Enquête sur un phénomène qui s’est accentué au cours des vingt dernières années.
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Ce schisme est récurrent dans l’univers des comédies françaises, des Municipaux, ces héros des Chevaliers du fiel (590.229 entrées, dont à peine 5.628 à Paris - moins de 1 % du total) aux Segpa (731.166 au total / 134.799 à Paris) en passant par Les Bodin’s en Thaïlande (1.643.290 au total / 30.473 à Paris).
Très peu distribués dans les salles parisiennes, qui les estiment destinés à un public provincial, ces films démontrent qu’il est possible de contrecarrer le tropisme parisien du monde du cinéma et de décrocher un succès sans la capitale.
« Les distributeurs savent parfois que ce n’est pas nécessaire de se battre pour cinq écrans de plus à Paris, parce que ce n’est pas là qu’ils feront le plus d’entrées », confirme Éric Marti, directeur général de Comscore Movies.
« C’est la chose la plus triste : on a fait un peu le deuil de Paris. On ne communique plus à Paris pour ces films-là », déplore François Clerc, patron d’Apollo Films, qui distribue Pour l’honneur.
« Ce schisme, on le voit à tous les niveaux, même social, avec les Gilets jaunes. Le cinéma est juste le reflet de ce qui se passe dans la société », poursuit Jean-Baptiste Dupont, producteur de Ma langue au chat, une comédie sortie mercredi sur un groupe d’amis qui implosent après la disparition d’un chat.
Le milieu du cinéma surnomme ces succès les « films à fort coefficient ». Plus l’écart entre les entrées France et les entrées Paris est faible, plus le succès du film est parisien. À l’inverse, plus cet écart est élevé, plus le succès est régional. « Et plus les films sont des divertissements purs, plus les coefficients vont être élevés », précise encore Mikaël Abecassis, producteur de certains de ces films, comme Ma Reum ou Notre tout petit petit mariage, en salles depuis mercredi dernier.
À Paris et dans les métropoles, ce sont les comédies estampillées art et essai qui fonctionnent davantage. Sur ses 35.087 entrées, Teddy a séduit « essentiellement le public parisien », en faisant « 39 % de ses entrées chez UGC, 11 % chez MK2 et 13 % chez Pathé - soit un public urbain, détenteur de cartes illimitées », décrypte Mikaël Muller, directeur de la programmation de la société de distribution et de production de films The Jokers, qui a sorti en 2021 cette comédie horrifique sur le premier loup-garou français.
Orange Sanguine, une comédie très noire des Chiens de Navarre, a été distribuée de la même manière. « On a fait salle comble lors de l’avant-première à l’Utopia de Bordeaux, parce qu’on s’adresse à notre cœur de cible, à savoir un public très cinéphile, au courant de l’actualité théâtrale, et des étudiants qui font confiance à la ligne éditoriale du lieu pour découvrir des œuvres qui sortent de la programmation courante », détaille Mikaël Muller. « On sait très bien que ce n’est pas un divertissement familial et populaire, et qu’on s’adresse en premier lieu à un public art et essai. »
Les réalisateurs, pour autant, imaginent rarement un film « en fonction du public, et encore moins par rapport à ce schisme entre Paris et la province », insiste Cécile Telerman, réalisatrice de Ma langue au chat. « Vous vous demandez plutôt si ça va intéresser un producteur, des acteurs. Si je sais que mes films ne sont pas pour la critique parisienne, pour le public, je n’en sais rien ».
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Et pourtant il est difficile, du côté des distributeurs, de nier un certain calcul. Alors que 66 % des films sortis entre le 1er janvier et le 29 mars sont labellisés art et essai (soit 132 sur 180 films), une alternative est possible.
« Il y a une surpopulation de distributeurs qui font des films pour un public parisien », note François Clerc. « On va chercher une complémentarité en se positionnant sur un cinéma plus provincial. On est aidé par le circuit CGR, qui est notre actionnaire, on regarde qui va au cinéma en province. »
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Cette appétence pour la comédie s’accompagne souvent d’un rejet du drame social. « Les gens n’ont pas envie d’aller voir leur vie à l’écran », analyse Cécile Telerman. « Ils vont au cinéma pour se divertir. Je sais que c’est mal vu de Paris, où il faut sans cesse être en pleine conscience de tous les drames que l’on vit. »
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Si certains cinémas de la capitale drainent un large public, cet essor est freiné, paradoxalement, par la carte illimitée. Si elle permet en théorie de voir tous les films, elle provoque aussi une fragmentation irréversible de l’offre. « Le public parisien ne se développe pas », déplore François Clerc. « Il surconsomme, mais délaisse le tout-venant pour l’art et essai. Et je ne m’explique pas l’augmentation des logements sociaux dans la capitale et en même temps l’absence de cinéma populaire à Paris. C’est un mystère. »
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