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Nietzsche et le judaïsme

Le pseudo-nietzschéisme de nombreux antichrétiens primaires dans les milieux identitaires est d’autant plus agaçant que Nietzsche est souvent leur seule référence philosophique et qu’il n’en ont lu – adolescent - que des extraits, sans y comprendre grand-chose. La lecture de Nietzsche n’est pas facile, et les aphorismes extraits d’une œuvre non exempte de paradoxes, prêtent à toutes les mésinterprétations possibles. C’est évidemment le cas d’un Nietzsche précurseur du nazisme. Mais pas seulement.

Dès 1973, Michel Clouscard, dans « Néo-fascisme et idéologie du désir », pointait dans sa critique du freudo-marxisme le dédain caractéristique de « la nouvelle société » pour la morale populaire qui hait le gaspillage et la provocation ostentatoire des riches. En effet, ceux qui manquent du nécessaire tout en travaillant savent que la consommation du superflu n’est que l’exploitation de leur travail. Mais il se trouve toujours des « contestataires » de salon qui se donnent une posture en rejetant l’analyse marxiste comme moralisante, et revendiquent Nietzsche à côté d’autres écrivains « sulfureux » mais à la mode.

Pourquoi Nietzsche a-t-il la préférence des bobos ? Parce qu’il est possible de s’en réclamer dans un total contresens, puisque Nietzsche (sans prévenir) donne un sens différent au même mot selon le fil de sa réflexion. Il faut donc toujours jouer le jeu de l’interprétation avant de prélever une phrase. Sans cette précaution, on peut faire de Nietzsche par exemple un antijuif ou un juif. Je pèse mes mots. Nietzsche est bien juif, par certains côtés, et cette judéité toute formelle mais opérative n’est pas sans expliquer sa postérité actuelle dans certains milieux sionistes et droitards.

Je m’explique : Nietzsche plaide en la faveur du mélange des races européennes, sachant que par « race », il entend plutôt peuple. Selon lui, les juifs se sont exercés pendant des siècles au dépassement de soi. Par fidélité à leur identité, ils seraient même l’élément le plus tonique du mélange européen. D’abord, on ne voit pas en quoi la fidélité à une identité, dont l’obsolescence mène à la fossilisation, permet un dépassement de soi. Ensuite, il est pour le moins paradoxal d’en appeler au mélange ceux qui sont restés – nous dirions aujourd’hui – les plus « identitaires ». Pour comprendre Nietzsche, il faut savoir que sa vision du judaïsme n’est pas celle de l’historien. Ainsi, lorsqu’il parle du judaïsme ancien, il imagine les Hébreux comme des hommes libres de toute dépendance à un dieu qui ne serait finalement que création humaine dans le mouvement de la vie. Le « judaïsme sacerdotal » n’interviendrait qu’à l’époque du deuxième temple, avec l’apparition funeste des prêtres. Ce schéma contestable permet d’idéaliser un passé lointain et, par distorsion, d’exalter l’énergie et la ténacité des juifs de la diaspora. Ce qui compte pour Nietzsche n’est pas de comprendre vraiment les juifs, mais d’en tracer un portrait psycho-moral permettant de jeter le discrédit sur le christianisme. La méthode généalogique appliqué au christianisme requiert une interprétation tendancieuse du judaïsme qui laisse place à l’anti-antisémitisme.

Pour détester les chrétiens, Nietzsche a besoin d’aimer les juifs. Dans les grands récits de la Bible, il décèle l’ « Eternel Retour du Même » qui n’est pas une doctrine métaphysique mais un mythe à l’aide duquel l’homme fort se représente dans le champ de l’immanence. Croire en Iahvé n’est pas indispensable pour s’enthousiasmer à la lecture de la Torah. Et les juifs de la diaspora (curieusement des exclus du judaïsme comme Spinoza) retrouvent cette inspiration dans leurs productions culturelles. Nietzsche n’appelle donc pas à une assimilation des juifs qui équivaudrait à leur disparition, mais au contraire à leur promotion sociale qui naît de la négation du christianisme. Et les juifs de demain ne seront pas un peuple de prêtres mais fixeront les critères de la Nouvelle Europe non décadente dont ils auront adopté et régénéré la culture. Au sein d’un système corrompu, les juifs formeront le levain de la révolution anti-métaphysique.

Si l’on ajoute à cela la « grande politique » qui est négation du nationalisme, la défense d’une culture supranationale que d’aucuns appelleraient aujourd’hui cosmopolite, comment s’étonner que des « intellectuels » contemporains, tous plus génialeux les uns que les autres, et des écrivaillons portés à coups de pub par les média, se donnent de grands airs et cultivent une morgue attitude ? Nietzsche n’a-t-il pas laissé entendre que les juifs représentent le catalyseur du Surhomme ? Rien que ça.

« Soit dit en passant : le problème des juifs n’existe à tout prendre que dans les limites des Etats nationaux, car c’est là que leur énergie et leur intelligence supérieures, ce capital d’esprit et de volonté longuement accumulé de génération en génération à l’école du malheur, doivent en arriver à un degré de prédominance qui suscite l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations actuelles – et cela d’autant plus qu’elles adoptent à leur tour une attitude plus nationaliste – se propage cette odieuse littérature qui entend mener les juifs à l’abattoir, en bouc émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures. Dès lors qu’il ne s’agit plus du maintien des nations, mais de la production d’une race européenne mêlée et aussi forte que possible, le juif en est un élément aussi utilisable et souhaitable que n’importe quel autre vestige national. » (Humain, trop humain, I, # 475)

« Alors, quand les juifs pourront montrer comme leur œuvre des gemmes et des vases d’or tels que les peuples européens, avec leur expérience plus courte et moins profonde, ne peuvent ni ne purent jamais en produire, quand Israël aura transformé sa vengeance éternelle en une bénédiction éternelle de l’Europe : alors reviendra ce septième jour où le vieux dieu des juifs pourra se réjouir de lui-même, de sa création et de son peuple élu, - et nous tous nous voulons nous réjouir avec lui ! » (Aurore, # 205)

Si nous tentons maintenant une généalogie de la pensée nietzschéenne sur la question juive, nous pouvons aller à la source de son anti-antisémitisme (forme inversée de judéomanie). Les attaques de Nietzsche contre le judaïsme sacerdotal (et non contre le judaïsme ancien ou moderne) s’expliquent en ce qu’il considère le christianisme comme s’anticipant dans une forme dégénérée de judaïsme. Généalogiquement, les prêtres juifs sont les premiers chrétiens et ont créé une morale d’esclave. Nietzsche n’accuse pas les juifs d’avoir tué Jésus mais de l’avoir engendré. C’est de la haine juive (celle du judaïsme sacerdotal) qu’est sorti l’amour chrétien, non comme la négation de cette soif de vengeance, mais comme son triomphe. Le pouvoir créateur de fausses valeurs du ressentiment chrétien lui est fourni par le judaïsme ; c’est la haine juive qui anime les chrétiens et les rend haïssables. Comme si donc le renversement chrétien n’avait pas eu lieu. Et que Jésus n’avait été qu’une solution de continuité.

Pourtant, Nietzsche voit Jésus comme un « saint anarchiste », chef d’un « petit mouvement rebelle » à l’institution dominante des prêtres. Aussi curieux que cela puisse paraître quand on connaît l’antichristianisme de Nietzsche, il écrit que Jésus a annoncé le « véritable christianisme ». Au cours du déclin qui mène du « judaïsme sacerdotal » au christianisme (une seule et même chose pour Nietzsche), Jésus représente un lien mais aussi une rupture. Il y a un « pur » instant de l’homme Jésus (pas du Christ ou du messie). Jésus n’a contredit aucune doctrine, parce que lui-même n’en a propagé aucune, au sens de « vérité ». Il n’y a pas de contenu doctrinal. Jésus n’éprouve ni haine, ni envie, parce qu’il connaît la surabondance d’affirmation de soi. En projetant son attitude comme modèle de vie – ce que Jésus a prêché – on aboutit à une nouvelle sorte de christianisme.

« Ce n’est pas une croyance qui distingue le chrétien : le chrétien agit, il se distingue par une autre manière d’agir (…) C’est la pratique qu’il a légué à l’humanité (…) son comportement sur la Croix. » (Antéchrist # 33, 35)

Nietzsche est fasciné par la figure de Jésus. Jésus n’est pourtant pas un personnage dionysiaque parce qu’il s’est détourné de la réalité. Toutefois, il n’a pas nié le monde par des dogmes, il a utilisé des signes (tracés sur le sable). Jésus élabore certes un univers symbolique, donc autre, mais il n’y avait rien d’ascétique dans sa manière particulière de se retirer du monde (selon Nietzsche).

Nietzsche se pose comme l’Antéchrist (mais pas l’anti-Jésus). N’étant pas dialecticien, il donne à choisir : 1. Dionysos est le crucifié lui-même sous une apparence dionysiaque qui cherche à imiter véritablement le Christ (c’est le Nietzsche chrétien) 2. Dionysos est l’Antéchrist sous une apparence christique qui cherche à se substituer au Christ véritable. Nietzsche a voulu maintenir ensemble les deux propositions (comme si elles étaient « vraies » l’une et l’autre). Ce qui est impossible ; il a donc pété les plombs. Ses lecteurs – ne voulant pas suivre le même chemin - sont contraints de choisir.

Les chrétiens choisiront la première option et resterons des lecteurs attentifs de Nietzsche, sachant que le philosophe ne voulait pas faire école, et qu’il attendait au contraire que chacun s’oppose à lui (la vérité devant toujours être ébranlée). Les autres, néo-païens judéomanes ou sionistes européistes pourront fantasmer ensemble (ou séparément) ; Les uns rêveront d’un néo-paganisme cananéen pré-judaïque, forme d’ultra-sionisme (ou post-sionisme) proche du judéo-paganisme des « Jeunes Hébreux ». Les autres voudront nettoyer l’Europe de ses « allogènes ». Parions que ceux qui ont encouragé le regroupement familial seront les plus chauds partisans de l’expulsion. Et qu’il se trouvera une légion de collabos pour vouloir liquider les nations européennes en même temps que débarrasser l’Europe des ombres du dieu mort. Mais rien n’est joué. Le Crucifié, même sous le masque de Dionysos, attend son heure au tombeau. Et les agents dormants du Ressuscité se relèveront avec lui pour livrer bataille. Si c’était ça la « grande politique » ?

Cette dernière vision politique et eschatologique n’est pas nietzschéenne parce que trop linéaire, trop orientée vers une fin de l’Histoire. Pour neutraliser toute forme de résistance à l’impérialisme (fascisme d’hier, nouvel ordre mondial d’aujourd’hui), Nietzsche a produit le mythe de l’Eternel Retour du Même qui obscurcit l’horizon révolutionnaire. L’Europe des nations socialistes, avec le christianisme comme référent public préférentiel parce que vecteur d’égalité, risque de se dresser devant la société capitaliste et vaincre les exploiteurs décadents. C’est pourquoi il faut, selon Nietzsche, faire l’élevage des « surhommes » ; ils seront les garants de la pérennité du modèle libéral-libertaire (tel qu’analysé par les auteurs marxistes contemporains).

Guy Mosjoen
E&R
 
 






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