À l’heure de la mondialisation, la moindre provocation prend des allures mondiales ; truisme… À force de se nicher partout, les complots ne sont plus nulle part, tandis que telle ou telle provocation n’en finit plus d’appeler d’autres provocations ; défonçage de portes ouvertes… Et si l’on reprenait nos esprits ? Avec un brin de recul, d’où la publication tardive de cet article, chacun sachant que si la précipitation est diabolique, la patience, elle, est d’essence divine.
Résumons les faits. Par le biais d’Internet, le film Innocence Of Muslims, ou tout du moins sa bande annonce, fait le tour de la planète. Et la “galaxie” musulmane de “s’enflammer”. Au fait de quoi s’agit-il ?
• D’une grosse production hollywoodienne ? Évidemment que non. Certes, si depuis 1917 Hollywood et la Maison blanche marchent main dans la main et ont fait du “soft power” – au contraire du “hard power”, drones, napalm et porte-avions – une arme de guerre visant à imposer de gré ou de force “l’American Way Of Life” dans le vaste monde, ces deux entités savent jusqu’où il ne faut pas aller.
D’accord pour les stéréotypes cinématographiques : l’Arabe est fourbe, le musulman ne sort jamais en ville sans trois bombes sous la djellaba, le prêtre catholique est un pédophile en puissance et le Français, jouisseur et tabagique, sadique et lâche, traitre par essence, est de longue date abonné aux rôles de méchants (de Godzilla à Mission impossible tout en passant par la trilogie Matrix, Jean Reno et Lambert Wilson en savent quelque chose…).
Hollywood donc, est innocent ; pour une fois, ce qui ne retire rien à son islamophobie et sa cathophobie structurelle… Car le machin qui nous occupe n’est jamais rien d’autre qu’une bouse de série Z, filmée dans un deux pièces cuisine, et tournée d’un pied distrait trempé dans un seau d’aisance. Bref, à côté, Plus belle la vie, c’est Citizen Kane…
• Mais filmé par qui ? Tout d’abord, on apprend que l’objet du délit serait le fait d’un certain Sam Bacile, promoteur immobilier israélo-américain. Selon le pourtant très “sérieux” Wall Street Journal, le principal intéressé aurait même affirmé que « l’islam est un cancer » et que le film en question aurait été tourné grâce aux cinq millions de dollars alloués par de « riches donateurs juifs »… Pas de chance : sur Imdb.com, site de référence du showbiz mondial, l’homme est inconnu au bataillon. Deux jours plus tard, la version “officielle” change.
Le cinéaste se nommerait Nakoula Basseley Nakoula, américain d’origine égyptienne et de religion copte. Sympa pour ses frères chrétiens du Caire, peinant à se dépatouiller du printemps arabe… Encore moins “sympa”, l’homme serait aussi réalisateur de films pornographiques, en liberté conditionnelle, pour un gros paquet d’escroqueries et fort d’un casier judiciaire aussi long que le bras. Bref, le bonhomme est une horreur ambulante. Et qu’il soit ou se prétende de confession chrétienne est, à cet égard, parfaitement désolant.
• À qui profite le crime ? À personne, a priori, tant il met le monde musulman en ébullition et les autres dans l’embarras… Seule hypothèse : une possible guerre interne à la prochaine élection présidentielle… Un missile téléguidé par l’aile droite des Républicains, le pasteur Terry Jones en tête, celui qui menace de bruler Le Coran à chaque lendemain d’ivresse, contre les Démocrates, à quelques mois de l’élection du président le plus puissant au monde ?
L’explication est courte, mais pourquoi pas, à la grande limite. Pourtant, si tel est le cas, la manip n’a pas été couverte de succès, Barack Obama étant en train de remonter dans les sondages tant la nullité de Mitt Romney n’en finit plus d’éclater au grand jour…
• Ensuite, qui peut éventuellement en profiter… N’en finissant plus de se dépêtrer dans ses printemps divers et variés, le monde arabo-musulman se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Pour la première fois de son histoire, des partis islamistes, qu’il s’agisse des Frères musulmans ou de leurs concurrents salafistes, se retrouvent aux affaires, passant ainsi de la culture de l’opposition à celle du pouvoir, ce qui n’est pas sans causer quelques remous au sein de cette nébuleuse.
Du coup, grande est la tentation de la surenchère consistant à savoir qui fera le plus de bruit dans la rue, alors que les problèmes de cette même rue consisteraient plutôt, comme en France, en un chômage de masse et une crise économique endémique. Bref, on peut aussi y voir un chiffon rouge agité à la tête de populations par ailleurs turbulentes, afin de masquer des réformes politiques tardant à venir.
• Ceux qui n’en profitent pas, à coup sûr, sont les Américains et les Israéliens. Avec la mort de leur consul à Benghazi, en Lybie, les premiers viennent enfin de comprendre à quel point ils sont haïs dans la région ; non sans quelques bonnes raisons, soit dit en passant. Les seconds, n’en parlons même pas… Les explications de cette situation sont connues de longue date.
Politique suicidaire du gouvernement israélien vis-à-vis des Palestiniens et perpétuelle politique du deux poids deux mesures au Proche-Orient, malgré les louables tentatives du président américain, lors de son discours historique du Caire, en 2008, visant à contrecarrer le fameux “choc des civilisations” théorisé dans les think tanks néoconservateurs. Ainsi, pour misérable qu’il soit, le film a peut-être été la goutte d’eau ayant fait déborder un vase trop plein depuis trop longtemps.
• Et il y a ceux qui en rajoutent. Ce mercredi 19 décembre, Charlie Hebdo publie de nouvelles caricatures du Prophète encore plus ignobles que le film de Nakoula Basseley Nakoula. Cela est d’autant plus ignoble que ce n’est pas la première fois que cet hebdomadaire vieillissant, aux ventes en baisse constante, s’en prend à la communauté musulmane.
Déjà, en 2006, il avait consacré un numéro aux caricatures du Prophète, publiées par un autre torchon danois dont l’histoire de l’Humanité oubliera sûrement le nom. Alors ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy lui avait apporté son soutien. Et quelque temps plus tard, Philippe Val, directeur de Charlie Hebdo, s’était retrouvé propulsé à la tête de France Inter, après avoir viré le dessinateur Siné, dont le seul crime fut d’avoir raillé Jean Sarkozy pour avoir épousé Jessica Sebaoun, de confession juive et héritière de la famille Darty. Là encore, Charb, nouveau patron de Charlie Hebdo, sait qu’il joue sur du velours, puisque bénéficiant de puissants appuis dont François Fillon et Nathalie Kosciusko-Morizet ou l’Union des étudiants juifs de France.
En revanche, on notera que Richard Prasquier, patron du CRIF, (Conseil représentatif des institutions juives de France) a fermement condamné l’initiative de cet hebdomadaire. Tout comme le cardinal Vingt-Trois, plus explicite encore : « Je ne veux pas les voir. Je pense que ce genre de provocations ne prospèrent que si elles suscitent l’intérêt. Mais cela va susciter la répulsion de beaucoup de croyants musulmans qui vont se sentir blessés dans leur foi et qui vont chercher des moyens d’exprimer leur mécontentement. On ne peut pas dire n’importe quoi sous couvert de la liberté d’expression. »
• Merci à Chantal Delsol ! Mais la plus belle réaction nous vient de Chantal Delsol, madame Charles Millon à la ville, philosophe catholique, dans une tribune publiée par Le Figaro ce même mercredi : « Imaginons un dessinateur satirique qui s’amuserait à peindre un citoyen se torchant le derrière avec la Déclaration des droits de l’homme ; à peindre des étrangers arrivant sur notre sol en crachant sur nous par principe ; à peindre un couple homosexuel livré à la débauche et réclamant ouvertement d’adopter des enfants pour les sodomiser ; ou encore, à peindre le camp d’Auschwitz sous des aspects burlesques et ridicules auxquels je n’ose pas penser.
Croit-on que tout cela pourrait s’exposer tranquillement au nom de la liberté de la presse ? Certainement pas. Tout aussitôt, l’ensemble des médias feraient taire l’importun, comme cela est arrivé il y a quelque vingt ans pour Fun Radio, qui, dans une outre-mesure adolescente, avait osé ricaner sur la Shoah. »
Mieux : « Notre société abrite, quoi qu’elle dise, du sacré inviolable. Une part de sacré qu’il est interdit d’outrager ; et des bouffonneries qui mènent au procès. On nous répète que le blasphème doit toujours être possible dans une société libre. Mais la loi contre l’homophobie est à elle seule une loi contre un blasphème ! Et nous en avons bien d’autres. Cependant, nous interdisons certains blasphèmes, et non pas tous. Chacun sait bien, par exemple, que tout le monde peut brocarder à son aise la famille bourgeoise de type Le Quesnoy, mais que personne ne peut se moquer de la famille monoparentale. On peut salir les Deschiens, mais sûrement pas un immigré de base.
On nous annonce qu’il faut défendre ces caricatures religieuses au nom de la liberté d’expression. Sonnez trompettes ! On se moque de nous. Car la liberté d’expression ne vaut pas dans tous les cas. La question est donc de savoir pourquoi les religions sont jetées en pâture à la liberté de ridiculiser, tandis que d’autres courants, idées, événements, sont sanctuarisés. Car, avant de nous permettre de “tout” dire, on a soigneusement mis de côté un certain nombre de causes sacrées décrétées interdites à notre jugement… On n’est pas plus faux derche.
Soyons moins indulgents face aux mines moralistes de ces bons apôtres. Ils énoncent des préceptes qu’eux-mêmes n’appliquent pas. La liberté de blasphémer s’applique seulement pour ce qu’ils ne respectent pas, eux. Ils ne supporteraient pas en revanche qu’on outrage les objets de leur vénération. La modernité n’a pas, quoi qu’on dise, institué la liberté d’expression. Elle a seulement déplacé les sanctuaires. »
• À l’heure où tant de choses vont mal, écoutons donc les gens de bien. Voyons aussi la beauté du monde. Le Pape Benoît XVI à sa descente d’avion, au Liban, qui appelle à la concorde entre les croyants. Et c’est là que les fortes paroles de Chantal Delsol viennent en écho de celles d’un autre croyant, musulman celui-ci, le distributeur franco-tunisien Tarek Ben Ammar.
Ainsi, quand un film, un vrai film celui-ci, La Passion du Christ, tourné par Mel Gibson en 2004, était interdit d’écrans en France, c’est lui qui prit tous les risques financiers pour que l’œuvre puisse être diffusée en nos contrées. Que les musulmans et les chrétiens disent s’aimer et se respecter, c’est bien. Quand ils le montrent et le prouvent, c’est encore mieux.
• Et maintenant ? Ce qui est méprisable doit être traité par le mépris. Dalil Boubakeur, recteur de la Mosquée de Paris, ne dit pas autre chose : « Ne tombons pas dans le piège ! D’ores et déjà, j’incite au calme, à la paix, mais je suis très inquiet devant les débordements qui risquent de se produire samedi, lors des manifestations dans plusieurs villes de France. »
Tareq Oubrou, son homologue de la Mosquée de Bordeaux, était encore plus explicite lors d’une conférence donnée devant les Fils de France, quand il évoquait la précédente “affaire” des caricatures : « J’étais contre ces manifestations parce qu’elles sont caricaturales et qu’elles donnent raison à ceux qui ont fait ces caricatures. »
Même son de cloche chez Tareq Ramadan qui vient de declarer : « Attaquer en justice Charlie Hebdo, manifester dans les rues de France, c’est totalement contre-productif. (…) Il ne faut absolument pas manifester, il appartient aux élites, aux intellectuels, aux savants, à ceux qui sont les leaders d’organisations musulmanes de dire avec force ceci : même si notre cœur est blessé, notre intelligence doit avoir la dignité de ne pas répondre et de regarder au-delà, ça c’est la réponse qu’il faut donner. »
Car les gens qui blasphèment et insultent la croyance des autres sont des misérables. Et à part prier pour le salut de leurs âmes, que faire ?
Gabriel ROCHEFORT
PS : L’auteur de ces lignes tient à préciser qu’il est catholique, ce qui l’amène, en ces tristes heures, à montrer sa solidarité à ses frères musulmans. Au nom de tout ce qui nous unit, en religion comme en amitié...