« Une bonne partie de l’antifascisme d’aujourd’hui, ou du moins ce qu’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide soit prétextuel et de mauvaise foi. En effet elle combat, ou fait semblant de combattre, un phénomène mort et enterré, archéologique qui ne peut plus faire peur à personne. C’est en sorte un antifascisme de tout confort et de tout repos. Je suis profondément convaincu que le vrai fascisme est ce que les sociologues ont trop gentiment nommé la société de consommation, définition qui paraît inoffensive et purement indicative. Il n’en est rien. Si l’on observe bien la réalité, et surtout si l’on sait lire dans les objets, le paysage, l’urbanisme et surtout les hommes, on voit que les résultats de cette insouciante société de consommation sont eux-mêmes les résultats d’une dictature, d’un fascisme pur et simple. »
« Aucun centralisme fasciste n’est parvenu à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation. Le fascisme proposait un modèle, réactionnaire et monumental, mais qui restait lettre morte. Les différentes cultures particulières (paysannes, sous-prolétariennes, ouvrières) continuaient imperturbablement à s’identifier à leurs modèles, car la répression se limitait à obtenir leur adhésion en paroles. De nos jours, au contraire, l’adhésion aux modèles imposés par le centre est totale et inconditionnée. On renie les véritables modèles culturels. »
« Je ne perçois aucune contradiction entre cette vision marxiste et le concept fondamental de l’amour chrétien. Le problème naît plutôt du fait que l’Église, dans le monde d’aujourd’hui, est essentiellement non chrétienne au sens originel. (…) Le grand adversaire du Christ, ce n’est pas le matérialisme communiste, mais le matérialisme bourgeois. »
« Nul doute que la télévision soit autoritaire et répressive comme jamais aucun moyen d’information ne l’a été. Le journal fasciste et les inscriptions de slogans mussoliniens sur les fermes font rire à coté. »
« Pécher n’est pas faire le mal. Le vrai péché, c’est de ne pas faire le bien. »
Né le 5 mars 1922 à Bologne et assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 sur la plage d’Ostie (près de Rome), Pier Paolo Pasolini restera comme l’un des plus grands réalisateurs italiens du XXe siècle, à la fois mystique, poétique et politique. Également écrivain, poète, peintre, journaliste et scénariste, Pier Paolo Pasolini fut un révolutionnaire visionnaire qui dénonça dès 1970 le fascisme de la société de consommation et l’hypocrisie des antifascistes professionnels. Son œuvre immortelle est continuellement à redécouvrir.
Pier Paolo Pasolini : « Le vrai fascisme, c’est le pouvoir de cette société de consommation »
La bande-annonce de Mamma Roma (1962)
La bande-annonce de L’Évangile selon saint Matthieu (1964)
La bande-annonce de Théorème (1968)
La bande-annonce de Salò ou les 120 Journées de Sodome (1975)
Centenaire de la naissance de Pasolini : un cinéaste visionnaire
Poète, écrivain et cinéaste, Pier Paolo Pasolini aurait eu 100 ans le 5 mars. Il est l’auteur d’une œuvre qui n’aura eu de cesse de faire scandale, à droite comme à gauche, tant elle bouscule les Églises, secoue les conformismes et remet en question les certitudes.
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 mourait assassiné, à l’âge de 53 ans, Pier Paolo Pasolini. Son corps fut découvert sur une plage d’Ostie, méconnaissable tant il avait été martyrisé. Un jeune homme de 17 ans, Pino Pelosi, racolé par Pasolini pour des « prestations sexuelles » reconnut sa culpabilité. La tentation fut alors grande de lire cette mort tragique à l’aune de son œuvre. Pasolini n’avait-il pas mis en scène dans son premier film, Accattone, le fatal passage à tabac d’une prostituée dans un terrain vague ?
Aujourd’hui, la thèse d’un « suicide par procuration » est largement réfutée. « C’est quelqu’un qui voulait vivre, comme en attestent ses nombreux travaux en cours, le scénario d’un prochain film, Porno-Théo-Kolossal et son roman Pétrole », assure Hervé Joubert-Laurencin (auteur du Grand Chant. Pasolini poète et cinéaste, Macula, mai 2022).
Ce professeur à l’université Paris-Nanterre, traducteur et spécialiste de Pasolini, pointe du doigt la piste d’un « crime commandité ». De fait, en 2005, Pino Pelosi se rétracta et accusa trois individus, descendus d’une Fiat et qui auraient frappé leur victime aux cris de « Sale communiste ». L’Italie traversait alors ses « années de plomb », où groupuscules d’extrême gauche et d’extrême droite s’affrontaient sur fond de manipulations policières.
Quarante-sept ans plus tard, le mystère demeure. C’est Pasolini tout entier qui ne cesse, sinon d’être une énigme, du moins de questionner et de déjouer les étiquettes. D’obédience marxiste et athée, il a eu à cœur d’inviter la figure du Christ dans son cinéma. En quête de sacré, il ne répugne ni au comique ni au blasphème. Ses films plus d’une fois déroutent, interrogent, voire scandalisent. Penseur et artiste prophétique, moderne tout en se déclarant une « force du passé », il jettera un regard critique sur Mai 68 et la libération sexuelle.
Figure célèbre, poète, romancier, chroniqueur, cinéaste, il n’en fut pas moins honni, calomnié, objet de campagnes de presse haineuse, parce que communiste et ouvertement homosexuel. « Je n’incarnais pas seulement une contestation contre le système capitaliste bourgeois. Mon existence même était une contestation », n’a pas manqué de souligner Pasolini lui-même.
« Un poète profondément attaché aux images »
Romanesque en diable, sa vie fut marquée par la mort. Mort, avant sa naissance, d’un premier frère, né alors que ses parents – mère institutrice et père officier – ne sont pas encore mariés. Mort ensuite de son cadet engagé dans la Résistance. « Le malheur a été d’autant plus fort qu’il a été tué par des communistes », raconte Hervé Joubert-Laurencin. Ce qui fera écrire à Pasolini, dans son recueil de poèmes publié en 1957, Les Cendres de Gramsci (philosophe et leader du Parti communiste) : « Je suis avec toi et contre toi ». « Avec toi dans la raison, contre toi dans mon cœur », explique Hervé Joubert-Laurencin.
L’adhésion de Pasolini au PCI sera toutefois de courte durée. Il prend sa carte en 1948, mais en est exclu l’année suivante pour « indignité morale ». En octobre 1949, il a en effet été dénoncé pour avoir eu des relations sexuelles avec des adolescents. Il doit quitter l’école où il travaillait avec sa mère, fuir cette campagne du Frioul qu’il a tant chantée et se réfugier à Rome. C’est là, dans une banlieue romaine pauvre, qu’il « découvre un univers social, sexuel et linguistique qui le fascine », relève René de Ceccatty (Le Christ selon Pasolini, Bayard).
Ce quart-monde, c’est celui des faubourgs de la capitale, des bidonvilles et des borgate, maisonnettes ne possédant ni eau courante, gaz ou électricité. Il va le mettre en scène dans ses romans Les Ragazzi et Une vie violente, puis, en 1961 dans Accattone, son premier long métrage.
« Pasolini est un poète profondément attaché aux images », note Hervé Joubert-Laurencin. « Il a reçu une formation en histoire de l’art. Il est un fin connaisseur de la peinture médiévale. » Quant au septième art, c’est une passion déjà ancienne : « Dès l’âge de 16 ans, Pasolini participe à un concours de scénario, il est assidu aux ciné-clubs de la jeunesse universitaire fasciste, à son arrivée à Rome il s’inscrit à Cinecitta pour être figurant. Surtout, entre 1954 et 1960, il vit de son travail de scénariste, collaborant à 48 films, dont les Nuits de Cabiria et la Dolce Vita de Fellini ».
Des films à polémiques et procès
Pour Accattone, à l’instar du néoréalisme, Pasolini travaille avec des acteurs non-professionnels et rend à son tour visible une population absente des écrans, un peuple de misérables, de petites frappes et de prostituées. Mais son style est radicalement autre.
L’histoire est celle de Vittorio, dit Accattone, un proxénète qui va connaître la rédemption à travers l’amour. Pasolini hisse le récit au rang de passion, convoque la musique de Bach, fait de son personnage, des plus minables, une figure christique qui marche vers une forme de martyre. « Tout y est incroyablement beau, noble et sacré », souligne Hervé Joubert-Laurencin.
Cette « sacralisation d’un sous-prolétariat », ce désir de conjuguer beauté et pauvreté, cette transfiguration du réel par un regard poétique, va se retrouver de film en film. Non sans agacer, voire choquer. Non seulement une bourgeoise bien-pensante, mais aussi une gauche qui lui reproche une représentation irréaliste des pauvres. Sans compter ceux qui se revendiquent de l’avant-garde, décontenancés par un Pasolini qui « dit ne pas être intéressé par la Nouvelle Vague », tout en se déclarant « plus moderne que les modernes », comme le rappelle Hervé Joubert-Laurencin.
Pas un film de Pasolini qui ne déclenche polémique ou procès. En 1962, son deuxième long métrage, Mamma Roma, une pietà cette fois autour de la figure d’une ancienne prostituée et de son fils, vaut à Pasolini d’être agressé par des jeunes néofascistes. Scandale encore avec La Ricotta, moyen métrage tourné l’année suivante. Orson Welles y joue un metteur en scène qui tourne une passion du Christ. Le film est « saisi pour “offense à la religion d’État” dès sa première projection à Rome le 1er mars 1963 », écrit René de Ceccatty. « L’idée même qu’il pût faire un film à la fois comique et sacré était contestée. » En cause, notamment, « l’acteur qui incarne le Christ pouffe de rire entre deux prises » et le rot du pauvre qui joue un des deux larrons, pendant la crucifixion... Condamné à quatre mois de prison avec sursis, Pasolini gagnera son procès, comme les suivants.