Les propos du vice-ministre des Affaires étrangères russe Mikhaïl Bogdanov envisageant l’éventualité d’une victoire des rebelles ont incontestablement semé le trouble dans les rangs des défenseurs de la Syrie « telle qu’elle est ».
Ces propos ont-ils été sollicités, mal traduits à dessein ? Pas exactement : dans la version anglaise de son intervention Bogdanov parle effectivement d’une perte croissante de contrôle du gouvernement syrien sur son territoire. En revanche, ils sont un rien tronqués, les médias occidentaux insistant sur ce qui les arrange. Bogdanov ajoute en effet : « La lutte va devenir de plus en plus intense et la Syrie va perdre des dizaines – peut-être des centaines – de milliers de civils. » Une perspective effrayante et, selon nous, catastrophiste, mais qui indique bien que pour le responsable russe, le combat ne fait en somme que commencer.
Remettre en perspective
Bogdanov conclut en s’adressant manifestement aux Occidentaux et autres appuis des rebelles : « Si un tel prix pour le renversement d’un président (Bachar) semble acceptable pour vous, que pouvons-nous faire ? Un tel prix est bien évidemment inacceptable pour nous. » Or si cette éventualité est « inacceptable » pour Moscou, il est raisonnable de penser que la direction russe est résolue à prendre des mesures pour aider le pouvoir en place à réduire au maximum la menace d’une telle guerre, ce qui équivaut aussi à réduire les capacité des bades armées.
En tout cas cette interprétation « colle » avec les toutes dernières déclarations du supérieur de Bogdanov, Sergueï Lavrov, qui le 12 décembre a condamné la reconnaissance diplomatique par l’Occident de la « Coalition nationale » de Doha, contraire au communiqué final de Genève du 30 juin 2012 prévoyant un dialogue inter-syrien. Avec la déclaration du porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, Alexandre Loukachevitch, qui a demandé, le 12, aux Occidentaux de condamner le massacre de dizaines d’Alaouites à Aqrab, près de Homs et a pointé le recours croissant de l’opposition au terrorisme, recours « inadmissible et dangereux » . Avec celle aussi du chef d’état-major de l’armée russe, le général Valeri Guerrasimov qui a réaffirmé jeudi que son pays était hostile à une intervention extérieure en Syrie et a reproché à l’OTAN – avec les responsables de laquelle il venait de s’entretenir – d’avoir déployé des missiles sol-air Patriot en Turquie.
Bref, il faut remettre la sortie tronquée de Bogdanov dans ce contexte, et cette constante diplomatique russe. Ce que se gardent bien de faire les désinformateurs habituels : on lit dans un article de l’AFP que la déclaration de Bogdanov pourrait s’expliquer par le fait que « Moscou est de plus en plus exaspéré par le refus de tout compromis de la part du régime ». Tiens donc ! Bachar n’a-t-il pas mis fin symboliquement à la suprématie constitutionnelle du Baas, n’a-t-il pas autorisé la création de partis menés par des opposants, raisonnables mais réels, ceux-là même que Mocou et Téhéran, alliés de Damas, reçoivent régulièrement ? Et le « refus de tout compromis » ne se trouve-t-il pas plutôt chez les radicaux couvés par l’Occident qui ne veulent qu’une capitulation sans condition de leur adversaire, et dont le chef vient d’ailleurs de plaider en faveur du Front al-Nosra, prolifération cancéreuse d’al-Qaïda en Syrie ?
Soyons sérieux, et quittons donc l’AFP : même s’il dit défendre en Syrie le principe de souveraineté et le dialogue (et non pas un dirigeant), Poutine n’a aucune intention de lâcher la Syrie, où vivent des dizaines de milliers de ses ressortissants. Croit-on vraiment que celui qui a sorti en quelques années son pays de la fange où l’avait laissé tomber Eltsine, qui a mis fin aux provocations made in USA des dirigeants ukrainiens et géorgiens, qui a resserré les liens avec la plupart des anciennes républiques soviétiques, celui qui, enfin, a très mal vécu la sanglante escroquerie morale de l’OTAN en Libye, celui qui a fait de son pays, aux côtés de la Chine, et à la faveur justement de la crise syrienne, la première force de résistance à l’impérialisme otanesque, oui croit-on vraiment que cet homme-là, qui a tant bâti sur la restauration de la puissance et de la crédibilité russes, va se résoudre à une fuite honteuse de ses ressortissants et militaires se Tartous, sur le « modèle » des Américains à Saïgon en 1975 ? Non, nous ne le croyons pas une seconde. Poutine, à l’évidence, serait gravement déstabilisé par une telle perte de prestige, qui donnerait en outre de nouvelles idées aux barbus de Tchétchénie et du Caucase. Et du reste, les fournitures militaires russes n’ont pas cessé à ce jour. Mais l’aide russe demeure discrète, pour des raisons qui tiennent au profil diplomatique choisi par l’équipe Poutine : celui d’une grande puissance raisonnable et garante de la paix, et opposée à l’aventurisme belliqueux des Occidentaux.
Et puis enfin Poutine n’a pas de remplaçant crédible à Bachar al-Assad. Dont le départ entraînerait l’effondrement de l’État. Tout simplement…
Au fait, sur le terrain…
Revenons à Bogdanov et son analyse de la situation militaire. Elle nous parait faite sous influence subliminale de la propagande OSDH/OTAN. Il n’est pas toujours facile de savoir ce qui se passe exactement sur le terrain en Syrie, deux propagandes s’affrontant. Mais on peut faire des déductions « en creux », à partir ce ce que ne dit pas, ou ne dit plus, l’OSDH et les sources « militantes et militaires » des insurgés. Alors là, force est de constater que l’on ne parle plus beaucoup, ces derniers jours, de la « deuxième bataille de Damas » entamée fin novembre par les rebelles : apparemment, la prise de la capitale est remise aux calendes syriennes ; on ne parle pas beaucoup non plus, depuis des semaines, de la bataille d’Alep, où visiblement les insurgés ne progressent plus puisqu’ils n’ont plus de noms de quartiers conquis à claironner, alors que l’OSDH magnifie d’ordinaire la prise du moindre village par l’ASL.
Pas loin d’Alep, on est sans nouvelles aussi de la bataille de Maarat al-Numan, pourtant « must militaire » de la rentrée côté rebelle. L’OSDH parle de combats à Deir-Ezzor, ou dans la province d’Idleb, mais cela prouve justement que l’armée arabe syrienne s’y bat. On n’a guère d’échos de combats sérieux à Homs et al-Qusayr, naguère places fortes de l’insurrection régulièrement citées par rami Abdel Rahamane (M. OSDH) dans ses compte-rendus quotidiens. Quant à la descente des insurgés, depuis les montagnes du nord-est, vers Lattaquié, elle est elle aussi remise sine die.
Et depuis un mois au moins, les combattants kurdes ont clairement désigné leur ennemi prioritaire : l’ASL et les bandes djihadistes : ce nouveau front ouvert sur la frontière turque est une difficulté supplémentaire et très sérieuse pour la rébellion.
Tout ceci pour dire que la situation est sérieuse en Syrie, avec notamment le problème de la perte globale de contrôle de cette zone frontalière turque, au moins dans le secteur Alep/Idleb, et des bandes continuant d’entretenir l’insécurité autour de Damas. Mais elle nous parait stabilisée. Et le politique influe sur le militaire : ce n’est pas avec des Fous de Dieu-repoussoirs que les Occidentaux feront tomber la Syrie. M. Bogdanov a été sans doute maladroit, mais ni Poutine ni Lavrov ne le sont, eux.