1886 : le journaliste Édouard Drumont publie La France juive, un libelle de 1 200 pages, qui, selon Michel Winock (Drumont & cie, antisémitisme et fascisme en France), élève l’antisémitisme à la hauteur d’une idéologie et d’une méthode politique. Prenant modèle sur Hippolyte Taine, qui venait de faire paraître La Conquête jacobine, troisième tome de son Histoire des origines de la France contemporaine, Drumont a voulu écrire sa « conquête juive ». Régulièrement rééditée jusqu’en 1941, elle servira de bréviaire à tous les antisémites français.
À l’époque, le terme « antisémitisme », forgé, faut-il le souligner, par un antisémite allemand, Wilhelm Marr, en 1873, n’a pas encore pris racine dans un pays des droits de l’homme qui se croit à l’abri de cette dénonciation systématique d’une race sémite déclarée inférieure et malfaisante. Symptomatique de cette certitude universaliste, les premiers articles consacrés dans la presse à l’antisémitisme, entre 1880 et 1882, s’étonnent d’un phénomène apparu en Allemagne et en Autriche, qu’ils jugent étranger à l’esprit français. Dieu soit loué, la France en serait préservée.
Pourtant, le krach en 1882 de l’Union générale, la grande banque catholique, imputé aux Juifs, la circulation de romans et de pamphlets où les Juifs sont stigmatisés, vont vite révéler la présence dans l’air d’un antijudaïsme prononcé. Drumont va « précipiter » ce mauvais air en cristallisant diverses mouvances : un anticapitalisme de gauche, un racisme scientifique, la haine de la République et de ses francs-maçons « judaïsés », ainsi qu’un antisémitisme religieux. Il ne manque au polémiste que la dimension nationaliste de l’antisémitisme qui surgira deux ans plus tard, à la faveur de l’aventure du général Boulanger.
Un homme de l’ombre
Dans la biographie qu’il a consacrée à Drumont (éd. Perrin), l’historien Grégoire Kauffmann, qui reprenait un travail de thèse plus conséquent encore, consacrait des pages passionnantes à la longue genèse de cette France juive, entreprise en grand secret depuis 1880 par un journaliste qui, le jour, publiait des chroniques relativement anodines dans un journal, La Liberté, lequel affichait son soutien aux juifs. « Il faut agir avec prudence, se renseigner », écrit Drumont qui passait son temps à dresser des listes de tous les Juifs dont il estimait qu’ils contrôlaient la France.
Tout au cours de ces six années, un homme accompagne fidèlement la collecte compulsive d’un exalté qui collige extraits de journaux, anecdotes, propos, démontrant à ses yeux le complot juif : un père jésuite, Stanislas du Lac, devenu son confesseur. « Drumont sollicite les conseils du père du Lac, quête son approbation, lui décrit l’avancée de ses travaux », écrit Kauffmann. En retour, le jésuite « lui fait parvenir des brochures, des livres sur la franc-maçonnerie, des notes de lecture ». Il lui traduit aussi des articles antijuifs de l’organe officieux du Saint-Siège, constitue des dossiers sur l’origine judaïque de la franc-maçonnerie qui remonterait à la Révolution française. Il relira aussi le manuscrit de Drumont, y apportera de nombreuses corrections sur la forme, formulant de nombreuses réserves quand son ami s’en prend aux conservateurs et aux monarchistes, mais aucune sur le fond antisémite. Il participera même aux frais d’impression de l’ouvrage, qui deviendra vite un best-seller en France, diffusant ainsi le terme qui fait son apparition dans le dictionnaire en 1890. Mais qui est ce mystérieux du Lac dont Kauffmann a été le seul à souligner l’influence déterminante ?
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