écrivain du bon sens et de la vie pratique. Sa culture fut toujours dispensée au lecteur par culte de la Beauté, loin du pédantisme et du cours magistral. Morand prit le lecteur non par l’intellect mais par l’émotion, procédé qui trouva son accomplissement en celui, admirateur déclaré de Morand, connu comme l’écrivain de référence du style émotif : Louis-Ferdinand Céline.
Dans son audace de célébrer la beauté pour elle-même, de la trouver en chaque lieu, à chaque moment, dans son enthousiasme soutenu par le mot exact, quelle curieuse et puissante restitution de la vie... Morand ne montre pas, il donne envie de voir ce que l’on n’a pas vu et de revoir sous une nouvelle lumière ce que l’on a vu déjà. « Il s’agit de regarder tout ce que l’on veut exprimer assez longtemps et avec assez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne », « il y a dans tout de l’inexploré parce que nous sommes habitués à ne nous servir de nos yeux qu’avec le souvenir de ce qu’on a pensé avant nous sur ce que nous contemplons ». C’est de ces préceptes de Flaubert que procède la capacité prédictive de Morand : comprendre le présent et le passé pour prévoir l’avenir. Morand parvient à restituer ce qu’il y a d’extraordinaire dans la vie ordinaire, à veiller lorsque les autres dorment. Ses nombreux voyages furent le moyen pratique du maintien en éveil perpétuel. Il est réputé l’écrivain de la vitesse, mais il fut l’écrivain, moins connu, de la contemplation. Le mouvement, la station, tels sont bien les deux caractéristiques du voyage.
L’anti-Maupassant
Les préceptes de Flaubert étaient en réalité des conseils adressés à son protégé Maupassant, que Morand suivra à la lettre. Morand, biographe de Maupassant, sera l’anti-Maupassant et fera de ce modèle son repoussoir, l’archétype de tout ce qu’il ne faut pas faire pour ne pas mal finir : la pulsion de mort, la manie de la farce, l’éloge du divorce, la complaisance dans la noirceur, la drogue, les jeux morbides (répéter son nom à haute voix, se fixer dans la glace). « Méfiez- vous de la tristesse, c’est un vice » prévenait Flaubert...
Si Paul Morand vivait de Beauté comme d’autres vivent de pain c’est qu’en la créature il voyait le Créateur. Ses descriptions de la beauté physique féminine procèdent non de l’appétit commun mais de la quête d’une humanité exempte du péché originel, comme ici dans Champions du monde :
« Elle s’avança vers nous en regardant ses genoux, comme enivrée de sa propre marche. (« Quand je suis trop triste, disait-elle, je regarde mes jambes ! ») Fruit magnifique et sans sucre de cette Californie qui sait les dispenser avec une générosité furieuse, si belle qu’elle supportait même l’adjectif de parfait qui, d’ordinaire, détruit tout sur son passage, fantaisie acrobatique de l’hérédité, record battu par la nature, elle faisait penser avec repentir et nostalgie à des races préadamites et disparues ».
Choc esthétique analogue du Céline du Voyage au bout de la nuit dans la même Amérique, à la même époque, qui concluait lui aussi par l’allusion à un âge d’or distinct de l’historiographie biblique : « C’est la Grèce qui recommence ? » Chez l’un et l’autre auteur, c’est le même rejet de l’Ancien Testament, la même quête mystique de leurs origines, la même célébration d’un folklore propre aux peuples européens originels, une capacité à distinguer dans le quotidien les bribes de signes qui renvoient aux plus reculées légendes. Tout ceci envisagé d’une manière distincte de la Bible, considérée comme une légende exogène à leur rythme vivant, voire opposée. Céline et Morand déchirent le voile de l’Ancien temple pour en révéler dans leur œuvre un Nouveau.
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