El Paro Nacional Agrario y Popular, depuis le 18 août, soulève les Colombiens dans un même élan pour demander une renégociation, au minimum, un rejet pur et simple pour les plus conscients, des termes du traité commercial de libre-échange, le fameux TLC ratifié en 2006 sous l’administration Uribe et entré en vigueur depuis mai 2012. Ah oui, paro ça veut dire grève, le reste se comprend.
Un an pour comprendre la douloureuse note à payer, un an pour que les forces du travail descendent dans la rue, dans un pays où toutes les luttes sociales sont liquidées depuis plus de soixante ans, par l’État, par les paramilitaires, les grand propriétaires terriens et les narcotrafiquants, enfin les puissants... Chapeau bas, le combat a un sens quand la vie, la tienne et celle de ta famille, en dépendent, ce n’est plus une gentille rigolade la gueule pinturlurée, entre FO et la CGT.
L’impulsion a été donnée avec vigueur par les paysans, qui ont vu balayés leurs espoirs, si difficilement acquis, de vivre de leur production... Et il s’agissait bien d’espoirs vains, la réalité c’est que, depuis un siècle, ou depuis la conquête espagnole, ils n’en ont jamais vécu. Quand les veines ouvertes de l’Amérique latine saignent, c’est leur sang qui s’écoule. L’importation les a tués une fois pour toute, sans discussion, les obligeant à devenir métayers des grandes plantations, ouvriers pour pas cher ou bien planteurs de coca. Honneur à tous ces hommes et ces femmes de la terre sur qui pèsent les lois antiterroristes qui les menacent en permanence, la guerre civile colombienne semant, bon an mal an, ses 5 000 morts par ans depuis des décennies.
Mais donnons des chiffres clairs et précis de cette année de TLC. On observe 81 % d’augmentation des importations alimentaires en provenance des USA,
soit :
2 000 % (!) d’augmentation des importations de riz en provenance des USA ;
200 % (!) d’augmentation des importations d’huile végétale et dérivés en provenance des USA ;
95 % d’augmentation des importations de viande de porc en provenance des USA ;
90 % d’augmentation des importations de produit laitier en provenance des USA...
Depuis le 18 août 2013, la grève des paysans, leur mécontentement latent depuis cent ans, jusqu’à l’insurrection des Farc-ep, l’invisible de l’iceberg, ont pris de l’ampleur dans un pays où tout le monde a ressenti dans sa chair les effets pervers du traité. Les plus chanceux émigrent pour bosser dans le lumpen des pays plus au nord. Chanceux ?
La crise a bon dos, là-bas comme partout, et surtout dans un pays qui ne cesse de s’enliser dans une guerre civile sans fin, guerre qui trouve ses racines, hasard hégélien, justement dans la répression féroce des paysans en lutte pour leurs droits, leur autonomie et leur dignité face aux ogres du grand marché... bandits, communistes, trafiquants, terroristes, on ne compte plus les épithètes, mais enfin, le voile d’en haut déchiré, la propagande osons dire, les paysans sont toujours en avant-garde des luttes sociales. Et cette fois encore, comme à chaque fois que l’État flanche sous l’effet de ses contradictions, les paysans fédèrent : ouvriers, salariés, étudiants, secteur médical, transport, en fait toute la classe moyenne se lève. Les gens commencent à se demander : « Et s’ils avaient raison ? », maintenant que tous voient les effets terribles du « progrès » économique. Pourtant, après tant de souffrance et de propagande, admettre que les insurgés de toujours n’ont peut-être pas tort, ce n’est pas un pas si facile.
La grève s’est durcie, les grands axes ont été progressivement bloqués, l’essence, les produits frais manquent dans les grandes villes. Les transports sont paralysés. Il n’y a plus guère que l’armée et la police qui tournent à plein régime. Et ils ont l’habitude de réprimer, on ne compte plus les morts... Bah, des paysans, des guérilleros, de toute façon des paysans : bandits, communistes, trafiquants, terroristes...
Depuis le 18 août, quatre, six, dix, vingt morts, combien de blessés graves, à l’écart des grandes villes, loin des yeux du cyclope et de sa carte de presse, dans ce pays où sur la moindre dénonciation on peut faire, légalement, deux ans de placard sans autre preuve... La justice est plus lente que les balles des soldats.
Bon, il ne s’agit pas de faire une liste macabre, d’ailleurs un peu difficile à vérifier exactement. Les sources viennent des mouvements paysans eux-même, relayés par d’autres, parfois par l’État. On ne peut pas toujours dire qu’il fait beau quand tonne l’orage... Qui cherche trouve, cherchez donc, sur Telesur, Prensa Rural, cubainformacion.tv... et comparez avec El Espectador, El Tiempo, Caracoltv... Faut jacqueter la langue de la Mancha, quoique certaines images parlent d’elle-même... Damas, tu connais ?
Ce qui est sûr c’est que, malgré les boutades du président Santos sur la grève qui n’existe pas, les gens se sont bien rendus compte en voyant leurs villes paralysées et les magasins vides, de la puissance du mécontentement des campagnes. Un écho à leurs souffrances quotidiennes, mais, cela fait presque un génération qu’on leur a appris que l’ennemi c’est justement ce rétrograde des campagnes, réticent au progrès, à la monoculture, aux barrages gigantesques, aux mines à ciel ouvert, à la pollution bien payée, au progrès quoi, un paysan bandit, communiste, trafiquant, terroriste... Et si maintenant les paysans avaient raison... Un pas si dur à faire.
En tout cas en ce jeudi 29 août les manifestations de solidarité ont pris une tournure qui n’a pas laissé une seule ville du pays hors de la protestation générale, pacifique mais ferme. En fin de journée la riposte de la police et de l’armée a été brutale. Des quartiers étaient bouclés. Des incendies se voyaient dans certains quartiers de la capitale. Des morts dans les fossés.
C’est que la réponse du gouvernement est la militarisation, pour empêcher le désordre. Des fois que des terroristes se mêleraient au bon peuple : 50 000 soldats pour calmer la capitale, opérations militaires pour dégager les grands axes routiers, dont la panaméricaine, criminalisation des leaders du mouvement et propositions pour calmer le jeux, propositions clamées mais jamais tenues, cela n’engage que ceux qui y croient... Le Président a dit qu’une poignée ne devait pas gâcher la vie de la majorité... Usuel retournement. Pourtant, alors qu’il pleut, pourra-t-il dire sans fin qu’il fait grand soleil ? Car cette fois, le croiront-ils ?
De toute façon, la situation colombienne est bien complexe, on ne peut la résumer en une formule expéditive. Notons qu’une fois encore, et ce n’est pas la première fois là-bas, l’union de toutes les forces dignes se dresse contre la destruction du pays. Le bras de fer pourrait se solder par une tragédie, les élites cannibales du pays en sont coutumières. Au nom de quoi cette fois ? La lutte contre l’influence communiste ? Les narcotrafiquants ? La guérilla ? Chavez ? Cette fois la propagande aura du mal, à moins que les paysans et les colombiens de la classe moyenne ne fabriquent des armes de destruction massive entre deux réunions pour négocier leur souveraineté nationale. On en rirait si tant de bons amis et de dignes hommes et femmes ne mettaient pas encore leur gorge sous le couteau infâme, encore, et encore, et toujours pour simplement vivre de leurs terres, de leur travail, en pleine harmonie, souverains et fiers.
Et ce vendredi l’armée était déployée... Gare !