Qui sont ces Turcs qui, à partir de la fin du XIe siècle, se sont attaqués d’abord aux provinces byzantines d’Asie Mineure puis, à la fin du XIIIe siècle, à la partie européenne de l’Empire byzantin avant d’entreprendre la conquête des Balkans, non sans avoir auparavant encerclé le réduit byzantin dont le point fort était la capitale de l’empire, Constantinople qui tomba finalement entre leurs mains en 1453 ? Constantinople n’était pour eux qu’une étape car, au lendemain de sa conquête, ces mêmes Turcs lancent attaques sur attaques en direction de l’Europe centro-danubienne, mettant par deux fois le siège devant Vienne, une première fois en 1529, une seconde – la dernière – en 1683. Qui sont donc vraiment ces Turcs ?
Les Turcs ne sont pas des Européens
La langue qu’ils parlent n’est pas une langue indo-européenne ; c’est une langue agglutinante qui appartient à la famille des langues altaïques. Les Turcs sont originaires de Haute Asie tout comme leurs cousins Mongols. Lorsque les Turcs ont fait leur apparition en Europe, une Europe alors totalement chrétienne et imprégnée de culture gréco-romaine, ils l’ont fait en tant que conquérants. D’autres peuples, quantitativement moins nombreux il est vrai, plus ou moins apparentés aux Turcs comme les Bulgares, ou cousins lointains comme les Magyars avaient, les premiers au VIIIe siècle, les seconds à l’extrême fin du IXe siècle, été tentés par l’aventure européenne, mais bien vite, ces Bulgares et ces Magyars (Hongrois) se sont intégrés à l’Europe, ont adopté les structures politiques et sociales de l’Europe d’alors et se sont convertis au christianisme. Les Turcs en revanche, eux, n’ont nullement cherché à s’intégrer à l’Europe ; ils ont cherché avant tout à étendre leur domination sur l’Europe et à s’emparer de ses richesses. Musulmans, ils ont cherché non pas à « islamiser » les peuples qu’ils ont soumis – certains d’entre eux se sont ralliés à un islam de surface comme les Albanais et une partie des Bosniaques, davantage par intérêt que par conviction – mais à transformer ces peuples en sujets, plus ou moins durement traités selon les lieux ou selon les époques.
De la conquête des Balkans…
La conquête de l’Europe par les Turcs a réellement commencé à la fin du XIV siècle, même si, depuis la fin du XIIIe siècle, il y avait eu des actions ponctuelles le long des côtes grecques. Profitant de l’affaiblissement de l’Empire byzantin qui constituait en Europe orientale la seule force capable de leur résister, les Turcs ottomans, à partir de l’empire que leur chef Othoman (1288-1366) avait constitué en Asie Mineure, ont entrepris dans un premier temps le « grignotage » de l’Empire byzantin. L’état de faiblesse de Byzance était tel que l’un des empereurs, l’usurpateur Jean VI Cantacuzène, n’hésita pas en 1346 à donner sa fille en mariage au sultan turc, à lui céder la base de Gallipoli rien que pour obtenir son aide contre son rival Jean V. Avec Gallipoli, les Turcs s’installaient pour la première fois sur le sol européen. À partir de ce point d’appui, ils vont rapidement s’attaquer aux provinces européennes de l’Empire byzantin et aux États balkaniques récemment constitués, la Serbie qui avait connu un essor rapide sous Étienne IX Douchan (1333-1355) – le Charlemagne serbe – et la Bulgarie qui, après des heures glorieuses à l’époque du « Second Empire bulgare » se trouvait en pleine décadence. Au nord-est de la Bulgarie, les provinces danubiennes, la Valachie fondée en 1247 et la Moldavie fondée en 1352, étaient encore fragiles et insuffisamment organisées pour faire barrage à des conquérants tels que les Turcs.
Les premières victimes de l’expansionnisme turc furent les Serbes et les Bulgares. Le sultan Murad I (1359-1389) enleva d’abord aux Bulgares une partie de la Thrace et de la Macédoine et établit en 1365 sa capitale à Andrinople. Puis en 1371, il conquiert sans coup férir la Serbie du Sud. De là, poussant plus au nord, il occupe Nich et enlève Sofia aux Bulgares. La Bulgarie se trouva pratiquement aux mains des Turcs. Seules résistaient encore les principautés rivales du nord de la Serbie. Leur destin pour plusieurs siècles allait se jouer le 15 juin 1389 – selon le calendrier orthodoxe, c’est-à-dire le 28 juin d’après le calendrier latin –, lors de la bataille des Champs des merles – Kosovo Polje – à mi-distance entre Pristina et Mitrovica. La bataille longtemps indécise se termine par la victoire des Turcs conduits par le fils de Murad, Bayazid (Bajazet). Des milliers de soldats serbes y laissèrent leur vie ; quant aux prisonniers, ils allèrent en grande partie alimenter les marchés d’esclaves. Le roi serbe Lazare et les nobles de son entourage furent conduits devant Bayazid qui les fit décapiter. Après sa victoire, Bayazid dirigea ses armées vers le nord à travers la Bulgarie déjà soumise, en direction du bas Danube. Le prince de Valachie, Mircea, malgré l’aide de l’empereur Sigismond, roi de Hongrie, ne put les arrêter ; il dut accepter de payer tribut aux Turcs, ce qui lui permit de conserver l’autonomie politique et religieuse de sa principauté.
Un peu plus tard, en 1396, inquiet de la menace ottomane, l’empereur Sigismond prit la tête d’une véritable « croisade » avec des contingents allemands, hongrois et valaques auxquels s’ajoutaient les 10 000 hommes de Jean sans Peur, le fils du duc de Bourgogne. L’objectif était de libérer les Balkans. La croisade s’acheva le 28 septembre 1396 par un échec cuisant à Nicopolis (Nikopol). L’espoir de libérer les Balkans avait vécu.
… à celle de la Grèce
Maître incontesté des Balkans, Bayazid s’attaque dès lors à la Grèce et aux établissements vénitiens de Méditerranée orientale. En 1395 déjà, il avait fait une rapide incursion dans le Péloponnèse où il s’empara de plusieurs forteresses. Deux ans plus tard, les Turcs reparaissaient en Grèce et occupaient même Athènes pendant quelques mois, tandis que Bayazid avec le gros de ses troupes tentait en vain de s’emparer de Constantinople, puis en 1446 se répandirent en Morée. En se retirant, ils emmenèrent soixante mille captifs qui furent vendus comme esclaves et obligèrent le despote – le gouverneur byzantin – de cette province à payer un tribut annuel. L’Empire byzantin dont le territoire se réduisait comme une peau de chagrin vivait ses dernières heures et se trouvait bien seul pour résister.
Le 29 mai 1453, le fils de Murad II, Mohamet II, s’empara après un long siège de Constantinople. Le dernier empereur était mort au milieu de ses soldats en défendant sa capitale. Pendant trois jours, la ville fut livrée aux soldats turcs qui pillèrent, violèrent, incendièrent et massacrèrent impunément. Les églises et les couvents furent profanés et la basilique Sainte-Sophie, après avoir été dépouillée de ses trésors, fut transformée en mosquée. Quant aux habitants grecs de la ville, ceux qui avaient échappé à la mort furent ou bien vendus comme esclaves, ou bien déportés en Asie Mineure. En quelques semaines, la ville chrétienne et grecque qu’avait été depuis plus de dix siècles Constantinople fut transformée en une ville musulmane et turque.
L’Empire romain d’Orient avait cessé d’exister ; les Turcs étaient maîtres des Balkans et contrôlaient l’Asie Mineure ainsi que les Détroits, tout comme ils étaient en train de se rendre maître de la péninsule grecque : Athènes fut occupée en 1458, Mistra en 1460 et la Morée l’année suivante. Seules quelques îles de la Méditerranée orientale restèrent aux mains des princes chrétiens, Rhodes jusqu’en 1522, Chypre jusqu’en 1571 et la Crète tenue par les Vénitiens jusqu’en 1669.