La liberté d’expression, si on s’en sert pas, elle périclite, elle peau-de-chagrine, elle s’atrophie. Il s’agit donc d’un muscle, qu’il faut travailler chaque jour, sinon on finit avec un masque et on trouve ça normal. Car la censure, et sa fille flippée l’autocensure, c’est la tranquillité d’esprit. Quand on n’ouvre pas sa gueule, la bouche se ferme, et on n’arrive plus à la rouvrir. Celui qui a aura, et celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera enlevé. Ce théorème du Christ appliqué à la liberté d’expression donne : celui qui ouvre sa gueule la gardera ouverte, et celui qui ne l’ouvre pas perdra jusqu’à sa bouche. Voilà pourquoi la plupart des personnalités, qui ont accès au micro des médias, n’ont plus de bouche.
Le problème, 37 ans après la mort de Jean-Marc Reiser (13 avril 1941 – 5 novembre 1983), le dessinateur d’Hara-Kiri et de Charlie (mensuel puis hebdo, mais pas période Val, heureusement pour lui), c’est que la liberté d’expression dépend grandement du contexte politique et des définitions de chacun. Et surtout de chaque communauté, puisque entre la France de Reiser, celle des années 70, une France en pleine évolution – ou progressisme –, et la France d’aujourd’hui, il y a la censure communautaire des minorités agissantes.
Les minorités agissantes sont comme des gosses mal élevés : ça casse et ça salit tout, c’est jamais content, ça gémit, ça geint, ça pleurniche pour un rien, un croche-dalle et c’est la guerre, ça réclame, ça caprice, ça parle mal, et ça finit par se prendre des tartes par le réel, si les parents ne le font pas avant. Nous ne dirons plus minorités agissantes, qui fait croire à un rétablissement de la justice pour de pauvres victimes, nous dirons minorités tyranniques.
1970, Reiser est en plein boum : Hara-Kiri a dû mettre la clef sous la porte à cause de l’affiche sur la mort du Général – pas besoin de revenir sur cette une historique que même les ennemis de la liberté d’expression brandissent en étendard ; idem avec Desproges –, les Français desserrent le corset moral, la pilule qui fait écarter libère les couples, le porno arrive dans les salles, le journal Pilote d’Uderzo & Goscinny qui était un peu enfantin décide de se mettre à la page et accueille les dessinateurs « adultes » formés par Choron et Cavanna.
L’argent coule à flots, les albums des éditions du Square puis d’Albin Michel se vendent comme des petits pains, Cabu avec son attachant Grand Duduche (avant son raciste Beauf) et Reiser avec ses chroniques sociales se font des couilles en or. C’est l’âge d’or du dessin de presse, les caricaturistes deviennent des stars, tout le monde se les arrache, Wolinski entre à Paris Match (mais en 1990), Cabu finira au Canard enchaîné (et reviendra à Charlie Hebdo version atlanto-sioniste en 1992) tandis que Reiser vendra ses planches au très argenté Nouvel Obs.
On focalise sur ces deux plumes car elles prendront des chemins presque opposés. Cabu sera le dessinateur officiel de la gauche sociétale socialiste (sa deuxième femme bossait pour DSK), et Reiser restera dans l’écolo-anarchisme, ne donnant pas de leçons politiques, mais faisant rire avec le réel. Cabu croquera avec férocité ses adversaires idéologiques, Reiser restera proche des gens. Le premier deviendra gauche caviar, le second gauche cafard (avec Gros Dégueulasse), un talent teinté de pessimisme sur la nature humaine.
1981, année de l’arrivée de la gauche au pouvoir, Reiser est une star européenne (un dessinateur allemand le copiera trait pour trait). Deux ans plus tard, il découvre qu’il a un cancer des os, ce que les médecins n’avaient pas détecté. Il meurt en 1983, l’année de la rigueur fabiusienne – adios los socialismos –, ayant pris soin de s’acheter une BMW et de se marier un mois avant avec la très bourgeoise Michèle Reiser qui, tenez-vous bien, deviendra une des figures de la CAF – la Censure audiovisuelle française – avec un fauteuil au CSA, l’officine qui nous coûte 30 millions par an en gros salaires de parasites pour nous emmerder avec leur morale de marchands du temple hypocrites.
« Il existe déjà en France un arsenal législatif peu efficace. Nous préconisons la mise en place d’une structure pérenne d’observation et de suivi des stéréotypes féminins qui devrait peu à peu responsabiliser les dirigeants de médias. Par ailleurs, il faut renforcer l’éducation aux médias à l’école pour que les jeunes générations puissent s’émanciper des stéréotypes qu’elles intériorisent malgré elles. »
Elle y imposera sa lutte contre le machisme, pour la parité… De quoi faire se retourner Reiser dans sa tombe ! Qui n’était pas macho, mais quand on aime les femmes, on s’emmerde (pas) avec les féministes.
Aujourd’hui, jour anniversaire de la mort du Duce du dessin cru, qui a ouvert le champ des possibles avec un talent qui excusait tout, qu’en est-il de la liberté d’expression ?
C’est devenu une peau morte, avec derrière les plus salingues des censeurs, des délateurs pathologiques qui ont trouvé avec le concept de « haine » de quoi interdire tout ce qui les dérange. Et vous savez quoi ? C’est ce qui dérange le pouvoir, particulièrement le pouvoir invisible, celui des loges et des lobbies. Il y a donc deux camps, le camp du Bien, qui a le droit de s’exprimer, et le camp du Mal, qui a le droit de fermer sa gueule.
Rassurez-vous, les assassins de l’humour ne l’ont pas remplacé : la filiation de Reiser n’est pas à trouver chez Rudy Reich et Tristan Mendès, ces tristes sires qui ne pensent qu’à dénoncer et punir, enfermer et contraindre. Tous les pisse-froid à tronche d’enterrement générateurs du maccarthysme antifrançais seront effacés de l’histoire de notre pays, pas de doute là-dessus. Car la tradition nationale, c’est d’ouvrir sa gueule, de discuter, de gueuler, de vanner les puissants et pas seulement des sans-pouvoir, comme le fait Charlie version Val-Fourest-Riss.
Ah ah ah, les curés, les beaufs, les cathos, les flics et les militaires, ces cibles prioritaires des années 70 victimes 50 ans plus tard du terrorisme charliste… Le vrai terrorisme, il est là. Et celui-là n’est pas sous faux drapeau. On en connaît même la couleur, et il n’est pas bleu-blanc-rouge.
Les organes de libre pensée ont été ramenés un à un dans le camp du Bien, parfois par l’argent, parfois par le chantage, parfois par la force des choses (la lâcheté). Il ne reste, dans la presse française, plus rien de lisible qui ait l’esprit ouvert sur toutes les sensibilités. Le marketing médiatique de niches a tué la déconne plurielle. La presse dans son ensemble est devenue le porte-voix du pouvoir visible ou du pouvoir profond, et parfois ils se confondent, comme quand Macron veut faire la guerre à tous les musulmans et que sa diplomatie produit des attentats antifrançais.
En matière d’édition de BD, c’est encore pire : l’humour a viré faussement trash, le cul osé a remplacé le politique osé, et il n’y a plus un éditeur qui veut prendre des risques avec des dessinateurs à la gueule ouverte. Les derniers qui font dans l’humour noir ne publient que du gauchiste tendance Charlie… Même Vuillemin, le grand Vuillemin, en est réduit, pour survivre, à sauver les couvs de Charlie. Et sur le Net, c’est un désert de témérité. Heureusement qu’il y a E&R et Kontre Kulture !
Pourtant, la période, que d’aucuns peuvent trouver sombre, est propice à l’humour, à la déconne, la vraie, celle qui fait chier les dominants ou les tenants de la parole publique. C’est maintenant, plus que jamais, qu’il faut l’ouvrir, se foutre de la gueule, non pas du président ou du Premier ministre, ce que Charlie fait déjà (ah, ces dizaines de couvs et centaines de dessins sur le vilain Sarkozy qui finalement les défendra au procès des caricatures de Mahomet), mais des marionnettistes qui sont derrière ces pantins.
C’est le moment de « porter ses couilles », selon l’expression du Raptor dissident, avant de disparaître de la scène. L’humour, le vrai, est aujourd’hui sur le Net, évidemment, et chaque jour jaillissent de la Toile des perles d’amateurs ou de professionnels. Ça se lâche grave, même si les bonnes raclées ne tiennent pas longtemps en ligne, car le CSA du Net veille au bon grain. Il faut protéger le pouvoir, ses balances et ses profits, que diable !
Reiser, la récup
Pourquoi Reiser est-il toujours aussi vivant, 37 ans après sa mort ?
Parce que son trait, contrairement aux dessinateurs de son époque, s’est focalisé sur l’émotion et le mouvement (mais l’émotion est un mouvement du visage), plus que sur la situation.
Le dessin d’humour des années 50-60 en France était silencieux, immobile, sobre. Il pouvait être noir, mais les visages ne trahissaient rien. Reiser, dans la filiation des deux grands diffusés par Paris Match (Bosc et Chaval), a augmenté la puissance de l’humour en appliquant la théorie de l’impressionnisme au dessin : tout pour l’impression (du spectateur), au détriment de l’exactitude ou du réalisme. D’où ces visages énormes aux expressions démesurées (Gros Dégueulasse) par rapport aux corps et aux décors, sauf pour les femmes, qui étaient plutôt bien proportionnées (Jeanine). Quand on aime les femmes, on ne leur fout pas un gros pif !