Combien de cinéphiles savent que l’Italie se situait en 1936 à la
quatrième place en Europe (après l’URSS, le Royaume-Uni et l’Allemagne
déjà nazifiée) pour le nombre de salles de projection (4 221) devant la
France du Front populaire, qui elle en comptait très exactement 4 000 ?
N’ayez crainte : l’honneur de l’Hexagone est sauf si on considère les
salles munies de sonorisation : 3 300 contre 2 724 à l’Italie… Nous
trouvons une mine d’informations de ce genre dans l’ouvrage que
viennent de publier deux amateurs enthousiastes : un gros répertoire
par endroits très technique mais jamais ennuyeux, qui raconte la
fabuleuse histoire du cinéma italien dans le ventennio (les vingt ans)
du régime fasciste (1).
Comme toutes les dictatures de la première moitié du XXe siècle, le fascisme a fait du cinéma une pièce maîtresse de son système de propagande et de blanchiment des cerveaux. Mais il ne l’a pas inventé. À l’heure de la marche sur Rome (28 octobre 1922) l’Italie pouvait se vanter d’avoir été l’un des centres pionniers du septième art. Dès le début du siècle, on trouve en activité une dizaine de maisons de production, notamment à Rome et Turin. Le premier long métrage à péplum, In Hoc Signo Vinces, connaît un tel succès populaire en 1912 qu’une loi sur la censure cinématographique sera votée l’année suivante afin d’endiguer l’enthousiasme des foules pour l’épiderme révélé par nos ancêtres les Romains. Mais l’après-guerre révèle toutes les faiblesses structurelles de l’industrie cinématographique naissante : insuffisance des crédits, coûts exorbitants de la distribution, concurrence écrasante d’au-delà de l’Atlantique. Déjà alors…
Au début des années vingt, la crise entraîne la faillite de l’UCI (Unione Cinematografica Italiana) qui avait absorbé l’ensemble des sociétés préexistantes. Cela signifie pratiquement l’arrêt de la production. Acculé à la catastrophe, le cinéma italien se jette dans les bras du vainqueur, promettant d’en glorifier les gestes en échange de moyens de survie qui lui seront prestement fournis. Le régime crée à son tour l’Institut LUCE (l’Unione per la cinematografia educativa), bel acronyme qui signifie lumière. En même temps, par un accord négocié à niveau diplomatique, le gouvernement de Mussolini met à la disposition des grandes majors d’Hollywood les équipements, les théâtres de pose et les masses de figurants de ce qui deviendra en 1937 Cinecittà, dans la banlieue nord de la capitale. Le premier Ben Hur produit par la MGM est entièrement tourné à Rome dès 1925 et d’autres projets semblables seront réalisés jusqu’à la guerre dans un climat d’entente parfaite. Cette dolce vita avant l’heure aboutira à l’inauguration en 1932 du Festival de Venise, et c’est encore grâce à l’aide discrète de la très puissante (et très conservatrice) Motion Picture Association of America que la cinématographie italienne pourra, en partie au moins, pallier le manque de crédits et de matériel après les sanctions décrétées par la SDN contre en 1935.
Il ne semble pas exagéré de dire que le fascisme mussolinien, médiocre et néfaste aventure politique dans la réalité, a été une grande aventure à l’écran. Tous les genres sont en effet exploités, avec un savoir technique, une flexibilité et une fantaisie tout italiennes. On va des productions « autarchiques » mais en style « colossal » comme Scipion l’Africain de Carmine Gallone, version à peine transposée de la conquête de l’Éthiopie, aux mélodrames dits des telefoni bianchi, objets symboles du luxe alors à la mode ; sans oublier au passage les films patriotiques sur fond d’histoire plus ou moins romancée : de l’épopée des Condottieri à la guerre de 14 et, bien évidemment, écrasement des « rouges » et avènement du régime. Pour l’Italie « qui a finalement conquis son empire », c’est l’heure également du cinéma colonial-populiste, sournoisement dirigé contre les puissances riches et ploutocratiques, Royaume-Uni en tête. Par contre il n’y a pas eu à proprement parler de propagande antisémite dans la cinématographie fasciste, même après l’adoption des lois « raciales » en novembre 1938. Le ministère de la Culture populaire (que les Italiens rebaptisèrent d’un sigle vaguement obscène le Minculpop) approuva mollement en 1941 l’octroi de fonds pour un navet pseudo-historique qui devait prouver la machination antichrétienne du peuple d’Israël, en servile imitation du Juif Süss tourné l’année précédente dans l’Allemagne nazie par Veit Harlan, mais le projet n’aboutit pas.
Redevenu une véritable industrie qui distribue du pain et du travail à des milliers de salariés et de journaliers, le cinéma n’interrompt même pas son rythme forcené à l’heure de la guerre. De 1940 à 1944, l’Italie produira et distribuera 356 pellicules nationales, contre 226 films produits et tournées dans la France occupée par la tristement célèbre société allemande Continental de l’industriel Alfred Greven. Les coproductions italo-françaises ne manquent d’ailleurs pas en temps de guerre, et on peut citer quelques films honorables comme la Bohème (1942) de Marcel L’Herbier et Service de nuit (1943) de Jean Faurez et Belisario Randone. Pourtant l’aventure du cinéma fasciste n’eut pas que des airs d’opéra bouffe : preuve en soit l’exécution à la Libération de deux acteurs collabos notoires, Osvaldo Valenti et Luisa Ferida, amants à l’écran et dans la vie, accusés d’avoir pris part à des séances de torture de maquisards. L’accusation ne fut jamais prouvée et le couple paya surtout le prix d’avoir mis sa beauté et sa notoriété au service de la République « noire » de Salò, dans le nord du pays, dont l’éphémère Cinecittà a été reconstruite à Venise.
Oublions pour un moment la propagande pour regarder d’un oeil professionnel les dizaines de documentaires et de bandes d’actualité consacrés aux grandes heures du régime : « bataille du grain », assainissement des marais pontins, sport de masse, construction des nouveaux monuments et bâtiments qui célèbrent l’architecture rationaliste, etc. On aurait du mal à les distinguer des plus purs produits du cinéma socialiste au pays des Soviets. C’est en tout cas la grande école sur laquelle se sont formés les maîtres de ce qui deviendra le néo-réalisme dans l’après-guerre et qui se retrouve notamment autour de la revue Cinema née en 1936 sur initiative de Luigi Freddi et qu’on peut idéologiquement situer dans la lancée du « fascisme de gauche » antibourgeois et socialisant. Citons deux noms aux destins opposés : d’abord celui parfaitement oublié d’Augusto Genina (1892-1957) qui tourna fin 1939 sur les ruines fumantes de la citadelle symbole de la résistance franquiste pendant la guerre civile une oeuvre aujourd’hui redécouverte par les cinéphiles l’Assedio dell’Alcazar avec des moyens importants et une distribution mixte italo-allemano-espagnole. Il avait commencé sa carrière avec René Clair (Miss Europa, 1929) et il restera lié jusqu’à la fin au naturalisme français (Maddalena, 1954, avec Charles Vanel et Valentine Tessier). L’autre nom est par contre mondialement connu : il s’agit bien sûr de Roberto Rossellini, le plus ardent représentant de la cinématographie de guerre fasciste avec la Nave bianca (1941) et Un pilota ritorna (sur le sujet d’un certain Tito Silvio Mursino, qui n’était autre que Vittorio Mussolini, fils aîné du Duce) métamorphosé en l’espace de trois ans, par défaite du régime interposée, en représentant le plus ardent de la résistance antinazie dans Rome, ville ouverte. Mais on sait que les grands artistes tiennent souvent plus à la rigueur de leur inspiration qu’à celle de leur idéologie…
(1) Alberto Rosselli et Bruno Pampaloni :
il ventennio in celluloide, Edizioni Settimo Sigillo, Rome, pp. 240.
Maurizio Serra
Source : http://www.humanite.fr
Comme toutes les dictatures de la première moitié du XXe siècle, le fascisme a fait du cinéma une pièce maîtresse de son système de propagande et de blanchiment des cerveaux. Mais il ne l’a pas inventé. À l’heure de la marche sur Rome (28 octobre 1922) l’Italie pouvait se vanter d’avoir été l’un des centres pionniers du septième art. Dès le début du siècle, on trouve en activité une dizaine de maisons de production, notamment à Rome et Turin. Le premier long métrage à péplum, In Hoc Signo Vinces, connaît un tel succès populaire en 1912 qu’une loi sur la censure cinématographique sera votée l’année suivante afin d’endiguer l’enthousiasme des foules pour l’épiderme révélé par nos ancêtres les Romains. Mais l’après-guerre révèle toutes les faiblesses structurelles de l’industrie cinématographique naissante : insuffisance des crédits, coûts exorbitants de la distribution, concurrence écrasante d’au-delà de l’Atlantique. Déjà alors…
Au début des années vingt, la crise entraîne la faillite de l’UCI (Unione Cinematografica Italiana) qui avait absorbé l’ensemble des sociétés préexistantes. Cela signifie pratiquement l’arrêt de la production. Acculé à la catastrophe, le cinéma italien se jette dans les bras du vainqueur, promettant d’en glorifier les gestes en échange de moyens de survie qui lui seront prestement fournis. Le régime crée à son tour l’Institut LUCE (l’Unione per la cinematografia educativa), bel acronyme qui signifie lumière. En même temps, par un accord négocié à niveau diplomatique, le gouvernement de Mussolini met à la disposition des grandes majors d’Hollywood les équipements, les théâtres de pose et les masses de figurants de ce qui deviendra en 1937 Cinecittà, dans la banlieue nord de la capitale. Le premier Ben Hur produit par la MGM est entièrement tourné à Rome dès 1925 et d’autres projets semblables seront réalisés jusqu’à la guerre dans un climat d’entente parfaite. Cette dolce vita avant l’heure aboutira à l’inauguration en 1932 du Festival de Venise, et c’est encore grâce à l’aide discrète de la très puissante (et très conservatrice) Motion Picture Association of America que la cinématographie italienne pourra, en partie au moins, pallier le manque de crédits et de matériel après les sanctions décrétées par la SDN contre en 1935.
Il ne semble pas exagéré de dire que le fascisme mussolinien, médiocre et néfaste aventure politique dans la réalité, a été une grande aventure à l’écran. Tous les genres sont en effet exploités, avec un savoir technique, une flexibilité et une fantaisie tout italiennes. On va des productions « autarchiques » mais en style « colossal » comme Scipion l’Africain de Carmine Gallone, version à peine transposée de la conquête de l’Éthiopie, aux mélodrames dits des telefoni bianchi, objets symboles du luxe alors à la mode ; sans oublier au passage les films patriotiques sur fond d’histoire plus ou moins romancée : de l’épopée des Condottieri à la guerre de 14 et, bien évidemment, écrasement des « rouges » et avènement du régime. Pour l’Italie « qui a finalement conquis son empire », c’est l’heure également du cinéma colonial-populiste, sournoisement dirigé contre les puissances riches et ploutocratiques, Royaume-Uni en tête. Par contre il n’y a pas eu à proprement parler de propagande antisémite dans la cinématographie fasciste, même après l’adoption des lois « raciales » en novembre 1938. Le ministère de la Culture populaire (que les Italiens rebaptisèrent d’un sigle vaguement obscène le Minculpop) approuva mollement en 1941 l’octroi de fonds pour un navet pseudo-historique qui devait prouver la machination antichrétienne du peuple d’Israël, en servile imitation du Juif Süss tourné l’année précédente dans l’Allemagne nazie par Veit Harlan, mais le projet n’aboutit pas.
Redevenu une véritable industrie qui distribue du pain et du travail à des milliers de salariés et de journaliers, le cinéma n’interrompt même pas son rythme forcené à l’heure de la guerre. De 1940 à 1944, l’Italie produira et distribuera 356 pellicules nationales, contre 226 films produits et tournées dans la France occupée par la tristement célèbre société allemande Continental de l’industriel Alfred Greven. Les coproductions italo-françaises ne manquent d’ailleurs pas en temps de guerre, et on peut citer quelques films honorables comme la Bohème (1942) de Marcel L’Herbier et Service de nuit (1943) de Jean Faurez et Belisario Randone. Pourtant l’aventure du cinéma fasciste n’eut pas que des airs d’opéra bouffe : preuve en soit l’exécution à la Libération de deux acteurs collabos notoires, Osvaldo Valenti et Luisa Ferida, amants à l’écran et dans la vie, accusés d’avoir pris part à des séances de torture de maquisards. L’accusation ne fut jamais prouvée et le couple paya surtout le prix d’avoir mis sa beauté et sa notoriété au service de la République « noire » de Salò, dans le nord du pays, dont l’éphémère Cinecittà a été reconstruite à Venise.
Oublions pour un moment la propagande pour regarder d’un oeil professionnel les dizaines de documentaires et de bandes d’actualité consacrés aux grandes heures du régime : « bataille du grain », assainissement des marais pontins, sport de masse, construction des nouveaux monuments et bâtiments qui célèbrent l’architecture rationaliste, etc. On aurait du mal à les distinguer des plus purs produits du cinéma socialiste au pays des Soviets. C’est en tout cas la grande école sur laquelle se sont formés les maîtres de ce qui deviendra le néo-réalisme dans l’après-guerre et qui se retrouve notamment autour de la revue Cinema née en 1936 sur initiative de Luigi Freddi et qu’on peut idéologiquement situer dans la lancée du « fascisme de gauche » antibourgeois et socialisant. Citons deux noms aux destins opposés : d’abord celui parfaitement oublié d’Augusto Genina (1892-1957) qui tourna fin 1939 sur les ruines fumantes de la citadelle symbole de la résistance franquiste pendant la guerre civile une oeuvre aujourd’hui redécouverte par les cinéphiles l’Assedio dell’Alcazar avec des moyens importants et une distribution mixte italo-allemano-espagnole. Il avait commencé sa carrière avec René Clair (Miss Europa, 1929) et il restera lié jusqu’à la fin au naturalisme français (Maddalena, 1954, avec Charles Vanel et Valentine Tessier). L’autre nom est par contre mondialement connu : il s’agit bien sûr de Roberto Rossellini, le plus ardent représentant de la cinématographie de guerre fasciste avec la Nave bianca (1941) et Un pilota ritorna (sur le sujet d’un certain Tito Silvio Mursino, qui n’était autre que Vittorio Mussolini, fils aîné du Duce) métamorphosé en l’espace de trois ans, par défaite du régime interposée, en représentant le plus ardent de la résistance antinazie dans Rome, ville ouverte. Mais on sait que les grands artistes tiennent souvent plus à la rigueur de leur inspiration qu’à celle de leur idéologie…
(1) Alberto Rosselli et Bruno Pampaloni :
il ventennio in celluloide, Edizioni Settimo Sigillo, Rome, pp. 240.
Maurizio Serra
Source : http://www.humanite.fr