« Il y a une compatibilité entre Orwell, farouche athée, et un christianisme radical – c’est-à-dire qui va à la racine. »
Kévin Boucaud-Victoire est journaliste et essayiste. Il vient de publier Orwell, écrivain des gens ordinaires (Première Partie, 2018).
Figarovox : Vous consacrez un petit essai à George Orwell. Celui-ci est souvent résumé à ses deux classiques : La Ferme des animaux (1945) et 1984 (1949). Est-ce réducteur ? Pour vous, Orwell est le plus grand écrivain politique du XXe siècle. Pourquoi ?
Kévin Boucaud-Victoire : George Orwell reste prisonnier de ses deux derniers grands romans. Il faut dire qu’avant La Ferme des animaux, l’écrivain a connu échec sur échec depuis 1933 et la sortie de Dans la dèche à Paris et à Londres [Nous parlerons bientôt de ce livre, NDLR]. Il y a plusieurs raisons à cela. Déjà, Orwell tâtonne pour trouver son style, et bien qu’intéressants, ses premiers écrits sont parfois un peu brouillons. Ensuite ses deux premiers grands essais politiques, Le quai de Wigan (1937) et Hommage à la Catalogne (1938) sont très subversifs. La seconde partie du premier est une critique impitoyable de son camp politique. Il reproche à la gauche petite bourgeoise son mépris implicite des classes populaires, son intellectualisme et son idolâtrie du progrès. Au point que son éditeur Victor Gollancz ne voulait au départ pas publier le livre d’Orwell avec cette partie, qu’il ne lui avait pas commandée. Hommage à la Catalogne dénonce le rôle des communistes espagnols durant la révolution de 1936. Il est alors victime d’une intense campagne pour le discréditer et doit changer d’éditeur pour le publier. À sa mort en 1950, les 1 500 ouvrages imprimés ne sont pas écoulés. Il a d’ailleurs aussi beaucoup de mal à faire publier La Ferme des animaux au départ. Ces deux ouvrages essentiels sont encore trop mal connus aujourd’hui. Je ne parle même pas de ses nombreux articles ou petits essais qui précisent sa pensée ou Un peu d’air frais, mon roman préféré d’Orwell, publié en 1939.
Sinon, l’Anglais a voulu faire de l’écriture politique une nouvelle forme d’art, à la fois esthétique, simple et compréhensible de tous. Aucun roman selon moi n’a eu au XXe siècle l’impact politique de 1984 et La Ferme des animaux. C’est ce qui explique qu’il a été ensuite, et très tôt après sa mort, récupéré par tout le monde, même ceux qu’il considérait comme ses adversaires politiques.
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Orwell n’est donc ni conservateur, ni socialiste ?
On peut déjà relever qu’à partir de 1936, il s’est réclamé du socialisme démocratique plus d’une fois dans ses écrits. Malgré des penchants parfois conservateurs, il a aussi récusé appartenir à ce camp. Il écrit dans Le lion et la licorne, son deuxième plus grand essai politique, que son patriotisme « n’a rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s’y oppose, puisqu’il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l’on sent pourtant mystiquement identique à elle-même ».
Effectivement, Orwell est très complexe et un peu inclassable. « Trop égalitariste et révolutionnaire pour être social-démocrate ou travailliste, mais trop démocrate et antitotalitaire pour être communiste ; trop lucide sur la réalité des rapports de force entre les hommes et entre les États pour être anarchiste, mais trop confiant dans la droiture et dans le refus de l’injustice parmi les gens ordinaires pour basculer comme tant d’autres dans le pessimisme conservateur », écrit Jean-Jacques Rosat, un des grands connaisseurs actuels de l’écrivain. Mais pour lui, « le véritable socialiste est celui qui souhaite – activement, et non à titre de simple vœu pieux – le renversement de la tyrannie » (Le Quai de Wigan) et c’est comme cela qu’il se définit. Mais c’est un socialiste qui apprécie les traditions, se veut patriote, anti-progressiste et très démocrate !
Le philosophe Jean-Claude Michéa voit en lui un anarchiste conservateur. Partagez-vous cette définition ?
En fait Orwell a utilisé cette formule, volontairement provocante, pour parler de lui jeune, quand il n’était pas encore politisé. Mais ensuite il ne s’est plus déclaré que socialiste. En fait, si Michéa a popularisé cette expression, il l’a reprise de Simon Leys, sinologue belge, deuxième biographe le plus important de l’Anglais, décédé en 2014. Leys explique dans Orwell ou l’horreur de la politique que si Orwell est socialiste, « anarchiste conservateur » est « certainement la meilleure définition de son tempérament politique ». Ça peut sûrement sembler compliqué à première vue.
Dans Le Complexe d’Orphée, Michéa explique qu’il faut distinguer une pensée construite d’un tempérament politique, sorte d’inclination naturelle. Ainsi, il explique que le tempérament d’Orwell combine un « sentiment légitime qu’il existe, dans l’héritage plurimillénaire des sociétés humaines, un certain nombre d’acquis essentiels à préserver », avec « un sens aigu de l’autonomie individuelle (ou collective) et avec une méfiance a priori envers toutes les relations de pouvoir (à commencer, si possible, par celles que l’on serait tenté d’exercer soi-même). » Je pense qu’il est difficile de mieux décrire Orwell. J’ajouterais que l’un des intérêts de l’expression « anarchiste conservateur » se trouve dans son potentiel polémique : accoler l’adjectif « conservateur » à un intellectuel de gauche, rien de tel pour heurter les belles âmes.
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Vous n’hésitez pas à rapprocher Orwell de penseurs chrétiens comme Simone Weil, Bernanos ou Pasolini. Quels sont ses points communs avec ces derniers ?
Pasolini n’était pas vraiment chrétien, puisque s’il appréciait l’Église catholique, il lui manquait la foi. Il y a aussi Chesterton, Orwell ayant été surnommé à ses débuts « le Chesterton de gauche ». Mais effectivement, il y a une compatibilité entre Orwell, farouche athée, et un christianisme radical – c’est-à-dire qui va à la racine. Ces penseurs vont au bout de la logique des évangiles ou de l’épître de Jacques, en refusant la puissance de l’argent et la quête du pouvoir – la troisième tentation du Christ laisse entendre que le pouvoir terrestre appartient actuellement à Satan. D’ailleurs, cela me fait penser à Guy Debord, père du situationniste et athée militant, qui écrit dans une lettre : « Les catholiques extrémistes sont les seuls qui me paraissent sympathiques, Léon Bloy notamment ».
Pour être un peu plus précis, on retrouve chez eux ce tempérament anarchiste conservateur, que j’ai évoqué tout à l’heure. Il y a une remise en question radicale du capitalisme et du progrès. Ils sont aussi des précurseurs de l’écologie politique. Ce n’est pas pour rien qu’on retrouve Orwell, Weil et Pasolini dans Radicalité : 20 penseurs vraiment critiques (L’échappée, 2013), ainsi que dans Aux origines de la décroissance : 50 penseurs (L’échappée, Le Pas de côté et Ecosociété, 2017), en compagnie cette fois de Bernanos et Chesterton. Enfin, ce sont des esprits libres, lucides sur les erreurs de leur camp. Orwell a critiqué le rôle des communistes durant la guerre d’Espagne, Weil certaines violences de ses camarades anarchistes et écrit une lettre à Bernanos, appartenant au camp d’en face, pour lui témoigner sa « très vive admiration ». Bernanos a publié Les grands cimetières sous la Lune, un énorme pamphlet contre Franco, ses soutiens catholiques, et plus largement la droite. Pour finir, Pasolini n’a pas eu de mots assez durs pour les petits-bourgeois de gauche italiens, notamment en Mai 68. Autant de liberté intellectuelle et politique est assez rare aujourd’hui.
Vous voyez en lui un promoteur du « socialisme du vécu » et du « socialisme populaire ». Quelles sont les spécificités de ces deux formes de socialisme ?
Je rapproche le socialisme d’Orwell et celui de Simone Weil sur ce plan. En fait, je montre que ce ne sont pas les livres et la théorie qui ont converti Orwell au socialisme, mais ce qu’il a pu vivre, en Birmanie, dans les bas-fonds parisiens et londoniens qu’il a fréquentés, à Wigan, où il a côtoyé les ouvriers, et en Espagne. Il explique d’ailleurs qu’en Catalogne il a constaté que non seulement le socialisme était désirable, mais qu’il était en plus possible.
Sinon, dans Le quai de Wigan, il affirme que « le mouvement socialiste a autre chose à faire que de se transformer en une association de matérialistes dialectiques ; ce qu’il doit être, c’est une ligue des opprimés contre les oppresseurs ». Pour lui, il doit accueillir « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer ». C’est en cela qu’il est vraiment populaire, alors qu’il constate que les socialistes appartiennent surtout à la classe moyenne éduquée. En fait, Orwell, comme Weil, plaide pour que les socialistes partent du vécu des classes populaires, qui ne se limitent pas qu’aux ouvriers, mais qui comprennent aussi les classes moyennes inférieures – des petits boutiquiers aux fonctionnaires –, en passant par les paysans.
Alors qu’en Europe la social-démocratie est en train de mourir pour cause de faillite idéologique, la pensée d’Orwell peut-elle inspirer une nouvelle gauche ?
Je l’espère en tout cas. Sa critique du progrès par exemple me paraît essentielle. Il apparaît aujourd’hui évident que le progrès technique a « fait faillite », comme le disait Orwell, et n’a pas tenu ses promesses. Il a renforcé à la fois l’aliénation capitaliste et l’exploitation des classes populaires. « Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ? Que fera-t-il du temps de loisir que lui accordera la machine ? », se demande Orwell dans Quelques réflexions avec le crapaud ordinaire.
Son équilibre entre patriotisme et internationalisme me paraît aussi vital, quand la gauche s’est aujourd’hui parfois trop perdue dans un internationalisme abstrait, croyant que la nation renvoyait toujours aux heures les plus sombres. Ainsi, l’Anglais rappelle que « la théorie selon laquelle “les prolétaires n’ont pas de patrie” […] finit toujours par être absurde dans la pratique ». La nation est le seul bien de ceux qui sont privés de tout et c’est aujourd’hui le seul cadre démocratique existant aujourd’hui. Enfin Orwell représente un socialisme qui reste radical, qui refuse à la fois de se compromettre dans l’autoritarisme, mais aussi avec le mode de production capitaliste, comme le PS depuis au moins 1983.