Après nous avoir asséné de façon répétée que l’Europe n’a pas d’héritage chrétien (qu’elle n’a pas d’héritage tout court d’ailleurs), les grands déconstructeurs changent de ligne. Voilà que nous avons bien un héritage, chrétien, qui expliquerait tous nos travers…
Ainsi, le 11 juin, Maxime Laurent publiait dans L’Obs un article intitulé « Le christianisme est-il une religion de guerre ? ». Prétextant donner la parole au médiéviste Philippe Buc (auteur de Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident chez Gallimard), le journaliste de cet hebdomadaire très à gauche se laissait aller à des théories hasardeuses et évasives, travestissant la pensée de M. Buc en la mutilant à sa guise.
En effet, l’auteur de l’ouvrage présenté élabore une théorie selon laquelle, des violences de l’Empire romain aux guerres américaines au Moyen-Orient en passant par la Terreur, les purges soviétiques, les attentats des Brigades rouges… tout cela serait dû au bellicisme occidental hérité du christianisme. Cette thèse de monsieur Buc, historien compétent, est brillamment argumentée. Mais elle reste très contestable. Or quand l’on connaît les penchants de Maxime Laurent à sauter à la gorge des auteurs trop politiquement incorrects (il reprochait par exemple à Wolton de trop insister sur les crimes du communisme stalinien), on ne peut que s’étonner de voir cette théorie relayée sans critique, comme si elle allait de soi. Ce journaliste n’ayant pas fait son travail correctement, permettons-nous de mener nous-même une contre-analyse de cet ouvrage.
Le travail de monsieur Buc s’appuie sur une méthodologie de l’histoire des idées, de la filiation : bien conscient que toute idée nouvelle se construit sur ce qui la précède (en la prolongeant ou en la niant), il tente de dessiner l’arbre généalogique d’un supposé bellicisme occidental (notion très critiquable car elle essentialise l’Occident à cet aspect guerrier). Il démontre à juste titre que l’ombre du concept de « guerre juste » du christianisme romain plane sur toutes les guerres menées par le camp du Bien depuis le 11 Septembre ; il démontre aussi à juste titre que les jacobins comme les staliniens étaient véritablement influencés par l’universalisme chrétien et que les droits de l’homme ne sont qu’une forme élargie des principes chrétiens ; il explique avec justesse que, comme l’Église chassait les hérétiques, Staline organisa lui aussi des purges pour débusquer les traîtres à la cause… Et voilà établie la filiation entre des idéologies parfois ultra-laïques et le christianisme. Mais s’il est incontestable que l’Europe chrétienne ait servi de creuset à toutes les idées qui s’y sont développées, et si nous ne pouvons nier que nos idéologies actuelles en portent nécessairement une trace, l’historien commet ici des erreurs graves. Des erreurs évidentes que le journaliste aurait dû souligner.
D’abord, cette généalogie est profondément incomplète. Si l’idéologie des droits de l’homme (et ce qu’elle implique de guerres de « pacification ») est le fruit du républicanisme français, lui même fruit du républicanisme américain, lui même issu du protestantisme, un protestantisme enfant du christianisme romain, christianisme romain dérivé du christianisme originel, monsieur Buc arrête néanmoins sa généalogie à cet endroit précis. Ce choix peut être justifié par sa volonté de s’intéresser uniquement au christianisme, mais cela rend incompréhensible les explications de la violence chrétienne.
Dès lors, rappelons à l’esprit de cet historien que le christianisme n’est pas né en Europe mais en Palestine et qu’aussi, quand il s’étend en Occident, il le fait sur une terre qui est loin d’être vierge. Diverses religions indo-européennes y cohabitent, et toutes ont un point commun : Mars, Ares, Tyr, Perun, Lug… Toutes ces religions honorent un dieu de la guerre, qui occupe souvent une place centrale dans leur panthéon. Autant dire que l’esprit guerrier des premiers Européens était fort (rappelons que Rome était la civilisation de la conquête par excellence), et qu’il a fallu au christianisme s’adapter à ces peuples. De même que les saints se sont efforcés de conserver les traditions païennes en les christianisant quelque peu, on peut imaginer sans peine que cette tradition guerrière ne s’est pas éteinte facilement et qu’elle a nécessairement influencé le christianisme européen.
Ensuite, comme nous l’avons dit, le christianisme n’est pas une religion hors-sol : il naît au Moyen-Orient et est fortement imprégné par l’héritage de cet espace culturo-religieux. Il est l’enfant direct du judaïsme, dont il reprend une part majeure de la tradition écrite, contenue dans l’Ancien Testament. Or là où le Nouveau Testament est quasi exclusivement biographique, rappelant la vie du Christ, l’Ancien Testament est lui beaucoup plus guerrier. Le Livre de Josué par exemple, canon des textes judaïques, dépeint nombre de massacres commis par les juifs en suivant à la lettre les principes du Deutéronome : « Tu anéantiras tous les peuples que l’Éternel ton Dieu te livre » (7.16). D’autres textes expliquent pourquoi il est juste de massacrer les Ammonites, Édomites, Philistins, Araméens, ou Amalécites ; d’autres encore expliquent comment les fils de Jacob exterminèrent les habitants de Sichem ; sans oublier Josué rasant la ville de Jéricho, la loi du Talion ou le Pentateuque… Les exemples sont innombrables. Et ils ont leur importance car s’il avait poursuivi sa « généalogie de la violence », monsieur Buc aurait compris que le christianisme n’a pas créé les concepts qu’il utilise. Non, il les a simplement repris au judaïsme dont il descend.
Aussi est-il absurde de dresser une analogie entre croisades et guerre d’Afghanistan en déclarant que le christianisme est responsable des deux, car il aurait créé le concept de guerre sainte et donc de guerre juste. Ou alors, il faut aller au bout du raisonnement et montrer l’analogie entre les croisades et les guerres saintes menées par les juifs en Canaan. Mais cela sort tout de suite du politiquement correct.
Et il serait tout aussi absurde d’ignorer que c’est justement en opposition à cette violence archaïque du judaïsme que le christianisme s’est construit. Aussi le Christ, s’élevant contre la religion de ses pères, déclare-t-il : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. » Le Nouveau Testament chrétien est, par définition, l’anti-Ancien Testament juif.
Ce rejet de la violence fut justement une constante du catholicisme romain. Et même quand les Européens se livraient des guerres sans pitié, ils n’ont que très rarement instrumentalisé les textes sacrés, se contentant de les ignorer doctement. D’autant qu’à l’opposé des deux autres religions du Livre, le clergé chrétien s’est toujours efforcé de réinterpréter ces textes avec pour étalon la vie du Christ – dont on ne peut pas dire qu’elle soit pétrie de violence, contrairement à celle d’autres prophètes.
L’erreur de l’auteur est de considérer que les préceptes suivis par les États-Unis, par exemple, sont le christianisme. Cela est faux. Ils sont le protestantisme, une forme justement travestie du catholicisme, une mutation fondée justement sur une relecture de l’Ancien Testament et des Psaumes. Et effectivement, ce protestantisme est guerrier, conquérant, croyant dans la supériorité d’un peuple « élu » (cf. le concept de manifest destiny ou les travaux de Weber sur l’éthique protestante) sur des peuples sauvages à soumettre et évangéliser, en opposition même avec la tradition catholique. Cette différence ontologique est particulièrement visible dans la différence entre l’expansion coloniale française (catholique) et l’expansion coloniale anglo-saxonne (protestante). Au Canada, là où les Français tentaient d’intégrer les coutumes locales tout en y intégrant une dimension chrétienne, les Anglais et les Américains ont abondamment massacré les populations pour prendre leur place…
Il est donc injuste et malhonnête de déclarer que toutes les « guerres justes » menées par l’Occident sont la conséquence du christianisme. Elles sont effectivement liées au protestantisme, mais le protestantisme est justement la négation des enseignements du Christ et le retour à la tradition abrahamique.
Pour finir de se convaincre, penchons-nous justement sur le créateur du concept de « guerre juste » dans le catholicisme. Saint-Thomas d’Aquin, docteur de l’Église, rappelle que puisque tous les hommes sont dotés d’une âme et que tous sont des enfants de Dieu, alors toute guerre de conquête, d’expansion ou de prosélytisme est une guerre injuste et fratricide qui doit être à ce titre reprouvée ; ainsi ne pourra-t-on jamais faire le mal sous prétexte d’agir pour un bien plus grand, car Dieu refusera toujours que ses enfants s’entretuent en son nom. Cela est on ne peut plus clair : exit les guerres menées au nom des droits de l’homme, ou pire, au nom d’intérêts commerciaux. Il ne s’agit pas ici de dire que le christianisme ne peut être violent (les hommes sont faillibles), il s’agit de dire que les autorités supérieures du christianisme rejettent la violence, et qu’ainsi aucune doctrine violente ne peut trouver de justification dans le dogme chrétien officiel.
Dès lors, de même que l’on déclare pour l’esclavage que l’Europe n’a pas été la première à le pratiquer mais qu’elle a été la première à l’abolir, affirmons ici que les chrétiens n’ont pas été les premiers violents, mais qu’ils ont été les premiers à tenter de limiter cette violence. À titre d’exemple, là où Yitzhak Ginzburg ou Dov Lior (grand rabbin d’Hébron) affirment que la Torah leur donne la légitimité de raser Gaza préventivement pour protéger Israël, rappelons au contraire que le pape François, en visite en Égypte, demandait à la communauté copte qui venait de subir un attentat, de « rester tolérante »…
Il n’est nullement question dans cet article de dédouaner le christianisme de ses tares et de la violence qu’il peut porter en filigrane. Pas plus qu’il n’est question d’affirmer que le judaïsme est intrinsèquement violent. Le fait est incontestable : s’il est lui même enfant du judaïsme sémite et du paganisme européen, le christianisme a effectivement accouché d’idéologies destructrices. Mais de même qu’il y a toujours eu dans la tradition rabbinique du judaïsme une volonté de faire « progresser » les textes et de les amender, le christianisme s’est également fait le fer de lance du progressisme, pour le meilleur comme pour le pire. Et quiconque est allé dans une Gay Pride a Tel-Aviv, dans un café de Greenwich Village ou s’est promené dans le Marais s’en rend bien compte.
Aussi nous critiquons cette idée qui consisterait à faire du christianisme la cause unique et immuable de la violence occidentale ; et puisque l’Occident est vu comme responsable de tous les malheurs du monde, cette idée qui consiste à faire du christianisme la cause de tous les problèmes actuels. Cette critique nous l’adressons à l’auteur.
Critiquons aussi le parti pris infamant du journaliste, celui de ne pas apporter la nuance que M. Buc avance pourtant et que nous avons démontrée plus haut, qui veut que si le christianisme a bien une face violente, il s’est toujours amendé à travers les travaux de son clergé ou d’autorité morales qui valent autorité pour la communauté des croyants. Ce n’est pas le cas des hérésies ou des religions qui n’ont pas de système hiérarchique et qui, par définition, ne peuvent donc pas imposer à leurs fidèles une lecture du dogme. C’est le cas, encore une fois, du protestantisme, où le manque de hiérarchie permet l’émergence de sectes diverses justifiant l’impensable… Or, rappelons-le encore, c’est là une négation même des fondements du catholicisme. Mais reconnaissons néanmoins à la décharge du journaliste que « Le Christianisme, une religion de paix, de progrès, de nuance ? », c’est moins vendeur que d’associer immédiatement christianisme et violence.
Mais ce qui est le plus discutable ici c’est bien le choix du journaliste de traiter ce livre quelque jours après un attentat commis par… des islamistes. S’il est vrai qu’il devient difficile de trouver un jour apaisé tant les attentats se chevauchent à un rythme effréné, nous pouvons néanmoins légitimement douter du bien-fondé d’un tel article dans ce contexte. Au mieux c’est un choix maladroit, au pire c’est d’une malhonnêteté crasse. Cette inversion accusatoire qui consiste à dire « nous aussi on est violents » et à renvoyer dos à dos christianisme et islamisme relève de la pure idéologie.