« S’il est faux de dire que l’homme descend du singe, c’est tout simplement parce que l’homme est un singe », affirme la paléoanthropologie contemporaine. Or ce propos n’a rien de burlesque. Le discours scientifique est fondé à affirmer, preuves à l’appui, que nous appartenons à la même famille que nos cousins arboricoles. Mais que signifie exactement cette parenté biologique ? Et faut-il vraiment jeter aux orties, même sur le mode métaphorique, notre « différence spécifique » ?
L’homme et le singe : une parenté biologique
Rappelons d’abord que l’argument qui fonde une telle affirmation est emprunté à la classification des espèces, c’est-à-dire à la phylogénétique. Les hommes, comme les grands singes africains (gorilles, chimpanzés et bonobos), appartiennent à une même famille : les hominidés. Les hommes et les chimpanzés, en particulier, ont un degré de parenté biologique estimé à 97 %. C’est un fait avéré, et la science moderne l’affirme : nous partageons avec les singes africains l’essentiel de notre patrimoine génétique.
Conformément à la théorie néo-darwinienne, cette parenté est le fruit d’une évolution biologique qui entraîne les espèces vivantes, sans dérogation possible, depuis l’apparition de la vie. Notre espèce actuelle, « homo sapiens », appartient à une lignée évolutive dont la paléoanthropologie tente péniblement de reconstituer l’arbre phylogénétique. À l’instar des autres espèces, la nôtre est donc issue, par mutation génétique, d’un substrat très ancien que nous partageons partiellement avec d’autres espèces, dont les singes actuels.
Restituer précisément les étapes de notre lignée, toutefois, est devenu un exercice de haute voltige. Car les nombreuses découvertes d’espèces fossiles, depuis vingt ans, ont brouillé les pistes. La première espèce appartenant au genre « homo » serait « homo ergaster », apparu il y a 1,8 million d’années. Mais nous avons une idée très vague du processus par lequel cette espèce a émergé pour donner naissance à ce qui deviendra ultérieurement « homo sapiens ». Qui plus est, les frontières du genre « homo » lui-même, avant et après cette apparition mystérieuse, sont extrêmement floues.
La station debout, la locomotion bipède, la main différenciée et l’importance du volume crânien sont les caractères classiquement attribués à « homo ». Mais on constate qu’ils préexistent, à des degrés divers, dans une vingtaine d’espèces dont la parenté avec la nôtre, entre 8 et 2 millions d’années, demeure assez obscure. Certaines espèces antérieures à l’apparition de « homo », par exemple, utilisent diverses formes de bipédie. De même, le volume crânien ne permet plus de classer les espèces, les plus archaïques n’ayant pas nécessairement un encéphale moins développé que les plus récentes.
La science nous invite à faire notre deuil, par conséquent, du schéma linéaire d’une hominisation triomphante, fondée sur la conquête de la bipédie et l’accroissement du volume cérébral. Avant que l’homme actuel ne voie le jour, il y a 200 000 ans, un foisonnement d’espèces aujourd’hui disparues a jalonné notre lignée évolutive. Du coup, la classification y perd son latin : au gré des découvertes, telle ou telle espèce se voit élevée à la dignité générique de « homo », puis précipitée dans une obscure « pré-humanité ». « Homo abilis » (entre 2,4 et 1,6 millions d’années), par exemple, était-il humain ? Son anatomie crânienne plaide en sa faveur, mais pas son squelette locomoteur. Pour d’autres espèces, c’est l’inverse.
Les frontières culturelles de l’humanité
Mais il y a plus. La paléoanthropologie s’est également nourrie des recherches sur l’éthologie des grands singes africains. Notre parenté avec ces mammifères arboricoles, affirme-t-elle, ne serait pas seulement anatomique, mais comportementale. Dans cet effondrement généralisé des certitudes anthropologiques, le flou qui caractérise les frontières de la nature semble alors se propager, par contagion, aux frontières de la culture. Et tout se passe comme si la science, après avoir dissous les repères classiques de notre définition naturelle, entendait nous dépouiller, au profit de nos cousins éloignés, des attributs ordinaires de notre définition culturelle.
Après la locomotion bipède et la capacité cérébrale, en effet, voici venu le tour de l’outil : faut-il également abdiquer ce privilège anthropologique ? « La vision progressiste, qui associe une bipédie de plus en plus perfectionnée, un cerveau de plus en plus grand, des mains de plus en plus habiles et des outils de plus en plus diversifiés, vole en éclats ». [1] Puisque les singes cassent des noix avec des pierres, comment affirmer que l’outil est le propre de l’homme ? « L’utilisation d’outils comme l’invention de la pierre taillée précède l’émergence du genre « homo », affirme le paléoanthropologue Pascal Picq. L’outil ne fait donc pas l’homme, mais ce sont des hominidés qui font des outils ».
Or les termes mêmes de cette affirmation ne vont pas de soi et ils se heurtent au moins à deux objections.
La première, c’est que « l’utilisation d’outils » et « l’invention de la pierre taillée » ne sont pas des phénomènes du même ordre. L’animal utilise des éléments empruntés au milieu naturel, il les adapte de manière sommaire à leur usage, mais il ne les fabrique pas. Certains chimpanzés cassent des noix avec des pierres, mais ils ne taillent pas les pierres. Le propre du geste technique, c’est non seulement sa capacité à transformer le donné naturel, mais à cumuler le bénéfice de ces transformations. Comme le dit Bergson, l’homme devrait être nommé « homo faber » plutôt qu’« homo sapiens » : n’est-il pas le seul être capable de « faire des outils à faire des outils » ?
La seconde objection contre l’idée que l’outil précède l’homme, c’est qu’elle invalide la généalogie, pourtant admise, qui fait précisément de « homo ergaster » (l’homme artisan) la première espèce humaine. Or il faut choisir. Soit l’outil est le propre du genre « homo » dont l’espèce « homo ergaster » signe l’avènement évolutif. Soit l’outil précède le genre « homo » et il n’y a aucune raison de dater l’avènement de l’homme en le reliant à l’avènement de l’outil. Faute de tirer les conséquences de cette affirmation, la paléoanthropologie oscille entre deux points de vue, comme si l’outil pouvait être à la fois le propre de « l’homme » et du « pré-homme ».
Un homme-singe ?
Cette ambiguïté du discours sur la culture redouble celle, précédemment analysée, sur notre nature biologique. Nos incertitudes progressant au même rythme que nos connaissances, la prolifération déconcertante des squelettes anthropoïdes paraît dissoudre les limites naturelles du genre « homo ». Mais la paléoanthropologie contemporaine va beaucoup plus loin : elle affirme qu’il en est de même de ses limites culturelles. Pas plus que les caractères anatomiques ou les répertoires locomoteurs, les conduites culturelles ne détermineraient plus, nous dit-on, les frontières de l’humanité.
Pourquoi ne pas admettre, demande Pascal Picq, que les singes, comme nous, « font de la politique » et connaissent « la distinction entre le bien et le mal » ? Et si, en faisant de l’homme un singe, on faisait du singe un homme ? Corollaire de l’animalisation de l’homme, cette humanisation du singe repose sur un flou conceptuel impressionnant. Si les singes font de la politique, sait-on à quelles règles obéit cette activité ? Par quel symbolisme s’effectue leur appropriation consciente par les individus ? Que le mâle dominant d’une communauté de chimpanzés noue des alliances en vue de conserver son hégémonie dans la compétition sexuelle, soit. Mais est-ce de la politique ?
Mieux encore, cet anthropomorphisme par extrapolation, étrangement, déborde aussi sur la sphère morale lorsqu’on attribue aux chimpanzés la « conscience du bien et du mal ». Mais parce que les grands singes sont des animaux sociaux, faut-il vraiment les considérer comme des êtres moraux ? Que faudrait-il penser, si c’était le cas, de la moralité des fourmis, dont l’organisation sociale est au moins aussi complexe que celle des chimpanzés ? Sauf à nier l’évidence, les comportements sexuels ou affectifs de ces primates supérieurs ne témoignent d’aucun sens moral, classiquement entendu comme la distinction consciente entre le permis et le défendu.
Certes, les grands singes africains manifestent des dispositions qui ont été longtemps ignorées de leurs cousins biologiques. Dans le milieu naturel, les jeunes chimpanzés réalisent des acquisitions complexes qui attestent d’une véritable plasticité du comportement. Au contact des hommes, les tentatives d’apprentissage du langage ont parfois abouti au maniement de signes conventionnels non iconiques ou de gestes empruntés au langage des sourds-muets. Mais il faut admettre que ces acquisitions hâtivement qualifiées de « linguistiques » sont un maigre tribut payé à notre parenté génétique. Et il est clair qu’elles ne franchissent jamais certaines limites.
Ignorant l’interrogation et l’injonction, elles se cantonnent à l’usage rudimentaire d’un nombre déterminé de « symboles » correspondant à des situations stéréotypées. Toujours assortis de récompenses alimentaires, fondés sur la reconnaissance de signaux et non sur la compréhension de signes, ces apprentissages ne sont-ils pas une forme élaborée de dressage ? En réalité, nous aurions davantage à apprendre des grands singes si nous étions capables de comprendre comment ils communiquent en notre absence. « Depuis quelques décennies, on s’efforce d’enseigner différentes formes de langage à des grands singes. Mais que peuvent-ils nous dire d’autre que ce que nous attendons d’eux ? ». [2]
La parenté biologique entre l’homme et le singe, en réalité, n’exclut pas la différence spécifique qui permet de les distinguer. La reconnaissance de notre origine animale nous permet de savoir à peu près d’où nous venons, elle nous situe dans le vaste courant de l’évolution. Conscients de cet ancrage naturel, nous ne perdons pas de vue, pour autant, que nous sommes dotés d’une étonnante faculté d’expression symbolique. Nous avons la possibilité de nommer ce qui n’existe pas, de nous interroger, de fixer des règles et de les modifier. Les singes, eux, ne l’ont pas. Car « l’homme invente et comprend des symboles, l’animal non. Tout découle de là ». [3]
On a beau montrer la continuité entre nous et les espèces actuelles ou fossiles dont nous sommes proches, nous sommes ce que nous sommes en vertu d’une différence qui nous singularise au sein de notre famille d’origine. Or quelle est cette singularité ? La principale énigme, en ce qui nous concerne, n’est pas tant de savoir à quelle lignée évolutive nous empruntons nos caractères anatomiques. C’est plutôt de savoir pourquoi nous avons substitué, en guise d’adaptation au milieu, la culture à la nature, l’éthique au biologique, la règle à l’instinct. Le plus important, c’est de savoir pourquoi, mentalement, nous ne sommes pas des singes.