"Nous n’avons jamais dit ou posé comme condition qu’Assad devait nécessairement rester au pouvoir à la fin du processus politique".
Cette petite phrase prononcée ce mardi 6 juin par le vice-ministre russe des Affaires étrangères Guennadi Gatilov, dans le cadre d’un entretien accordé à l’agence russe Itar Tass, fait fantasmer la médiasphère occidentale, qui y voit l’amorce de l’ "évolution" si longtemps espérée de la Russie sur le dossier syrien. Et l’AFP, écrivant tout haut ce que nombre de ses confrères rêvent très fort, fait dire au spécialiste de service que "Moscou pourrait lâcher Bachar sans lâcher le régime".
Rien de nouveau sous le soleil de Russie
On se calme ! D’abord, ce n’est pas la première fois que de hauts-responsables russes font ce genre de déclaration. Pas plus tard que le 28 mai, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, avait dit ceci : "Nous ne soutenons pas le gouvernement syrien. Nous soutenons le plan de Kofi Annan".
Plus récemment encore – le 1er juin -, Vladimir Poutine lui-même, en visite à Berlin, avait répondu à une accusation récurrente de l’administration américaine par cette déclaration : "Ceux qui accusent la Russie de soutenir unilatéralement un régime, dans ce cas nus parlons du régime Assad, se trompent. Nous avons entretenu des relations bonnes et durables avec l Syrie mais nous ne soutenons aucune des parties qui puisse faire émerger la menace d’une guerre civile".
C’est là une réaffirmation de la ligne diplomatique russe sur le dossier syrien : dans le conflit syrien, Moscou s’affiche comme neutre, et promeut, pour reprendre une expression souvent employée par les responsables russes, une position "équilibrée". Et donc opposée au parti-pris pro-opposition et anti-Bachar de l’Occident, vraiment "unilatérale" pour le coup. Ce faisant, elle oblige les Occidentaux à admettre, du bout des lèvres diplomatiques, la responsabilité partagée – entre pouvoir et opposition – dans le climat de violence. Et la diplomatie se donne les gants d’arbitre qu’elle occupe de plus en plus, au détriment des Euro-américains, dans le jeu syrien, notamment en ce faisant le premier promoteur du plan de Paix Annan.
Maintenant, soyons lucides : la Russie sait très bien qu’elle est engagée, sur le théâtre syrien, dans un bras de fer diplomatique d’ampleur avec l’Ouest, une nouvelle guerre froide, avons-nous même écrit. Elle a donc joué serré, et habilement, et cette déclaration de Gatilov s’inscrit dans ce jeu. Parce que, osons l’écrire, l’administration Poutine a d’abord voulu – veut encore – gagner du temps.
Pour que le gouvernement syrien réduise au maximum la pression des groupes armés, restaure un minimum d’ordre et de sécurité, conditions premières, sine qua non, d’un éventuel début d’application du plan Annan. Parce que Poutine, Lavrov et les autres savent très bien que le CNS et l’ASL, pour ne pas parler des groupes salafistes, sont des ennemis "naturels" de la Russie et de son influence dans la régon. Comme ils sont des ennemis déterminés, fanatiques même, de leur autre allié iranien.
Les relations internationales, c’est beaucoup moins de l’amitié ou même de l’idéologie qu’un rapport de forces et un sens des intérêts bien compris de la nation qu’on représente. Napoléon l’a dit, et Poutine l’a bien intégré : "Le coeur d’un homme d’État doit être dans sa tête" ! Et la tête de Poutine a compris bien des choses, en Syrie et ailleurs…
Poutine ne fait aucun fond sur l’opposition syrienne, panier de crabes impuissants et divisés, et aux mains des atlantistes et des wahhabites. Elle sait que le pouvoir actuel, qu’elle a poussé à se réformer, est le seul défenseur possible de ses intérêts économiques et géostratégiques. Et que ce régime s’incarne en la personne de Bachar al-Assad. Dont l’éventuel départ – "à l’amiable" ou contraint – serait le début de la fin. Et pour le régime lui-même, et pour les positions russes dans toute la région.
C’est pourquoi la phrase de Gatilov n’est qu’une clause de style, qui sert essentiellement à conforter l’image de la Russie face à l’Ouest. Mais il n’y a pas d’alternative, à court et moyen terme, d’un point de vue russe – d’un point de vue syrien aussi d’ailleurs – à Bachar, pas de plan – ou d’homme – B ! Comme nous l’avons déjà dit ici, les Russes n’ont pas fait et dit tout ce qu’ils ont fait et dit depuis des mois sur la Syrie et lâcher soudain la proie – Bachar – pour l’ombre – un hypothétique gouvernement de transition (vers quoi ?) plus ou moins baasiste. C’est ce qu’ont essayé d’ailleurs récemment de proposer à Poutine Obama et Hollande, avec le succès que l’on sait. Au fait, qu’a dit Poutine à Hollande, tout récemment ? "Si on écarte du pouvoir le président en exercice, est-ce que vous croyez qu’il y aura un bonheur total dans ce pays ?"
Les exégètes atlantistes des communiqués ou bribes d’interviews de dirigeants russe vont à nouveau se faire du mal. On les a pourtant avertis…