L’obsession de la classe politico-médiatique occidentale pour le crédit social chinois est suspecte de prime abord, et relève, comme la plupart des accusations portées contre la Chine, de la projection [1]. Dans ce cas précis, il s’agit de la projection de la peur d’une société disciplinaire.
En effet, le battage médiatique sensationnaliste sur la question est tel qu’on trouve bien plus d’Occidentaux qui pensent connaître, « s’inquiètent » et dénoncent férocement le crédit social chinois, que de Chinois eux-mêmes.
La raison de cette aberration, aussi triviale qu’elle puisse paraître, est que ce crédit social que la Chine voudrait « imposer au reste du monde » (encore une accusation sans preuve) est une invention sortie des cerveaux formatés par l’État profond de la classe techno-administrative occidentale, pour ternir une fois de plus et sous un angle différent, la réputation de la Chine et freiner l’accroissement de son influence dans le monde.
Si on était complotiste, on ajouterait que, en accusant la Chine d’exporter un modèle de surveillance totale, les élites occidentales sont en réalité en train de nous lire le menu de ce qu’elles ont l’intention de nous infliger, et font passer le message en douce et de façon détournée pour qu’il soit accepté sur le long terme (nudge theory, paternalisme libéral ou libertarien).
Les récits médiatiques sur le crédit social chinois, dont la qualité de la production révèle que de gros moyens y sont alloués, ne sont que des exagérations d’initiatives privées ou publiques chinoises, que nos médias tentent de faire passer pour l’avènement de la dystopie du roman de 1984, à grand renforts de références à la pop culture anglo-américaine, en faisant mine de ne pas voir que ce qu’il se passe en Occident est équivalent, voire bien pire.
Ce qu’on appelle communément le « crédit social chinois » n’est pas une réalité au niveau national en Chine : il n’existe aucun système unifié de notation des individus, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de casier national d’antécédents judiciaires, comme dans tous les pays.
Il existe un système de télésurveillance sur l’essentiel du territoire chinois, utilisé à des fins de maintien de l’ordre : retrouver des criminels (du pickpocket à l’assassin en passant par le terroriste ouïgour d’une époque révolue), établir les responsabilités dans les accidents routiers, attribuer les contraventions, identifier les contrevenants dans les endroits non fumeur, etc.
Rien de plus que ce qu’on trouve dans un nombre croissant de villes françaises, et uniquement dans le but de rendre plus efficace la machine judiciaire existante : il n’y a pas de nouvelles peines, ni d’alourdissement des peines aux contrevenants à la loi.
Au-delà de cette dimension judiciaire, il n’existe rien qui permette de prouver que la Chine mettrait en œuvre un système dystopique de surveillance globale sur son territoire, et encore moins à l’étranger. Les quelques articles de médias occidentaux qui en parlent admettent eux-mêmes qu’il n’existe pas de système unifié.
En revanche, il existe en Chine un projet gouvernemental qui vise à augmenter la confiance de la population dans son gouvernement, en facilitant en première instance la lutte contre la corruption des officiels, la fraude (fiscale mais pas uniquement) des hommes d’affaires et des commerçants, et les escroqueries sur la population par des citoyens peu scrupuleux.
Pour ce faire, le gouvernement tente depuis plusieurs années de mettre en place un système de veille (que les médias occidentaux appelleront « surveillance » quand ils parlent de la Chine), en développant des projets pilotes avec les sociétés chinoises de technologies de l’Internet, notamment Alibaba et Tencent. Mais les résultats de ces projets pilotes n’ont jamais donné satisfaction au gouvernement chinois, qui a annoncé publiquement ne pas donner suite à ces partenariats public-privé en raison des conflits d’intérêts que cela générerait, ce qui a été confirmé par les dirigeants de ces sociétés.
Ainsi, il ne reste en Chine que des initiatives privées de notation des citoyens, dans leur qualité de consommateurs ou de salariés :
• chaque entreprise et administration d’une certaine taille qui le souhaite peut utiliser une mini-application (au sein de WeChat Work par exemple), gérée par les ressources humaines, pour mesurer la présence des employés, établir la liste de leurs tâches par équipe, gérer les demandes de congés ou l’absentéisme, et aider au recrutement (jusque sur les campus universitaires), etc.
• les institutions financières privées proposent le téléchargement de leur propre outil de notation du crédit à leurs clients qui demandent un prêt à la consommation, avec un suivi et une optimisation des remboursements, des bonus pour récompenser les bons clients, etc.
La nature « libérale » des pays occidentaux et l’attachement viscéral de leurs populations aux libertés individuelles (qu’on n’a pas vu pendant l’épisode covid, mais cela doit être l’exception qui confirme la règle) font que l’introduction d’un crédit social en Occident ne peut pas se faire sur le modèle que choisirait un État totalitaire imaginaire (je ne parle pas de la Chine, car le terme « totalitaire » ne s’y applique pas).
Les dirigeants occidentaux sont contraints de louvoyer, de négocier avec des populations « réfractaires », et ne peuvent donc élaguer les libertés individuelles comme bon leur semble, mais pas à pas, en fabricant progressivement le consentement des populations (en échange de plus de « sécurité » par exemple) et si possible dans une ambiance festive, progressiste, voire futuriste (puçage volontaire, le « je n’ai rien à cacher » niais et soumis, etc.).
Les Chinois, de leur côté, savent qu’ils sont surveillés, mais à la différence des Occidentaux, par un gouvernement qui les protège des assauts de l’étranger, que la Chine subit depuis 150 ans. Combien d’Européens mettraient leur main à couper que l’UE les protège des assauts d’une puissance étrangère ? On est toujours plus consentant aux lois de son groupe qu’à celles imposées par l’étranger.
Tout en répétant les élucubrations des médias de masse sur le crédit social chinois, la majorité des Français se croit réellement en démocratie et pense jouir pleinement de la liberté d’expression, alors qu’elle vit sous l’œil inquisiteur de plateformes étatiques de délation des contenus en ligne (Pharos, Dilcrah), des lois liberticides (Loppsi [2] 1 et 2, etc.), voire carrément d’obscures officines (Conspiracy Watch par exemple), qui lisent leurs messages, font pression sur les GAFAM complaisantes pour faire disparaître les contenus qui contreviennent « aux règles [opaques et arbitraires] de la communauté » et au récit officiel (établi par on-ne-sait-qui), et peuvent aller jusqu’à les bannir des réseaux sociaux et les harceler juridiquement.
Rien de tel en Chine. La vie des Chinois est organisée et protégée par d’autres Chinois, pas par des étrangers non élus basés dans une autre capitale.
Avant de s’occuper de la liberté des Chinois, nos courageux journalistes droits-de-l’hommistes pourraient commencer par dresser un état des lieux des libertés individuelles dans l’Union européenne.
Laurent Michelon (suivez-le sur Telegram) est un entrepreneur en Chine. Diplômé de l’IEP de Paris et de l’Inalco, il est établi en Chine depuis bientôt 25 ans, où il a travaillé dans la diplomatie culturelle française et pour différents groupes de communication internationaux, avant de développer ses activités de conseil pour sociétés européennes en Chine et pour multinationales chinoises en Europe. Il a publié en 2022 Comprendre la relation Chine-Occident.