Du discours de Munich en 2007 à l’article pour le Moskovskie Novosti en 2012 : Un retour à la case départ !
L’idée de coopération entre la Russie et l’Otan sur la création du bouclier antimissile en Europe a été posée sur la table des négociations de Lisbonne, lors du sommet Russie-Otan en novembre 2010. Lors de ce sommet, auquel participait le président russe Dimitri Medvedev, Moscou avait accepté de collaborer au projet avec l’Alliance Atlantique. De nombreux observateurs avaient parlé du résultat positif de la rencontre. Les relations entre Medvedev et Obama avaient alors été qualifiées de « cordiales » par le président russe, et le premier ministre italien Berlusconi s’était même risqué à jouer la carte de l’optimisme, en annonçant « un grand pas en avant mettant définitivement un terme à la guerre froide ».
Les craintes dénoncées lors de la conférence sur la sécurité à Munich en 2007, par le président Poutine semblaient n’être qu’un mauvais souvenir. Et les signes encourageants d’un nouveau départ entre Moscou et les États-Unis, envoyés lors de la signature du traité sur les armes stratégiques (START-3) quelques mois auparavant, semblaient se confirmer. L’heure était à la détente et au réchauffement diplomatique.
Et pourtant, en février 2012, dans son article pour le quotidien Moskovskie Novosti consacré à sa politique étrangère, le candidat Poutine réitère les critiques de 2007. Il y dénonce à nouveau l’attitude de l’Otan, des États-Unis ainsi que l’architecture du bouclier antimissile en Europe.
Ces propos qui rappellent étrangement ceux tenus quelques années auparavant lors de son discours musclé de Munich, marquent l’échec des négociations entre la Russie et le Bloc Américaniste Occidentaliste (BAO) sur les principaux points de sécurité internationale.
Les raisons d’un échec
Rappelons d’abord que quelques mois après les attentats du 11 septembre 2001, le président Bush s’était retiré de façon unilatérale du traité ABM de 1972 ; traité qui interdisait dans ses statuts aussi bien le déploiement du système global anti-missile, que le déploiement des systèmes ABM en dehors des frontières du pays signataire.
Libérée des différentes contraintes juridiques, l’administration américaine s’est alors employée à développer des partenariats stratégiques avec un certain nombre de pays européens, de façon à obtenir des accords visant à implanter des systèmes ABM sur leurs sols. Des discussions sous forme de négociations sont toujours en cours avec la Bulgarie, la République Tchèque, la Lituanie et même la Géorgie. Des accords ont en revanche déjà été trouvés en 2011 avec la Turquie – qui possède un radar couvrant une partie de l’espace russe – la Pologne (2008), et la Roumanie (2011)- qui devrait accueillir un radar couvrant le territoire russe jusqu’en Oural.
Pourtant, dès le début des négociations, la Russie avait été très claire. La coopération sera pleine et entière ou elle ne sera pas.
Aussi le Kremlin avait-il milité pour l’installation d’un seul système, intégrant les dispositifs des deux parties, Russie et Otan. Cette proposition avait l’avantage, malgré le désengagement des États-Unis sur le traité ABM de 1972, de conserver un statu quo et ainsi garantir un bon équilibre stratégique et géopolitique entre les puissances.
L’Otan, seule force décisionnelle en la matière n’ayant alors pas jugé bon de prendre en considération les demandes répétées du Kremlin, l’ex-président Dimitri Medvedev mit en garde les États-Unis et l’Alliance Atlantique, sur les mesures de rétorsion qu’il pourrait mettre en œuvre si de tels agissements persistaient : déploiement de missiles de type Iskander dans la région de Kaliningrad qui, rappelons le, vient de mettre en service un radar capable de contrôler jusqu’à 500 cibles dans un rayon de 6000 km (soit l’ensemble de l’Europe et de l’Atlantique) ; mise en place dans le sud et l’ouest du pays, de systèmes offensifs modernes capables de détruire les installations du bouclier anti-missile ; abandon, si nécessaire, du traité russo-américain de désarmement nucléaire, START, entré en vigueur en février 2011 et considéré comme le symbole du réchauffement des relations entre les deux pays.
Si un tel scénario devait se produire, nous assisterions alors à une rupture de l’équilibre fragile des forces dans le domaine nucléaire : la parité stratégique en serait modifiée et l’équilibre militaire et politique s’en trouverait ébranlé.
Pourquoi l’actuel développement du système ABM ne sera jamais accepté par la Russie ?
L’argument majeur avancé par les États-Unis pour justifier l’implantation du bouclier antimissile en Europe, consiste à répéter que cette installation est nécessaire pour assurer la protection des populations contre les menaces balistiques des pays qualifiés selon leurs critères de « voyous », notamment l’Iran. Vis à vis de la Russie, le caractère uniquement défensif du bouclier revient comme un leitmotiv pour apaiser Moscou, qui selon l’Otan n’a rien à craindre d’un « ennemi imaginaire ».
Malgré cela, en février 2012, Poutine alors encore premier ministre déclarait « le bouclier antimissile américain qui est en train d’être déployé en Europe, vise la Russie ». Le maintien de la position russe sur le dossier s’explique pour les raisons suivantes :
- Un bouclier antimissile même défensif, procure, comme tout bouclier un avantage certain sur l’adversaire qui en serait dépourvu. Lapalissade ? peut-être. Mais il est utile de rappeler que celui qui a l’arme et le bouclier est maître d’un jeu dont il peut déclencher le signal à sa convenance, face à celui qui n’a que l’arme. Le système offensif/défensif contre le système défensif seul, entraîne un déséquilibre évident dans le rapport des forces.
- La grille de lecture des États-Unis en ce qui concerne le ciblage des menaces potentielles ne saurait être un argument recevable pour les Russes qui ne prennent au sérieux ni la raison invoquée, ni la menace balistique iranienne. Tout d’abord parce que la Russie a proposé à plusieurs reprises une alternative plus efficace consistant au déploiement de missiles intercepteurs à proximité immédiate des frontières de l’Iran, en Turquie, au Koweït, ou même encore en Irak. Propositions restées lettres mortes. Ensuite parce que la Russie ne partage pas les craintes des États-Unis concernant la politique extérieure iranienne. Enfin, parce que nombre de spécialistes s’accordent à dire que l’Iran ne possède ni la technologie ni le potentiel industriel permettant de concevoir et de fabriquer des missiles intercontinentaux capables de parcourir les quelques 10000 Km qui les séparent des États-Unis.
- La confiance que la Russie accorde aux États-Unis et à l’Otan est aujourd’hui sapée par de lourds antécédents. La Russie n’a toujours pas oublié que, contrairement aux promesses faites en 1989 à Gorbatchev, l’Otan a continué de s’étendre vers l’Europe de l’est et notamment vers les pays du Pacte de Varsovie. Elle n’a pas apprécié non plus le retrait unilatéral du traité ABM par les États-Unis en 2002. Plus récemment, elle n’a pas digéré les libertés que l’Otan a pu prendre en Libye pour renverser le gouvernement en place. Enfin, la Russie reste méfiante sur la politique étrangère du BAO, à qui elle reproche une attitude générale belliciste et d’ingérence.
- Les nombreuses tergiversations et revirements concernant les négociations avec les pays comme la Pologne ou la République tchèque sur l’adoption du bouclier antimissile ne sont pas de nature à rassurer la Russie. De même que le refus de l’administration américaine de fournir des garanties juridiques attestant que le système déployé ne sera pas dirigé contre les forces de dissuasions russes, inquiète le Kremlin.
Pour toutes ces raisons, la Russie considère que l’implantation du bouclier antimissile en Europe est une tentative de prendre un avantage stratégique structurel décisif sur la Russie au profit de la puissance américaine.
Vers un nouvel axe politique : sino-russo-iranien
Les relations entre la Russie, la Chine et l’Iran ne datent pas d’hier. En revanche les récents rapprochements entre la Russie et les deux pays, Chine et Iran, sont liés aux rapports de force qui ont animé les relations entre le Kremlin et la Maison Blanche au moment de la chute de l’URSS.
Relations Russo-Chinoises
A la chute du mur de Berlin, avec l’expansion de l’Otan vers l’est, la Russie a vu sa zone d’influence géopolitique diminuer d‘autant. Afin de contrer cet encerclement stratégique, la Russie finit par se tourner vers la Chine, inquiète elle aussi de son isolement croissant sur la scène internationale. En 2001, les deux pays mettent en place l’Organisation de coopération de Shanghai. La même année, la Russie et la Chine signent le traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération, dont l’article 12 stipule que la Chine et la Russie respecteront « les accords fondamentaux relatifs à la sauvegarde et au maintien de la stabilité stratégique ». Cet article est symboliquement important. Il est à la fois un signe fort envoyé aux États-Unis et à l’Otan, et un marqueur de séparation entre deux blocs.
Relations Russo-Iraniennes
Au moment de l’implosion de l’URSS en 1991, la Russie se retrouve dans une situation de fragilité économique importante. La survie de celle-ci dépend en partie de la santé de son complexe militaro-industriel qui tient traditionnellement une place économiquement importante aussi bien dans l’ex-URSS que dans la Russie d’aujourd’hui. C’est ainsi que la Russie va se tourner vers l’Iran, qui deviendra l’un de ses trois plus grands marchés extérieurs avec l’Inde et la Chine. Les relations bilatérales vont se renforcer petit à petit avec la mise en place, en 1995, d’une coopération nucléaire et la signature d’un partenariat pour la construction de la centrale nucléaire de Bouchehr. En 2001, Poutine signe également avec son homologue iranien un « pacte de coopération civile et militaire ». Au-delà de ces relations économiques et énergétiques, l’Iran est aussi l’un des membres observateurs de l’OSC, lui conférant de facto une position au moins diplomatique dans cette organisation.
D’une relation trilatérale conjoncturelle à la création d’un axe structurel
Les relations trilatérales entre la Russie, la Chine et l’Iran étaient surtout d’ordre diplomatique, économique, énergétique et elles étaient motivées, au moins dans leur démarrage, par des causes circonstancielles. Mais en réaction au durcissement de la stratégie européenne et eurasiatique des États-Unis et de l’Otan, les relations trilatérales de ces trois pays sont en passe de rentrer dans une phase d’alliance objective.
Tout d’abord parce que la Chine, la Russie et l’Iran ont aujourd’hui bien conscience de la volonté du bloc BAO d’instaurer un nouvel ordre mondial (ou monde unipolaire), en totale opposition avec leurs intérêts propres et leur conception multipolaire du monde. Cette conscience maintes fois exprimée aux travers des discours de Vladimir Poutine peut se résumer dans cette phrase tenue devant les étudiants de l’université polytechnique de Tomsk lors de sa campagne présidentielle « ils (ndlr : les Américains) veulent tout contrôler (…). J’ai parfois l’impression que les États-Unis n’ont pas besoin d’alliés mais de vassaux, et qu’ils préfèrent la domination à un partenariat d’égal à égal ». Ensuite parce que le double veto sino-russe dans le dossier syrien a rapproché les deux pays non seulement pour des raisons intrinsèques (accord sur la stratégie à suivre et succès diplomatique commun) mais aussi pour des raisons extrinsèques (schéma particulier du « Seuls contre tous »). Les succès dans ce dossier renforcent évidemment la position de l’Iran qui n’a jamais caché son soutien au gouvernement syrien en place.
L’implantation du bouclier antimissile en Europe est perçue par ces trois pays comme un danger mortel : l’Iran, parce qu’il craint que ce bouclier défensif ne puisse se transformer en un bouclier offensif pour une future attaque contre son territoire. La Russie par sa crainte de voir son potentiel stratégique neutralisé et donc son influence sur la scène internationale diminuer. Et enfin la Chine, qui craint avec l’affaiblissement de ses principaux alliés, de se retrouver dans une situation d’isolement à la fois économique et stratégique.
Ainsi, l’implantation du système ABM, pourrait devenir, au-delà du rapport de force militaire et stratégique entre nations, le symbole d’une ligne de démarcation, voire même de fracture entre deux conceptions du monde qui s’affrontent aujourd’hui sur la scène internationale. D’un côté celle des américains soutenue par l’Alliance Atlantique, perçue par de plus en plus de pays, comme interventionniste et unipolaire. Et d’un autre côté, celle des pays comme la Russie, la Chine ou encore l’Iran, favorable à un monde multipolaire et à un équilibre des forces.