Info Oumma. Le cinéaste qui a dédié sa Palme d’or aux « Tunisiens » qui ont accompli la « révolution » avait accepté en 2008 une décoration remise au nom de l’ex-despote Ben Ali. Flashback.
Les photographes s’affolent tandis que les convives de la cérémonie affichent leur plus beau sourire. L’homme présent au pupitre, muni de la Palme d’or, dédie sa récompense, obtenue de justesse, « aux jeunes Tunisiens pour leur acte extraordinaire, la révolution tunisienne, et pour leur aspiration, eux aussi, à vivre librement, à s’exprimer librement et à aimer librement ».
Applaudissements nourris dans la salle du festival de Cannes. Qui se souvient alors, hormis une poignée de vieux apparatchiks exilés du régime de Ben Ali, que le cinéaste primé, dénommé Abdellatif Kechiche, s’était montré – autrefois – plus délicat envers les anciens oppresseurs de Tunis ?
Nous sommes en mars 2008. Un mois auparavant, le réalisateur franco-tunisien avait triomphé aux Césars pour La Graine et le mulet : quatre statuettes décrochées dont celle du meilleur film. Le clan Ben Ali, prompt à tisser des relations avec les Tunisiens influents de l’étranger, se devait d’honorer le fils du pays dont la famille était partie s’installer en Côte d’Azur, dans la ville de Nice. Le jeune Abdellatif avait alors six ans. Et si l’on en croit sa déclaration, prononcée au ministère tunisien de la Culture – lors de sa décoration – et relatée par l’agence TAP, le départ a laissé des traces dans sa mémoire :
« Le ministre de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine décorant M. Abdellatif Kechiche.
TUNIS, 14 mars 2008 (TAP) – Sur instructions du président Zine El Abidine Ben Ali, M. Mohamed El Aziz Ben Achour, ministre de la Culture et de la Sauvegarde du patrimoine, a décoré vendredi, au siège du département, le réalisateur de cinéma Abdellatif Kechiche, des insignes d’officier de l’Ordre du mérite national, au titre du secteur culturel, en présence d’une pléiade d’artistes et de journalistes.
Abdellatif Kechiche s’est dit fier d’avoir reçu cette distinction, exprimant sa gratitude au président Zine El Abidine Ben Ali pour ce noble geste, ajoutant :“Le fait que le film ait plu au public tunisien constitue un grand honneur pour moi. Cela apaise ma nostalgie du pays.” »
Après s’être défini – en 2010 – comme un citoyen « porté par les idéaux de la République et des Lumières », l’homme qui rend désormais hommage aux insurgés tunisiens ne s’exprime jamais sur son rapport à la Tunisie sous la présidence de Ben Ali. Tout juste peut-on apprendre, au détour d’un entretien, qu’Abdellatif Kechiche a failli – au début des années 2000 – se reconvertir dans l’industrie fromagère au sein de son pays natal. Comble de l’ironie : celui qui accepta d’être décoré en 2008 est le même individu qui qualifia, dans un entretien accordé aux Inrockuptibles, le régime de « redoutable dictature » en février 2011 – soit quelques semaines après la chute de Ben Ali.
Amnésie collective
Désormais encensé par François Hollande, le cinéaste n’était évidemment pas le seul à se compromettre avec un régime despotique. Comme l’avait relaté Oumma au début du soulèvement, il existait, en France, un véritable « lobby tunisien » qui s’était toujours montré indulgent envers Ben Ali. S’il doit actuellement subir une cascade de révélations relatives à son attitude méprisante et ingrate lors du tournage houleux de La Vie d’Adèle, Abdellatif Kechiche – qui se flattait jadis de « mettre tout le monde sur un pied d’égalité » – n’est guère interrogé sur son indulgence passée à l’endroit d’un régime liberticide. D’autant que son apparente désinvolture au sujet des multiples atteintes aux droits de l’homme en Tunisie ne pouvait pas s’expliquer par un manque d’informations. Voici ce que rapportait l’ONG Human Rights Watch à propos de la Tunisie de 2008 :
« Le Président Zine al-Abidine Ben Ali et le parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique, dominent la vie politique en Tunisie. Le gouvernement utilise la menace du terrorisme et de l’extrémisme religieux comme prétexte pour réprimer la contestation non-violente. Des informations persistantes et fiables font état d’un recours à la torture et aux mauvais traitements pour obtenir des déclarations de la part de suspects en détention.
Les autorités maintiennent en position de faiblesse les quelques partis d’opposition du pays et les marginalisent par le biais de mesures répressives et en les empêchant d’avoir accès à une couverture médiatique.
Les défenseurs des droits humains et les opposants sont en butte à la surveillance, à des interdictions arbitraires de voyager, à des licenciements, à des perturbations de services téléphoniques et à des agressions physiques.
En 2008, la Tunisie a annoncé qu’elle accepterait les visites des rapporteurs spéciaux de l’ONU sur la torture et sur la promotion et la protection des droits humains dans la lutte antiterroriste, mais elle n’a encore jamais conduit de mission au moment où nous écrivons.
La France est le principal partenaire commercial de la Tunisie et son quatrième investisseur étranger. En avril 2008, le président Sarkozy, pour sa deuxième visite officielle en Tunisie, a déclaré lors d’un diner de réception offert par le Président Ben Ali : “Aujourd’hui, l’espace des libertés progresse [en Tunisie]....J’ai pleinement confiance dans votre volonté de vouloir continuer à élargir l’espace des libertés en Tunisie.” Ni Sarkozy, ni sa secrétaire d’État aux Droits de l’homme, Rama Yade, qui l’accompagnait lors de ce voyage, n’ont formulé de critiques publiques à propos des droits humains. En revanche, la présidence française a annoncé au cours de sa visite l’achat par Tunisair de plusieurs avions Airbus. »
Informé – en 2008 – de sa décoration, Abdellatif Kechiche, déjà « honoré » – trois ans plus tôt – par les autorités tunisiennes, aurait pu formellement la décliner ou, du moins, choisir de ne pas aller la chercher. Il l’a pourtant acceptée. Sa déclaration emphatique, dimanche soir, à destination de ces « jeunes Tunisiens » à l’origine d’un « acte extraordinaire » lui permet dorénavant de rejoindre la longue liste des personnalités que l’on surnomme, avec délicatesse, les « révolutionnaires de la dernière heure ».