L’intrépide Narendra Modi, Premier ministre de l’Inde, vient d’égorger une vache sacrée, qui s’appelait article 370 de la Constitution, et d’enterrer l’autonomie du Cachemire. Les conséquences pourraient en être sinistres, avec une quatrième guerre entre l’Inde et le Pakistan, éventuellement, mais pas forcément. Cela pourrait aussi être un schéma gagnant. Apparemment, Narendra Modi avait été encouragé par son succès aux élections récentes, par ses relations correctes avec les trois hommes puissants qui ont notre âge, Trump, Poutine et Netanyahou, et par le réarmement et la modernisation des forces armées de l’Inde. Il a donc décidé de prendre le problème du Cachemire, qui vient de loin, à la racine, au lieu de traiter les symptômes, et d’en finir avec le statut spécial en vigueur, pour donner au peuple du Cachemire les mêmes droits qu’à tous les citoyens indiens, ni plus, ni moins.
Le Cachemire, un enchaînement de vallées verdoyantes dans la montagne, était la perle du patrimoine des grands Moghols, qui l’avaient embelli avec des jardins et des palais. Hindous et musulmans y vivaient ensemble en paix, harmonieusement. Une contrée bénie entre toutes. Le Cachemire aurait pu être florissant si cette coexistence pacifique avait duré. Malheureusement, les troubles fréquents, le séparatisme et un extrémisme islamiste d’importation ont rendu la vie difficile pour tout le monde.
Les hindous ont été forcés de quitter le Cachemire, beaucoup de musulmans aussi, plutôt que d’avoir à soutenir les insurgés incendiaires. Leurs maisons en ruines ou en cendres s’accrochent encore à Srinagar et ailleurs, mais bien des propriétés ont été vendues pour une bouchée de pain pendant l’insurrection.
L’incessante ingérence du Pakistan et des islamistes politiques qui refusaient d’accepter les résultats de la partition, voilà la principale raison des problèmes du Cachemire. La majorité des Cachemiris est musulmane, et l’était en 1947, mais ils ne voulaient pas rejoindre le nouvel État du Pakistan. Les manuels scolaires islamistes prétendent que le maharadjah hindou du Cachemire avait décidé de se rattacher à l’Inde contre les vœux de la population ; mais cela relève de la propagande, non des faits. Les habitants du Cachemire n’étaient pas des musulmans fervents ; l’idée de vivre séparément dans un État purement musulman ne leur parlait pas. Du point de vue ethnique et linguistique, ils sont liés aux hindous du lieu, ils partagent les mêmes noms de famille, et les mêmes ancêtres. Ils voulaient devenir indépendants, mais face à l’invasion pakistanaise, ils préféraient rallier l’Inde pluraliste. Il y a une grande différence entre les musulmans qui sont des convertis autochtones, et ceux qui arrivent dans un pays étranger en tant qu’envahisseurs musulmans. La première variété est flexible et peut être absorbée, la deuxième est raide et fervente. Les musulmans du Cachemire indien sont principalement du premier type ; les musulmans de l’ouest sont plutôt du deuxième type. Ce sont des descendants des envahisseurs qui sont arrivés d’Afghanistan. Ils étaient enthousiasmés par le Pakistan et l’ont rejoint. Maintenant ils vivent dans l’Azad Cachemire, la partie pakistanaise du vieil État princier.
La partition fut une mauvaise idée, mais supportable, il y avait de la logique dans le projet. Mais le Pakistan ne se satisfaisait pas des résultats de la guerre ; sa raison d’être, c’était le rassemblement de tous les musulmans du sous-continent en un seul État purement musulman. C’est le problème classique des États basés sur un principe plutôt que sur une tradition qui était adaptée. Ils veulent en libérer d’autres qui rentrent dans leur schéma idéal. Par exemple, les jeunes États-Unis avaient voulu « libérer » le Canada de la domination coloniale britannique en 1812 ; la Tchétchénie indépendante avait voulu « libérer » le Daghestan voisin en 1999 ; les Russes avaient voulu « libérer » de la tutelle ottomane les Slaves des Balkans. De fait, ils durent revoir leur point de vue ou bien périr.
Le Pakistan aussi devrait s’habituer, et renoncer à son idée de parler au nom de tous les musulmans de l’ancienne Inde coloniale. Ils ont échoué, c’est patent : deux cents millions de musulmans vivent en Inde ; cent soixante-huit millions au Pakistan. Mais ils continuent à tenter d’attirer le Cachemire, parce que c’est une cause qui sert à mobiliser les habitants malheureux du Pakistan. Leur population s’est multipliée par cinq depuis la partition, et cette croissance rapide a diminué leurs chances d’atteindre un niveau de vie décent. C’est pour cela qu’ils ont besoin d’une cause pour rallier les populations autour d’eux. L’autonomie a lamentablement échoué à satisfaire le peuple. Une ouverture de l’État pourrait améliorer beaucoup le sort du Cachemire.
La principale objection à la mesure prise par Modi était de l’ordre de la démographie, quelque chose que les Blancs aux États-Unis, ou les Européens, peuvent comprendre avec sympathie. L’article 370 interdisait aux non-Cachemiris d’acheter des maisons et de s’installer au Cachemire. Avec l’abrogation de l’article 370, les Indiens pourraient immigrer au Cachemire, et prendre la place des musulmans, a dit le Premier ministre pakistanais Imran Khan. « L’abolition du statut spécial permettrait à l’Inde de venir bouleverser l’équilibre démographique actuel, où la majorité est musulmane. » Quelle horreur ! Mais cette crainte relève de « l’abominable théorie du grand remplacement, celle qui a inspiré les tueurs d’extrême droite du monde entier ! », selon les termes de la sympathique et juive Rosa Schwartzburg, qui est diplômée en études de genre et experte en théories suprémacistes et conspirationnistes. Ou bien n’y a-t-il que les blancs américains et les Européens qui ne soient pas autorisés à redouter le changement des équilibres démographiques ?
Apparemment, les islamistes s’élèvent contre les équilibres démographiques lorsque les musulmans sont majoritaires, et considèrent ces changements tout-à-fait désirables quand ils sont minoritaires. Le Cachemire, c’est le lieu où cette approche asymétrique est la plus évidente. On a presque oublié que la prédominance musulmane au Cachemire indien est un produit de l’expulsion des autochtones non musulmans, les Pandits cachemiris, une expulsion aussi violente et injustifiable que la Nakba palestinienne. Au début, il y avait eu une conflagration entre hindous et musulmans, qui avait débouché sur la partition. Mais les réfugiés hindous étaient rapidement revenus à leur vallée une fois les batailles terminées. La paix était revenue, mais pas pour longtemps. L’ingérence américaine au Pakistan dans les années 1970-1980 avaient miné la stabilité du Cachemire. Zbigniew Brzezinski, qui était le John Bolton de Jimmy Carter, avait conseillé à son président bien intentionné mais inepte d’encourager l’insurrection islamiste afin de plonger les Russes dans les affres d’une guerre de guérilla, dans l’Afghanistan voisin. Le Pakistan était le principal tremplin de la guerre : les moudjahidines du genre d’Oussama ben Laden attaquèrent les Russes, et le gouvernement de Kaboul, à partir de leurs bases sûres au Pakistan. Après avoir massacré les institutrices effrontées et les travailleurs sociaux, les djihadistes islamiques s’en retournaient au Pakistan, sous protection de l’ISI. Des étincelles d’insurrection mirent le feu au Cachemire, et bientôt les villes et les villages se trouvèrent attrapés dans une guerre fratricide. Quand les Russes se retirèrent d’Afghanistan, les alliés islamistes des US s’emparèrent pour les trucider de ceux qui ne se conduisaient pas selon les normes islamiques. Après quoi, il déplacèrent la torche du djihad vers le Cachemire indien.
« Les événements du 19 janvier 1990 furent particulièrement vicieux. Ce jour-là, les mosquées émirent des déclarations selon lesquelles les Pandits du Cachemire étaient des kafir, et les hommes devaient quitter le Cachemire ou se convertir à l’islam, sans quoi ils seraient abattus », dit Wikipédia en citant une source indienne. Ceux qui choisiraient de partir devaient laisser leurs femmes derrière eux. C’était juste un dernier coup asséné, dans le sens du nettoyage ethnique au Cachemire indien, d’où les non-musulmans étaient chassés par les islamistes. Cela se passait sous le gouvernement du parti du Congrès, ce qui explique probablement pourquoi le parti de Nehru et de Gandhi fut désavoué de façon tellement définitive.
Depuis lors, les musulmans modérés ou repentis déménagèrent massivement, vers l’Inde ou à l’étranger, tandis que le Cachemire, protégé par l’article 370, et lourdement influencé par le Pakistan voisin, se voyait gouverné par les sept familles traditionnellement au pouvoir, et par les prêtres musulmans, les oulémas. L’autonomie n’avait pas débouché sur la démocratie, bien au contraire.
Il est très préoccupant que certains partisans du Cachemire prétendent que le cas du Cachemire est semblable à celui de la Palestine. Il y a occupation, disent-ils, tout comme là-bas. Mais il n’y a rien de semblable, entre le Cachemire et la Palestine. Le Cachemire fait partie de l’Inde, les Cachemiris indiens ont tous les droits des citoyens indiens, ils peuvent se déplacer librement dans toute l’Inde ; ils ont des passeports indiens. Ce qui n’est pas le cas en Palestine : les Palestiniens des territoires palestiniens n’ont pas la citoyenneté israélienne, n’ont pas le droit de se déplacer librement ou de s’installer, même sur leur propre terre. Ils ne peuvent pas creuser un puits ou prendre un avion sur un aéroport israélien. Un Cachemiri vit aussi bien qu’un autre Indien, alors que personne ne dit qu’un Palestinien jouit d’aussi bonnes conditions de vie qu’un Israélien juif. L’armée indienne au Cachemire protège les Cachemiris des djihadistes, l’armée israélienne en Palestine combat les Palestiniens au profit des juifs.
Et pourtant, la cause du Cachemire trouve un certain soutien dans nos milieux en Occident. Nous nous sommes habitués à défendre les musulmans quand ils sont attaqués par l’Empire ; cette habitude est difficile à extirper. Même d’excellents journalistes comme Pepe Escobar continuent à comparer la décision de Modi avec les actions israéliennes en Palestine. La vie est plus compliquée qu’une bande dessinée. Un soulèvement au nom de l’islam, c’est un cauchemar d’abord pour les musulmans ordinaires, comme nous l’avons appris en Syrie. Ils sont plus tentés de faire peur aux musulmans qui ne vont pas à la mosquée que de fâcher un juif. Et les musulmans, qui sont habituellement de braves gens, sont facilement manipulés par leurs coreligionnaires fanatiques.
Il n’y a pas de formule simple qui convienne à toutes les situations, mais l’élimination de la Tchétchénie islamique par Poutine en 2000 a incontestablement été une excellente chose pour les Tchétchènes. La Chine se bat pour désamorcer le fléau islamiste à l’intérieur de la communauté ouïghoure, et cela sera certainement profitable au peuple ouïghour. Le président Assad est en train de débarrasser son pays des djihadistes assortis, dans l’intérêt de la population hétérogène de la Syrie.
D’un autre côté, les Talibans islamiques font du bon boulot en combattant l’occupation par l’OTAN et les barons de la drogue en Afghanistan. Le Hamas défend vaillamment Gaza, au premier rang face aux agressions juives. Les combattants du Hezbollah maintiennent la souveraineté du Liban et l’intégrité de la Syrie. La République islamique d’Iran est le pivot inébranlable de l’axe de la résistance. Je le répète : il n’y a pas de formule simple qui soit adaptée à toutes les situations.
Cependant, si la décision de Modi porte ses fruits, la Russie et la Chine pourraient s’en servir comme d’un modèle pour elles-mêmes. Il y a trop de zones d’autonomie ethnique dans ces deux États géants, et chacun d’eux est un pétard qui attend l’artificier occidental pour exploser. La Chine a dû retirer son autonomie au Tibet ; peut-être que l’autonomie de Hong Kong et du Xinjiang seront les prochaines dans le collimateur. La Russie est engagée dans le processus de nettoyage du Daghestan autonome, qui est excessivement corrompu. En Europe occidentale aussi, l’autonomie ethnique crée des problèmes. La Catalogne espagnole jouit de l’autonomie et elle est insatisfaite, rebelle et séparatiste. Alors que la Catalogne française n’a pas d’autonomie, et s’en trouve bien ; elle ne connaît pas le séparatisme. La raison est simple ; les régions ethniques autonomes produisent des dirigeants natifs qui vont toujours jouer sur les sentiments nationalistes. Cette forme d’organisation est passée de mode et périmée, ce n’est plus viable, à notre époque.
Certains militants occidentaux expliquent naïvement que leur soutien au Cachemire musulman ne relève pas de l’opposition entre musulmans et hindous ; il s’agirait d’un conflit entre autochtones et étrangers, parce que les Indiens sont étrangers au Cachemire. Laissons de côté pour le moment le fait que les mêmes militants sont habituellement tout à fait remontés contre ce qu’ils appellent les « identitaires » en Europe et aux États-Unis. S’ils croient sincèrement à ce qu’ils prêchent, ils devraient se pencher sur le Cachemire pakistanais. Tout ce qu’ils redoutent en ce qui concerne le Cachemire indien s’est déjà produit au Cachemire pakistanais, où les Cachemiris musulmans ont perdu leurs positions sous le gouvernement musulman. Après la partition, le vieil État princier du Cachemire avait été partagé entre le Pakistan et l’Inde, à part à peu près égale. Le sort dont Imran Khan redoute qu’il échoie aux Cachemiris sous l’autorité indienne est déjà devenu le sort des Cachemiris pakistanais. Ils sont devenus une minorité dans leur propre pays. La majorité de l’Azad Cachemire, ce sont des gens du Pendjab qui se sont installés là, en provenance d’autres coins du Pakistan. La deuxième tribu en importance est arrivée des zones pachtounes. Les Cachemiris sont maintenant la neuvième ou la dixième communauté par la taille, grignotés sur leur terre ancestrale.
Au Cachemire indien, il y a une forte présence de l’armée qui combat l’insurrection alimentée par le Pakistan et pour protéger les Cachemiris pacifiques. Au Cachemire pakistanais, pas besoin d’armée, parce que le remplacement ethnique est achevé. Et pour ce qui est de l’autonomie, le Cachemire pakistanais n’en a point, si ce n’est nominalement. De tous les points de vue, l’Inde a traité les Cachemiris beaucoup mieux que le Pakistan.
Il n’y a absolument aucune raison pour accepter les revendications pakistanaises. Ce qu’ils ont fait aux Cachemiris est pire que toute ce qu’a pu faire Modi l’Indien. Ceci dit, il est encore prématuré de prédire ce qui va suivre, après l’initiative de Modi. Pour le moment il joue sur du velours. Il y a des troupes fournies ; l’internet a été coupé, et les rassemblements publics interdits. Le Pakistan ne se jette pas dans la guerre, parce qu’ils n’ont pas de quoi se payer une nouvelle guerre. Ils vont probablement appliquer à l’Inde leur stratégie habituelle de « mort à petit feu ». Bien des choses dépendent du peuple du Cachemire indien. Ils peuvent avoir un brillant avenir, à la hauteur de leur passé magnifique, mais ils devraient repousser les incitations pakistanaises et embrasser leurs frères indiens, comme leurs grands-parents l’avaient fait pendant la tourmente de 1947.